Au delà du Dojo

Être judoka, c’est aussi voir plus loin.

Au début des années 1920, le « jūdō des dōjō » ou « jūdō au sens étroit », s’est largement répandu et le nombre de pratiquants continue d’augmenter de façon exponentielle. Pourtant, Kanō Jigorō, nous l’avons vu, n’est pas toujours très satisfait ni de ce qui se diffuse réellement ni du comportement des pratiquants. Par ailleurs, l’attitude générale de ses contemporains ne lui convient pas non plus.

[…] les gens n’ont pas d’idéal à long terme, leurs idées sont confuses, hautes et basses classes se laissent aller au luxe, s’enfoncent dans la paresse, propriétaires fonciers et fermiers se brouillent, patrons et ouvriers s’affrontent et, dans la société, à quelque niveau que ce soit, ne sont‐ce pas chamailleries pour la gloire, la fortune ou le pouvoir ?

Il semble donc décidé, à partir de 1922, de diffuser plus largement son message.

Que diffuser ?

Un discours renouvelé adressé aux jūdōka

Aux pratiquants, Kanō Jigorō répète le message qu’il exprimait déjà dans les années 1915-1922, les invitant à élargir leur pratique du jūdō :

C’est à partir du moment où la pratique du jūdō est une formation intellectuelle et morale qu’elle resplendit mais, tant que cela n’apparaît pas dans la vie réelle, on ne peut pas dire qu’elle soit complète.

Il affirme inlassablement que, alors que le pratiquant profite inconsciemment et naturellement des acquis liés au combat ou au corps, l’aspect intellectuel et moral nécessite en revanche un effort conscient de formation et de réflexion. Ainsi, en 1930 encore, il écrit :

Jusqu’ici, le travail du Kōdōkan consistait principalement en l’exercice technique dans le dōjō et, à côté de cela, à s’appliquer à la formation de l’esprit, mais, dans l’avenir, je souhaiterais que tout en poursuivant les méthodes en vigueur, on insiste plus encore sur la formation et que l’on mette encore plus d’énergie dans l’étude et l’encouragement des moyens d’appliquer le jūdō dans la vie sociale.

« En toute occasion, utilisez toujours le meilleur moyen selon les circonstances » recommande Kanō Jigorō dès 1889 en prenant les exemples de la politique et du commerce. Ainsi est-il possible de déceler dans ses écrits dès cette époque, en filigrane, ce qui deviendra, à partir de 1915, la dimension dans laquelle il s’investira le plus : l’application des principes du combat en dehors du dōjō, dans tous les aspects de sa vie dans la société, c’est-à-dire le jūdō au sens large, kōgi no jūdō 広義の柔道.

Progressivement, Kanō Jigorō passe ainsi de trois à quatre dimensions : les trois « historiques » – la formation au combat, l’éducation physique, l’éducation intellectuelle et morale – auxquelles il ajoute l’application des principes découverts au travers de la pratique dans la vie quotidienne.

Dans ce texte de 1926, les quatre « axes » sont clairement présents :

Le Kōdōkan jūdō est, depuis sa création, comme je l’ai déjà expliqué, étudié et également pratiqué selon différents axes que sont le bujutsu, l’éducation physique, la formation intellectuelle et morale ainsi que l’application des principes mais, ce qui s’est le plus diffusé reste les aspects relatifs au bujutsu et à l’éducation physique alors que ceux concernant la formation de l’esprit ou l’application des principes, ne sont pas encore largement connus.

Dans ce même texte, il explique aussi que les quatre aspects ont toujours été présents dans sa vision du jūdō, même s’il admet que les deux derniers pouvaient être confondus :

Dès le début, l’organisation du Kōdōkan jūdō actuel était globalement fixée et, à l’époque de la fondation, j’expliquais le jūdō en le divisant en trois parties, la méthode de combat (bujutsu), la méthode d’exercice du corps (éducation physique) et la méthode de travail sur soi (qui inclut la formation intellectuelle et morale ainsi que l’application des principes du jūdō dans la vie réelle) […]

Il admet aussi, dans un article paru l’année suivante (en 1927), que l’importance relative de chacun des aspects a beaucoup évolué depuis la fondation du jūdō :

Quarante‐cinq ans se sont écoulés depuis la fondation du Kōdōkan ; […] certes au début, la recherche n’était pas aussi approfondie et les contenus n’étaient pas aussi riches mais, aujourd’hui, le jūdō est un grand principe qui explique que les bujutsu précédents sont une application de ce grand principe, et qui, en dehors des bujutsu, inclut l’éducation physique, la formation de l’intelligence et de la morale ainsi que l’amélioration de la vie sociale.

Dans cette dernière citation cependant, il introduit une nuance d’importance. En effet, il ne parle pas « d’appliquer les principes du jūdō à la vie sociale » mais « d’améliorer la vie sociale », un objectif qui semble plus proche de son ambition initiale, transformer l’individu par la pratique du jūdō, en influant en particulier sur son comportement social, dans le but d’améliorer la société.

Or, c’est précisément cela l’intuition de départ de Kanō Jigorō, que le jūdō puisse transformer les pratiquants jusqu’à modifier leur comportement social pour le bien être de tous. Il la retrouve donc ici, en 1927, tandis qu’il est, nous l’avons vu, en pleine démonstration de jita kyōei, et qu’il a défini le caractère 善(zen, « bien »), qu’il utilise ici dans le mot 改善 (kaizen, « amélioration »). Pourtant, il l’avait oubliée depuis 1915, quand, devant l’incapacité manifeste de certains pratiquants, y compris parmi les plus brillants, à se comporter comme il l’aurait souhaité, il avait décidé de leur donner une méthode : appliquez dans votre vie ce que vous travaillez dans le dōjō. Il est vrai qu’il faudrait compléter par « afin d’atteindre le but de se réaliser et de contribuer à la société », mais les deux idées étaient alors présentées séparément.

Par cette expression « d’améliorer la vie sociale » il retrouve ce qui, en 1882, l’avait poussé à fonder une méthode d’éducation guerrière, physique, intellectuelle et morale.

Un discours nouveau adressé à tous

C’est donc à cette époque que Kanō Jigorō décide d’ouvrir son discours à un public beaucoup plus large. Son ambition est de faire comprendre à ses concitoyens le principe de meilleure utilisation de l’énergie, dans le but de transformer leur vie, afin, qu’en conséquence, la société en soit changée.

Comme toujours, le corps est le vecteur premier de cet enseignement – il prône l’adoption de « l’éducation physique populaire à la bonne utilisation de l’énergie » (seiryoku zen.yō kokumin taiiku 精力善用国民体育). L’intelligence de ses interlocuteurs est également sollicitée, au travers d’articles et de conférences. Lorsqu’il aborde, à partir de 1924, la question de l’éducation physique populaire à la bonne utilisation de l’énergie (seiryoku zen.yō kokumin taiiku 精力善用国民体 育), son intention est de donner à chacun les moyens d’obtenir un corps qui corresponde à son idéal : fort, en bonne santé et utile, préparé à la défense. Il prolonge une réflexion entamée lors de la conception des kata dits de gymnastique du jūdō (gō no kata 剛の形 mais surtout jū no kata 柔の形), des kata sans chute ni saisie, mais des kata encore destinés aux jūdōka, et qui ne peuvent se pratiquer qu’à deux. A contrario, l’éducation physique qu’il souhaite créer s’adresse à tous et à chacun, quel que soit son âge ou sa condition physique, sans contrainte de temps, de lieu ou de partenaire.

Comprendre les principes du jūdō

Voir au-delà des apparences

Kanō Jigorō est bien conscient que le premier obstacle à la diffusion du jūdō et des idées qu’il véhicule est l’image que le public peut avoir du jūdō des dōjō.

Le point qui pose ici le plus de problème est que si travailler, peaufiner la technique de jūdō a pour résultat de comprendre profondément les principes philosophiques, de pénétrer la grande voie de l’homme, il faut progresser sur un trajet qui passe par l’affrontement physique et des exercices qui semblent violents.

Kanō Jigorō voudrait que cette image cède la place à celle que lui-même souhaiterait véhiculer : une démarche, une attitude de recherche – ce qu’exprime le nom de sa méthode, Kōdōkan jūdō.

[…] Ce que l’on comprend en voyant que je n’ai pas appelé le dōjō qui enseignait cette voie Shōbukan [« bâtiment de l’esprit martial »] ou encore Kōbukan, [« bâtiment où l’on traite du martial »] mais Kōdōkan [« bâtiment où l’on traite de la voie / où l’on rend les principes manifestes »].

Découvrir et appliquer « meilleure utilisation de l’énergie »

Auprès des pratiquants de jūdō comme de ceux qui ne connaissent pas son enseignement, Kanō Jigorō n’a de cesse de répéter que le principe qu’il a isolé, « meilleure utilisation de l’énergie », dépasse largement le cadre de l’attaque et de la défense.

Ainsi, le bujutsu, comme on l’a dit, n’est alors rien d’autre qu’une application d’un grand principe de l’univers. Mais il faut savoir que ce principe s’applique également à d’autres cas que l’attaque et la défense. C’est même quelque chose que l’on doit appliquer à tous les domaines de la société. La voie qui consiste à utiliser la force de l’esprit et du corps de la façon la plus efficace, je l’ai appelée, en abrégé, jūdō. Quand ce jūdō est appliqué à la méthode d’attaque et de défense, il est appelé bujutsu. Quand il est appliqué pour améliorer le corps, on l’appelle éducation physique, quand on l’applique à travailler l’intellect, on l’appelle éducation intellectuelle et, quand on l’applique pour former la morale, on l’appelle éducation morale.

Pour Kanō Jigorō, ce principe doit pouvoir s’appliquer à tous les objectifs qu’un homme peut se fixer. Cette volonté de faire de la « bonne utilisation de l’énergie » le principe d’action universel valable quelles que soient les circonstances est inlassable et inextinguible. Il lui semble raisonnable de poursuivre en expliquant (le plus souvent cependant sans le justifier) que l’application du principe de bonne utilisation de l’énergie dans la vie quotidienne ne peut que mener à la « prospérité mutuelle », puisque ce second principe découle logiquement du premier.

Pondérer par « prospérité mutuelle »

Découlant logiquement du principe de « bonne utilisation de l’énergie » considérée dans le cadre d’un projet de vie, le principe de « prospérité » en tempère également l’âpreté.

Ainsi, on peut dire que utilisation de l’énergie – prospérité mutuelle sont les grandes orientations pour renforcer les capacités individuelles, permettre la prospérité de la nation, et atteindre à la prospérité commune du genre humain. C’est pourquoi approfondir ces vérités et contribuer à l’amélioration de la vie quotidienne sont l’application dans la vie sociale du principe du jūdō.

Le dessein d’un homme, c’est tout ce qu’il est résolu à accomplir.
[…] que le dessein soit grand n’est pas obligatoirement une bonne chose. S’il s’agit d’un dessein imaginaire qui ne peut se réaliser, comme tous les efforts faits pour le réaliser le sont en pure perte, c’est contraire au principe de bonne utilisation de l’énergie. Ce n’est que quand le dessein est réalisable qu’il est respectable qu’il soit grand. Maintenant, même s’il est réalisable, s’il porte préjudice à l’homme et provoque des désastres pour la société, tout grand soit‐il, on ne pas dire qu’il est bon. […] C’est pourquoi il faut qu’il réponde au principe de prospérité mutuelle. Aussi faut‐il que ce dessein soit la plus grande chose possible que les hommes doivent pouvoir réaliser en fonction de leurs capacités avec le bien pour objectif. […] Pour l’homme, naître dans ce monde, y mener une vie vaine et mourir sans n’y avoir rien apporté, ne le distingue en rien des espèces inférieures et ne permet pas de le qualifier d’esprit supérieur. Puisque l’homme est pourvu d’intelligence et de morale, il se doit de mener une vie qui a du sens.

« Une seule voie »

En octobre 1922, Kanō Jigorō propose une formule qui, à notre connaissance, ne sera jamais exprimée que dans ce texte mais qui préfigure bien de la synthèse à laquelle il aboutit au cours des années 1920 : « il n’y a qu’un seul chemin selon lequel l’homme doit progresser », celui, de « meilleure utilisation de l’énergie ».

Ainsi, quelle que soit la situation, il n’y a qu’un seul chemin sur lequel l’homme doive progresser. Il faut en permanence réfléchir à la façon de faire la plus pertinente en fonction de la situation et, pour avancer dans cette direction, il n’y a qu’un seul chemin. J’ai élaboré une formule que je montre d’ordinaire aux gens. Et c’est : « il n’y a qu’un seul chemin selon lequel l’homme doit vivre ». […] A tous les instants, il existe un chemin qui est le meilleur pour aller vers où l’on doit.

Cette certitude d’agir toujours au mieux, offerte par le strict respect du principe de meilleure utilisation de l’énergie devrait, selon Kanō Jigorō, mener à une pleine satisfaction spirituelle – qui, elle-même, devrait rendre le plaisir physique moins attrayant.

En somme, lorsque l’on suit le principe de meilleure utilisation de l’énergie, à mesure qu’on découvre le chemin sur lequel on progresse, on reste en permanence serein et agréablement actif. Lorsqu’un individu a parfaitement intégré ce principe, il est en mesure de mener une vie spirituelle accomplie.

[…] quand l’homme en vient à goûter la satisfaction spirituelle, il en vient à ressentir la satisfaction charnelle comme insuffisante et, dans les cas où il ne pourrait obtenir les deux, il en viendrait certainement à plutôt choisir la première. Cela ne veut pas dire qu’il faut complètement rejeter la satisfaction charnelle.

Et qu’il nous devient insupportable de faire quoi que ce soit de contraire à ce principe, c’est-à-dire de contraire à la morale.

Qui plus est, quand l’homme ne cesse de se former, il en vient à éprouver de lui‐même un sentiment déplaisant et à ne pouvoir le supporter s’il fait quelque chose de contraire à la morale, et à ne pouvoir avoir le cœur tranquille s’il ne fait pas quelque chose de bien.

Peut-on faire l’impasse du jūdō des dōjō ?

Si l’essentiel est le « jūdō au sens large », c’est-à-dire le chemin de la meilleure utilisation de l’énergie en tous lieux et en toutes occasions, et qu’il est possible de l’appréhender par l’intelligence, alors le « jūdō des dōjō » est-il encore utile ?

[…] même si on ne pratique pas sous les formes que sont le kata et le randori de jūdō, si on en comprend le sens, n’importe qui peut mener une vie conforme au dessein du jūdō, ce qui est, je pense, le comportement le plus en accord avec le but de la vie.

Non pas seulement comprendre, mais mettre en application

L’un des soucis de Kanō Jigorō est la complétude. Or l’apprentissage de la confrontation et l’éducation du corps ne peuvent se passer de la pratique dans le dōjō. De plus, selon lui, seule la pratique permet de comprendre le principe de meilleure utilisation de l’énergie – la théorie permettant de l’approcher, mais sans être en mesure de l’appliquer.

Si on utilise cette méthode, on peut obtenir trois profits en une seule action : le corps devient vigoureux, on peut apprendre un bujutsu et, en même temps on peut former son esprit. C’est pourquoi le but de la pratique du jūdō est de connaître parfaitement ce grand principe (cette grande voie) et de pouvoir accomplir toutes les affaires humaines en se basant dessus. Alors, le moyen ordinaire étant de réaliser par des exercices combinant éducation physique et bujutsu, on comprend clairement la voie que l’homme doit suivre pour faire face au monde, on peut former son esprit, le corps s’améliore également et on peut apprendre un bujutsu. Puisqu’il en va ainsi, ceux qui étudient le jūdō aujourd’hui doivent pratiquer en étant attentif à cela.

Atteindre effectivement ce qu’on peut appréhender par la pensée

La voie décrite par Kanō Jigorō est donc proche, accessible. Pourtant, il faut pouvoir l’atteindre, y entrer et c’est le jūdō dans le dōjō qui, selon Kanō Jigorō, le permet : « même si la voie est proche, si on n’y va pas, on ne l’atteint pas » (michi chikashi to iedomo yukazareba itarazu 道雖近不行不至).

Comme je l’ai dit, la voie est proche. Cependant, même proche, si on n’y va pas on ne l’atteint pas. Même si la voie est à ce point facile à comprendre, si on ne l’applique pas, elle n’a aucune valeur. Nous avons ainsi montré la voie, facile à comprendre, que doit suivre l’homme mais, en même temps, il ne nous semble pas inutile d’expliquer la façon de l’appliquer […]

C’est ainsi la technique, et surtout l’exercice de sa mise en application, qui est suppose être le sésame ouvrant les portes de la voie.

Entrez par la technique, progressez sur la voie Que l’enseignement du Kōdōkan se fasse à la fois par les lettres et par les armes, je l’explique sans trêve aux pratiquants depuis la fondation du Kōdōkan ; On entre dans le jūdō par la technique ; progressant sur le chemin, nombreux sont ceux qui se familiarisent rapidement avec la technique, mais pour qui une longue formation est nécessaire pour progresser vers la voie. Même s’il y a de nombreuses personnes d’immense talent qui éprouvent de l’intérêt pour les mouvements du corps et s’adonnent avec passion à la recherche technique, cela ne les empêche pas d’être parfois totalement indifférents à la formation de l’esprit. Alors, comme dans la pratique du jūdō on a tendance à négliger facilement la formation de l’esprit quand on n’y fait pas spécifiquement attention, il faut naturellement, sans attendre l’entrée sur la voie, progresser intentionnellement et attirer l’attention sur cette formation.

Apprendre à agir malgré les incertitudes

Comment savoir, dans une situation donnée, comment agir de manière à respecter à la fois le but fixé et dans le respect du principe de « meilleure utilisation de l’énergie ». Comment prendre une telle décision ?

Kanō Jigorō répète, de manière quasi incantatoire, sous différentes formes, qu’il s’agit d’utiliser toujours l’énergie de la manière la meilleure qui soit. Mais concrètement, comment faire ? Comment, dans une situation donnée, est-il possible de savoir quelle va être l’action qui conduit au résultat le plus conforme au but visé, en dépensant aussi peu d’énergie que possible ? Il n’y a aucun moyen, a priori, de connaître cette action et donc de prendre cette décision. A notre connaissance, Kanō Jigorō ne donne que des exemples, mais il ne donne aucune méthode permettant de conduire à une décision. Ce n’est donc qu’a posteriori, après avoir agi, qu’il doit être possible de juger de la valeur d’une action à l’aune du principe de meilleure utilisation de l’énergie… Et encore, en fonction de la complexité de l’action ou de la suite d’actions nécessaire, il peut être nécessaire d’attendre assez longtemps après pour pouvoir porter un jugement.

En germe dans le principe de meilleure utilisation de l’énergie se trouve donc également un risque important : la non-action, la non-décision. Si toutes les décisions doivent être prise dans le respect de ce principe, tandis que la décision est en fait impossible à trancher dans la mesure où il est impossible d’être a priori en accord avec le principe, comment peut-on agir ? Nous faisons l’hypothèse que c’est également pour cette raison (en plus de celles déjà évoquées) que Kanō Jigorō n’a jamais envisagé de s’éloigner de la pratique du le jūdō dans le dōjō : le jūdō offre un cadre symbolique où l’erreur est sanctionnée pour apprendre de celle-ci. La répétition des erreurs – et des succès –, qui forme l’expérience, apprend à reconnaître les circonstances favorables et à les créer. Il ne s’agit pas seulement de comprendre avec son intelligence, il faut aussi mettre en pratique avec tout son corps, tout son être, et apprendre à agir malgré les incertitudes, malgré le risque d’échec.

Il est pratiquement impossible pour l’homme d’approfondir toutes les choses générales en très peu de temps. C’est pourquoi il est indispensable d’étudier de nombreuses choses comme un travail long, sa vie durant et il est dans le même temps indispensable de se construire comme un homme qui peut juger quel que soit le problème, même s’il n’y connaît rien, en se basant directement sur la formation de soi‐même. Ça, c’est le jūdō.

Une voie vers le principe universel

Ainsi le jūdō représente-t-il dès lors, pour Kanō Jigorō, la méthode qui permet de révéler l’idée de meilleure utilisation de l’énergie, désormais érigée non plus en méthode (une méthode d’efficacité dans l’art guerrier), mais en principe universel.

Ainsi, nous avons clarifié que le jūdō commence par l’étude approfondie de la technique guerrière, s’étend à l’éducation physique, à l’éducation intellectuelle, à l’éducation morale et s’applique aussi bien à l’habillement, la nourriture, l’habitat, comme aux relations sociales, à l’économie, et à tous les domaines de la vie humaine. Certaines personnes pensent que simplement se rendre au dōjō pour lutter est du jūdō mais si la part qui consiste à appliquer à l’exercice d’attaque et de défense dans le dōjō les principes du jūdō est bien du jūdō, ce n’en est vraiment qu’une partie. Le jūdō consiste à, quoi que l’on désire faire, concevoir le meilleur objectif puis à utiliser le plus efficacement l’énergie du corps et du cœur. La meilleure utilisation de l’énergie, la bonne utilisation de l’énergie, sont le jūdō d’aujourd’hui. C’est pourquoi il ne s’agit pas d’une technique guerrière mais du nom d’un principe de base du comportement humain. Le randori qui se pratique dans le dōjō, qui est une application du principe fondamental à l’attaque et à la défense ainsi qu’à l’éducation physique en est l’application à l’intérieur du dōjō. On ne se trompe pas en disant qu’il s’agit de jūdō, mais il serait faux de penser que le jūdō se limite à cela. Ceux qui le pensent n’ont pas une compréhension juste de ce qu’est le jūdō d’aujourd’hui. J’insiste énormément sur ce principe fondamental et je fais le souhait de faire comprendre largement le jūdō ainsi que de le faire appliquer.

Il reconnaît qu’il doit pouvoir exister d’autres moyens d’arriver au même but, Kanō Jigorō considère (avec raison) qu’il ne suffit pas d’énoncer une vérité pour qu’elle soit suivie. Si personne n’en comprend la pertinence, il y a peu de chance que qui que ce soit s’y intéresse ou bien l’applique. Il ressent donc la nécessité d’expliquer928, de faire cheminer, c’est-à-dire de permettre à d’autres de comprendre ce qu’il a compris et de leur donner les moyens de l’appliquer. Pour Kanō Jigorō, s’il reconnaît qu’il doit y avoir d’innombrables chemins possibles, celui qu’il souhaite transmettre, à travers le jūdō, est aussi celui de son expérience personnelle.

C’est quelque chose que je dis à chaque fois mais, pour atteindre cette voie, il existe d’innombrables méthodes. C’est exactement comme pour escalader le Mont Fuji : Gotenba n’est pas la seule voie, et il est possible d’entreprendre l’ascension par Subashiri ou Yoshida. Pourtant, de la même façon que ce que l’on vise est fixé, ce que les pratiquants de jūdō prennent pour but l’est également. En résumé, quoi que l’on fasse, si on souhaite l’accomplir de la façon la plus parfaite, il s’agit d’utiliser le grand principe (la grande voie) invariable qui consiste à user de la façon la plus efficace la force de l’esprit et du corps pour atteindre ce but. Ce grand principe (cette grande voie), je l’ai baptisé jūdō. Ce grand principe peut être compris par la logique de l’érudition, comme il peut l’être par l’accumulation d’expériences professionnelles. Simplement, comme je l’ai pour ma part compris au travers de l’exercice technique des jūjutsu anciens, ce que j’ai élaboré afin de l’enseigner aux gens selon un ordre et une méthode semblables, est le Kōdōkan jūdō d’aujourd’hui.

Nous constatons que, si la période 1915-1922 a pu être chargée en prédications de toutes sortes rédigées à l’égard des pratiquants de jūdō, le ton de la période suivante – après 1922 puis surtout après 1925 – change radicalement.

Des pratiquants différents

Il est possible d’imaginer que Kanō Jigorō, après avoir passé un grand nombre d’année à concevoir une méthode permettant de former ce qu’on pourrait appeler « le » pratiquant idéal, après avoir passé les sept années suivantes à constater l’échec de cette méthode (malgré le succès incontestable du jūdō des dōjō), soit parvenu à accepter que le pratiquant idéal n’existe pas, qu’il en existe toutes sortes, et que tous ne peuvent pas (ou ne veulent pas) comprendre le jūdō au sens large. Chacun vient avec ses propres motivations, s’investit plus ou moins, en termes de volume d’entraînement comme d’implication personnelle. Quelques-uns deviennent très forts en technique ou en combat, d’autres jamais. Certains semblent capables d’appréhender les principes du jūdō, d’autres non.

Ainsi, après 1925, Kanō Jigorō semble-t-il quelque peu apaisé. Il semble avoir accepté, fait sienne, l’idée selon laquelle certains jūdōka ne verront dans le jūdō qu’un entraînement physique, que d’autres en tireront une formation intellectuelle et morale, et que quelques-uns sans doute sauront appliquer dans leur vie quotidienne les principes qu’ils y auront appris. Nous pensons que c’est pour cela que son discours s’apaise, et que son ambition se déplace vers un objectif plus serein et plus sage : ne pas renoncer à aspirer les pratiquants vers le jūdō au sens large, mais travailler surtout et essentiellement à amener chaque pratiquant là où son propre potentiel peut le mener.

L’enseignement du jūdō ne diffère pas des autres enseignements et il y a de grandes différences dans le résultat en fonction du talent de ceux qui le reçoivent. Même si on enseigne la même chose, tout le monde ne le reçoit pas de la même façon et ce n’est qu’avec la venue d’une personne au génie extraordinaire que l’on peut voir des résultats grandioses. C’est pourquoi on ne peut espérer que d’un petit nombre de gens qu’ils comprennent parfaitement le principe profond du jūdō et soient capables de l’appliquer dans leur vie tandis qu’on peut espérer de presque tous les pratiquants qu’ils parviennent à renforcer leur corps, former leur énergie, entraîner leur volonté.

Après 1925, Kanō Jigorō semble ainsi accepter (se résigner ?) à ce que peu de gens ne reconnaissent la « prospérité mutuelle » comme but. Cependant, il lui paraît inconcevable que qui que ce soit puisse contester la validité du principe de « meilleure utilisation de l’énergie », vu par Kanō Jigorō comme un moyen tout un fait incontournable d’atteindre n’importe quel but fixé !

Il me semble que le but de la vie humaine est la prospérité mutuelle mais si les gens pensent que le but de leur vie est autre, je n’y suis pas opposé. En effet, si cette personne reconnaît que pour atteindre ce qu’elle s’est fixé pour but la meilleure utilisation de l’énergie est indispensable, alors cela me convient. On ne peut pas forcer tous les hommes à définir de la même façon le but de leur vie. Il est cependant inutile de forcer pour que personne ne puisse contester que, quel que soit le but, il faut employer l’énergie de la meilleure façon.

Les pratiquants sont la « maison » du jūdō

Parce qu’il semble libéré lui-même du poids qu’il tentait de faire peser sur chacun des pratiquants de jūdō de manière à ce qu’il se rapproche de « l’idéal », Kanō Jigorō nous paraît prêt à accepter que chacun puisse être, à sa façon, le dépositaire du jūdō, et qu’il l’exprime à sa manière.

A partir de 1916, Kanō Jigorō a commencé à utiliser, de temps à autre, le terme jūdōka (柔道家) en lieu et place du terme qu’il emploie depuis toujours, jūdō shugyōja, « pratiquant de jūdō ».

Accoler ka 家 à un nom de discipline, et plus généralement de métier, n’est pas là quelque chose de spécifique au jūdō, ainsi nous trouverons les termes gaka (画家, « peintre »), ongakuka (音楽家, « musicien »), etc. aussi n’est-il pas complètement innovant ou incongru de voir ce suffixe accolé au nom de discipline jūdō. Par ailleurs, à notre connaissance, Kanō Jigorō n’a jamais justifié son choix de ce suffixe, ni n’a commenté la raison qui l’a poussé à passer progressivement de jūdō shugyōja, « pratiquant de jūdō » à jūdōka (柔道家).

Pourtant, le sens de ce suffixe nous semble suffisamment évocateur pour permettre quelques hypothèses.

Appartenir à la famille du jūdō

家, est un caractère composé d’inoko 豕, le cochon, sur lequel on a posé un toit, 宀. Lorsqu’un peuple nomade se sédentarise et commence à défricher la terre et à la cultiver, il lui faut également apprendre à protéger son bétail, sinon il est impossible de s’éloigner sans qu’il se disperse où risque de se faire attaquer par quelque prédateur. Étymologiquement, le caractère 家 se rapporte à cet abri construit pour protéger ce qui est vital, précieux. En japonais, 家, qui compte de nombreuses lectures, prend le sens de « maison abritant une famille », puis de « famille ». D’ailleurs, l’une de ses lectures est uchi, « ce qui est à l’intérieur », par opposition à « ce qui est à l’extérieur » soto 外.

Etre jūdōka, c’est donc faire partie de la famille du jūdō, c’est se placer, ou être placé, dans le cercle du jūdō, dans ce qui lui appartient, par rapport à ce qui lui ne lui appartient pas.

Devenir « écrin »

家 ie désigne dans certaines voies le réceptacle des objets qui incarnent l’art lui-même, c’est-à-dire ce qui lui est indispensable, précieux. Dans la voie du thé (sadō 茶道) par exemple, on appelle 家 ie la boîte renfermant le thé. Dans cette acception, on peut traduire 家 ie par le mot français « écrin ». Dans ce sens, être jūdōka, faire partie de la famille du jūdō, ce n’est pas seulement faire du jūdō, c’est en être l’« écrin ». C’est avoir forgé puis poli par la pratique et l’expérience son corps et son esprit pour l’accueillir et le protéger. Ainsi Mifune Kyūzō 三船久蔵 (1883-1965), 10e dan, parle-t-il dans la revue Kōdōkan de l’importance de savoir être utsuwa 器, « réceptacle ».

Cheminer

Nous pensons que le terme jūdō que nous avons traduit, en première partie, par « principe du jū » ou « domaine de jū », que Kanō Jigorō rejette pendant une période lorsqu’il prend conscience que le principe jū ne permet pas, à lui seul, d’expliquer tous les éléments de la pratique, prend dans les discours du fondateur un nouveau sens à partir de 1925.

En effet, nous avons vu que dans ces années là, ses définitions du jūdō touchent toutes à la morale, le jūdō étant la méthode permettant de découvrir la façon juste de se comporter. Le discours de Kanō Jigorō traite donc de la « voie que doit suivre l’homme »934, qui est précisément une des acceptions de dō 道.

Ainsi, le mot jūdō retrace-t-il le parcours suivi par Kanō Jigorō, c’est-à- dire partir de jū pour arriver à dō, parcours qu’il nous invite à faire à sa suite en nous facilitant la tâche par un balisage soigneux, tout en reconnaissant que chacun est libre de flâner en chemin, de s’arrêter à l’étape de son choix, le temps qu’il lui faudra.

Se battre sur l’essentiel

A partir de janvier 1933, Kanō Jigorō se met à voyager plus encore, au Japon comme à l’étranger. Il explique sa décision dans le texte suivant :

Alors, dans ces circonstances, j’ai pris une grande décision. Cette année j’ai 74 ans . Depuis que j’ai conscience des choses, j’ai accumulé environ 70 ans d’expérience, et cela fait même 50 ans révolus que j’ai fondé le Kōdōkan. Si je considère le travail fait jusque là comme un paragraphe, je pense maintenant débuter une autre activité. De quoi s’agit‐il ? D’une démarche qui consiste à, tout en diffusant la technique du jūdō dans le monde, m’appliquer à clarifier le véritable sens de seiryoku zen.yō et de jita kyōei qui en sont les principes fondamentaux, à harmoniser les relations internationales et accroître le bonheur du genre humain.

A partir du début des années 1920, Kanō Jigorō parvient à la formulation du principe de « meilleure utilisation de l’énergie », et, petit à petit, à partir de la moitié des années 1920, relâche la pression qu’il exerçait sur chaque jūdōka pour concentrer plutôt ses efforts sur la diffusion du jūdō auprès d’un public aussi large que possible. Pour ce faire, il s’appuie principalement sur deux organismes pour diffuser sa méthode et sa pensée. L’un est le Kōdōkan (講道館) et l’autre l’Association culturelle du Kōdōkan (Kōdōkan bunka-kai 講道館文化会).

Le Kōdōkan 講道館

Le bâtiment principal

Le Kōdōkan est le nom du dōjō où Kanō Jigorō, puis ses élèves, enseigne sa méthode, le jūdō. En tant que tel, c’est-à-dire nom de lieu, de bâtiment, il va connaître différents déménagements et agrandissements.

En effet, si Kanō commence modestement en 1882, après une courte phase de démarrage, la croissance va vite s’avérer exponentielle, ce qu’il résume dans cet extrait d’un texte écrit en 1926 :

Après la Restauration, pendant quelques temps, de la même façon que les gens avaient pratiquement oublié les bujutsu, on peut presque dire que leurs traces se sont interrompues un moment. Pour le jūjutsu par exemple, je pense qu’il en allait de même en province mais, à Tōkyō, aux environs de l’an 10 de l’ère Meiji, j’ai vraiment souffert pour trouver un professeur du fait de leur petit nombre.
Lorsque j’ai fondé le Kōdōkan en l’an 15 de l’ère Meiji [1882], il existait déjà d’autres dōjō et, bien qu’ils n’étaient pas très nombreux, des gens pratiquaient tous les jours. Des dōjō comme le mien n’étaient au départ pas considérés par les gens et, l’année de sa fondation, j’avais seulement 9 élèves, puis 8 autres l’année suivante. En l’an 19 de l’ère Meiji [1886], 98 nouvelles personnes nous avaient rejoints. En l’an 13 de l’ère Taishō [1924], 2641 personnes se sont inscrites, 2829 en l’an 14 [1925] et, si on ajoute le chiffre des estimations pour l’année 15 [1926], on arrive à un total de 37 000 membres. Les nombre de gradés a également connu un taux de progression important ces derniers temps : alors qu’on en comptait 7191 à la fin de la onzième année de l’ère Taishō [1922], on estime en cette quinzième année qu’ils atteindront les 15 000.
Ce n’est là que la somme des gens officiellement inscrits au Kōdōkan mais elle devient prodigieuse si on prend en compte les chiffres, d’abord de la Butoku‐kai de Kyōto, puis, dans tout le pays, des écoles, de la police, de l’armée, des entreprises, de tous les dōjō gérés individuellement par des personnes issues du Kōdōkan.

Pour faire face à cet afflux de pratiquants, après s’être établi dans divers bâtiments existants, transformés plus ou moins facilement en dōjō, Kanō Jigorō fait construire le premier véritable Kōdōkan dans le quartier de Shimotomizaka 下 富坂町, à Tōkyō, en 1893. Le dōjō, de 107 tatami est inauguré en mai 1894. Dès 1907, il fait construire un second dōjō de 207 tatami sur le même terrain.

Le Kōdōkan restera là jusqu’en 1934, date du déménagement dans le quartier de Suidōbashi 水道橋畔. Il s’agit cette fois d’un bâtiment de style occidental de quatre niveaux, deux étages et un sous-sol, que Kanō Jigorō a fait construire pendant l’année 1933, et dont le dōjō principal compte 510 tatami.

Entre temps, le nombre de pratiquants n’a cessé d’augmenter et de se diversifier. Toutes les catégories d’âges et de classes sociales pratiquent, et le jūdō féminin est en plein essor.

Cela fera déjà bientôt cinquante ans que le Kōdōkan a été fondé la quinzième année de l’ère Meiji. On ne peut pas dire que ce soit court mais on peut dire que le travail a convenablement progressé. D’un dōjō de huit ou dix tatami, on en est maintenant à ne plus se sentir en sécurité sur un tapis de deux cents : il va falloir au plus vite construire un dōjō qui réponde à la situation actuelle. Il y avait seulement 9 élèves en l’an 15 de l’ère Meiji et pas plus de 8 l’année suivante mais en octobre de l’an 10 de Taishō [1921], il y en avait plus de 22 000 et, en décembre de la quatrième année de l’ère Shōwa [1929], plus de 48 000. Pour
ce qui est des gradés aussi, il y en avait en octobre de l’an 10 de Taishō [1921] plus de 6400 et, à la fin de l’année dernière, 23 800, lesquels enseignent de‐ci de‐là le jūdō, ce qui fait que le nombre de pratiquants de jūdō est considérable. De plus, ces gradés mettent en place dans chaque région des associations de gradés. Le nombre de celles‐ci augmente petit à petit et on en compte 64 dans le pays et 2 à l’étranger. Sur les presque 50 000 membres du Kōdōkan, certains vont à l’école primaire, tandis que certains experts ont plus de 70 ans. Il n’y a pas que des Japonais mais aussi des pratiquants de tous les pays. Il n’y a pas que des hommes, mais des femmes aussi. Pour ce qui est des métiers également, il y a aussi bien des militaires que des lettrés, des scientifiques et des religieux, des industriels et des artistes. Sont ainsi représentés chaque domaine de la société, et en cela le Kōdōkan diffère de nombreuses écoles, puisqu’il présente une version réduite de la diversité du pays. Parmi ses membres se trouvent des personnes centrales de l’Etat et de la société, ainsi que des personnalités internationales.

Le Kōdōkan, en tant que bâtiment, est donc un formidable outil de transmission directe. C’est là que tout pratiquant souhaite se rendre pour trouver le jūdō le plus pur, le plus fidèle aux principes, là où se trouvent les gardiens de la méthode.

Les succursales du Kōdōkan

Avoir un dōjō central, aussi grand soit-il, ne peut suffire. Pour diffuser le jūdō, Kanō établit donc également huit succursales du Kōdōkan, Kōdōkan bunjō 講 道館分場.

La première succursale à avoir été créée est celle de Nirayama, dans le département de Shizuoka, en octobre de l’an 20 de l’ère Meiji [1887]. Puis, celle de Kōjimachi, à Tōkyō, en septembre de l’an 22 de l’ère Meiji [1889], puis, en octobre de la même année, celle de Kyōto. En septembre de la vingt‐cinquième année de l’ère Meiji fut établi le Kōdōkan de Kumamoto [1892], en mars de la trente‐sixième [1903], la succursale d’Ushigome à Tōkyō et en juillet de l’an 41 [1908], le Giseikan de Shizuoka. Par la suite, en novembre de la sixième année de l’ère Taishō [1917] fut inaugurée la succursale de Keijō [Séoul] en Corée puis, en juillet de la septième année [1918], celle de Hokkaidō à Sapporo.

Aucune autre succursale ne sera construite ensuite. Pourtant, il nous semble que seulement neuf Kōdōkan, lorsqu’on compare au nombre de pratiquants, cela représente finalement très peu de bâtiments. Comment dès lors Kanō Jigorō soutient-il le développement quantitatif de son école ? Il semble qu’il n’ait pas fait le choix de créer des dōjō dans les régions dans lesquelles il pense que le jūdō peut se développer (mis à part dans ces huit régions), mais qu’il se soit plutôt appuyé d’une part sur une sorte d’essaimage naturel – laissant ses élèves quitter le Kōdōkan central et partir dans la région de leur choix (ou bien retourner dans la région de leur enfance) y ouvrir un nouveau dōjō et enseigner – et d’autre part sur des structures déjà existantes – comme le milieu scolaire ou encore la police (qui existent déjà absolument partout et s’avèrent très demandeurs).

Dans les deux cas (essaimage de ses propres élèves comme appui sur des structures existantes), Kanō Jigorō est confronté à une demande extrêmement importante, non seulement à Tōkyō mais aussi, petit à petit, dans tout le Japon. Il est fort probable qu’il ne soit pas en mesure de financer ces installations (puisqu’il se refuse à faire payer les cours), aussi la structure qu’il met en place est-elle probablement la plus efficace : à la fois peu coûteuse et rapide.

En 1895 est créée l’Association des armes et de la vertu du grand Japon (Dai Nihon Butoku-kai 大日本武徳会), dont le siège est à Kyōto (des branches locales étant cependant créées dans chaque région). Ses statuts lui interdisent de diffuser, pour chaque arme, une école plutôt qu’une autre, mais l’oblige à toujours en proposer une synthèse. Aussitôt, Kanō Jigorō, arguant que sa méthode constitue déjà une synthèse des jūjutsu, réussit non seulement à siéger parmi les personnes les plus influentes de l’Association, mais à placer ses élèves comme professeurs de jūjutsu à Kyōto comme dans chaque branche régionale. A peine quatre années plus tard, avec la nomination d’Isogai Hajime 磯貝一 au siège de Kyōto, il n’est déjà plus question de jūjutsu mais de jūdō, Dai nihon butoku-kai jūdō kōshūjo 大日本 武徳会柔道講習所, lieu d’étude du jūdō de l’Association des armes et de la vertu du Grand Japon. Et, comme nous l’avons vu, Kanō y imposera aussi, à quelques modifications près, les kata du Kōdōkan jūdō.

Ce qui est à remarquer ici, c’est que Kanō Jigorō ne semble pas vouloir faire du développement du jūdō une affaire forcément personnelle. Fonder des dōjō (pourquoi pas pour en tirer profit par exemple) n’est pas la stratégie qu’il favorise. Pour assurer le développement de son école, il préfère s’appuyer sur ses élèves et les laisser reprendre à leur compte le jūdō qu’il leur a enseigné. Il use et abuse des opportunités qui lui sont offertes : envoyer des professeurs dans des établissements scolaires, ou bien dans les établissements policiers. Et c’est avec un grand sens tactique qu’il parvient à imposer le jūdō comme l’école – synthèse des jūjutsu au sein de la Butoku-kai : pas de passage en force, pas de revendication hautaine ou
autoritaire, mais une prise de pouvoir progressive lui permettant, en douceur, d’asseoir le jūdō non seulement comme l’école guerrière « moderne » la plus enseignée dans le Japon (y compris au sein des structures « officielles » que sont l’école et la police) mais également comme la synthèse parfaite des anciens arts guerriers sans armes…

La Dai nihon Butoku‐kai a été fondée bien après le Kōdōkan et, dès le début, le jūdō est une méthode d’éducation en vigueur au siège central, le Kōdōkan jūdō a été choisi et si, parmi les enseignants, il y a eu nombre de mutations, personne d’autre que des élèves du Kōdōkan n’a encore jamais été nommé. En conséquence, le jūdō enseigné à la Butoku‐kai est le jūdō Kōdōkan tel quel. Dans les sections régionales de la Butoku‐kai, s’il y a parfois eu des professeurs autres que purement Kōdōkan, cela a été également extrêmement rare, au point qu’on puisse dire qu’il n’y en a pratiquement pas
aujourd’hui. […]
Certains se demanderont peut‐être pourquoi au siège de la Butoku‐kai seul le Kōdōkan jūdō est enseigné. Cela ne veut absolument pas dire que les autres écoles ont été rejetées. C’est parce qu’aujourd’hui que toutes les écoles de jūjutsu japonaises ont été en fait unifiées par le Kōdōkan jūdō, même si on voulait absolument enseigner les jūjutsu anciens il n’y aurait certainement que peu d’élèves, et ce n’est donc plus nécessaire. La Butoku‐kai n’a rien rejeté, mais ce processus s’est produit naturellement.

A partir des années 1920, Kanō Jigorō n’a plus à se soucier du développement de son école. Les techniques qu’il a mises en place fonctionnent à merveille, et de nouveaux dōjō de jūdō ne cessent de s’ouvrir. D’ailleurs, d’après ses écrits, il semble qu’il n’y fasse plus guère allusion. Et les faits parlent également d’eux-mêmes, puisqu’il ne crée plus de nouvelle succursale après cette date.
Cependant, il ne cesse pas ses actions en faveur du développement, notamment qualitatif, de sa discipline : il travaille en particulier dans le sens de la formation des professeurs, de l’écriture de revues et de discours, etc.

Du Kōdōkan à la Fondation du Kōdōkan

En mai 1909, le Kōdōkan devient la Fondation du Kōdōkan (Zaidan hōjin Kōdōkan 財団法人講道館). Il nous apparaît clairement que ce changement provient de l’accroissement du nombre d’élèves et de la forte demande en professeurs venu du pays tout entier, et même de l’étranger, qui poussent Kanō Jigorō à comprendre qu’il ne peut plus gérer le Kōdōkan tout seul.

Dans les faits, le Kōdōkan est devenu l’organe central du jūdō japonais. J’en suis alors venu à reconnaître que plutôt que de le gérer seul, il fallait que j’en projette le développement à l’extérieur comme d’une sorte de personne morale afin qu’il puisse s’atteler aux missions toujours plus nombreuses et importantes qui viennent s’ajouter.

Par ailleurs, il semble qu’il souhaite réellement séparer les ambitions du Kōdōkan des siennes. La comparaison qu’il donne avec une sorte de « personne morale » nous paraît assez pertinente :

L’homme, étant né dans ce monde, doit avoir un but. […]
Le Kōdōkan est une fondation. En tant que personne morale, elle a pour ambition quelque chose de grand.

L’article premier des statuts de cette Fondation définit son ambition. Pour la diriger, outre un exécutif, l’article neuvième prévoit l’élection de vingt personnes au comité d’administration, hyōgiin 評議員. De fait, Kanō Jigorō est élu président et le restera jusqu’à sa mort, mais il n’est plus seul à définir les choix stratégiques permettant de mener à bien la mission du Kōdōkan.

Article premier : cette fondation a pour but le développement et la diffusion du jūdō japonais ainsi que de contribuer au renforcement physique et spirituel du peuple ;
Article deuxième : cette fondation est appelée Kōdōkan.

La Fondation du Kōdōkan fonctionne également en réseau avec d’autres organismes.

– Les associations des gradés

L’Association des gradés du Kōdōkan (Kōdōkan yūdansha-kai 講道館有 段者会), fondée le 1er juillet 1900, devait veiller à la qualité de la diffusion du jūdō mais aussi réfléchir à la pratique dans tous ses domaines. Un département de recherche avait même été mis en place (Kōdōkan yūdansha-kai kenkyū-bu 講道館 有段者会研究部) : il se réunissait en sessions de travail, la première réunion s’étant tenue dès le 7 juillet 1900 et ayant été consacrée à la technique de projection seoi nage (背負投). L’Association des gradés du Kōdōkan devient, en janvier 1922, l’Association centrale des gradés du Kōdōkan (Chūō Kōdōkan yūdansha-kai 中央 講道館有段者会), tandis que de nombreuses associations de gradés se mettent en place au niveau local, accolant le nom de la région représentée au nom général. Leur but, tel que défini dans l’article premier de leurs statuts est :

Article premier : Pour promouvoir la bonne entente entre les gradés du Kōdōkan ainsi que la diffusion et le développement du jūdō […] L’Association des gradés et l’Association culturelle du Kōdōkan ont un but commun et doivent coopérer l’une avec l’autre.

Les associations locales des gradés du Kōdōkan doivent agir au niveau local pour la qualité du jūdō, et doivent, une fois par an, rendre compte de leurs actions et de leurs recherches à l’association centrale. En 1928, elles sont rebaptisées en Associations de gradés du jūdō (jūdō yūdansha kai 柔道有段者会). La raison invoquée par Kanō est la suivante :

[…] si l’on mentionne le mot Kōdōkan, on n’évoque souvent que les gradés du dōjō de Kōdōkan jūdō se trouvant à Tōkyō, et il est difficile d’y associer en pensée les gradés du Kōdōkan jūdō qui se trouvent éparpillés dans le
monde entier. […]
C’est pourquoi j’ai clairement décidé que toute personne ayant appris le Kōdōkan jūdō, qu’elle pratique dans quelque dōjō que ce soit dans n’importe quelle région et pas seulement dans les dōjō directement ouverts par le Kōdōkan, peut en faire partie.

– La question de la succession de Kanō Jigorō à la tête du Kōdōkan

Dans les années 1920, Kanō Jigorō commence à vieillir. Il a pris sa retraite de ses fonctions de directeur de l’École normale supérieure de Tōkyō en janvier 1920. Certes, il reste fort actif et, malgré quelques ennuis de santé, notamment un diabète qui lui vaudra quelques semaines d’hospitalisation fin 1924, il est plein de vigueur. Il multiplie les conférences, les voyages, dans tout le Japon comme à l’étranger, siège à toutes les sessions de la Chambre des Pairs, dans les commissions ordinaires et extraordinaires du ministère de l’éducation et, bien que simplement président honoraire depuis mars 1921 de l’Association d’éducation physique du Grand Japon (Dai nihon taiiku kyōkai 大日本体育協会), il s’occupe encore beaucoup du comité olympique.

Il reste, bien sûr, président du Kōdōkan mais il semble aussi commencer à songer à sa succession, s’interrogeant sur ce qu’il conviendrait de faire, d’autant que ses plus anciens élèves, alors les professeurs les plus éminents du Kōdōkan, vieillissent également. Il est donc important de réfléchir à la pérennité du Kōdōkan sans les hommes qui l’ont construit.

Fort de l’idée que « le Kōdōkan est le regroupement de nombreuses personnes », Kanō se dit qu’il faut attirer les plus compétentes possibles, aussi bien pour ce qui concerne le jūdō, dans tous ses aspects, que pour la gestion de la fondation du Kōdōkan. Pour cela, outre que ces personnes doivent aussi incarner les valeurs du jūdō, il faut créer les conditions les plus favorables, notamment financières, pour qu’ils puissent y faire carrière.

[…] il est aujourd’hui indispensable de rassembler un grand nombre de personnes qui soient pourvues de connaissances, de morale, qui soient excellentes du point de vue de la technique et des compétences pour seconder les maîtres et il faut pouvoir trouver les personnes exceptionnelles qui succèderont à ceux‐ci. Pour cela, il faut préparer les fonds qui leur sont nécessaires pour leur permettre un équilibre de vie.

Parmi ces personnes, l’une d’elles sera, selon les statuts de la fondation, élue à la présidence. Mais ce ne doit pas être la seule à avoir une vision claire de ce qu’il faut faire, car la direction est assurée par un collège d’une vingtaine d’élus. Il faut donc de nombreuses personnes d’envergure, et qu’elles aient envie de s’investir dans ce projet.

En résumé, ce qui est le plus important pour l’avenir du Kōdōkan, ce sont les hommes. […] Pour que le Kōdōkan se tienne au centre d’un grand dispositif international, il faut des hommes compétents dans chaque domaine. Si de tels hommes n’apparaissent pas, le Kōdōkan ne pourra ni réaliser son ambition ni remplir sa mission.

– Les sections d’études et de recherche

Pour aussi complète que Kanō Jigorō pense que sa méthode puisse être, il ne la considère pas pour autant comme aboutie. Doté d’un caractère à toujours vouloir approfondir les choses, aller au plus près des principes, il pense qu’il faut continuer à chercher, dans tous les domaines, et à se nourrir des progrès scientifiques et de la pensée.

De plus, en second lieu, dans une période où il n’y a rien de plus important que de progresser et s’améliorer, il faut concevoir l’évolution de la recherche en jūdō, que ce soit en tant que bujutsu, éducation physique ou formation intellectuelle et morale, sur des bases scientifiques. Il est donc nécessaire d’établir des organes de recherche dans chacune de ces catégories.

Il souhaite donc mettre en place des sections d’étude et, en 1932, il établit l’Association d’études médicales du Kōdōkan jūdō, Kōdōkan jūdō iji kenkyū-kai 講 道館柔道医事研究会952, constituée de neuf docteurs ès sciences (hakushi 博士) qui se fixe douze directions de travail.

Les difficultés financières et organisationnelles

L’argent est le principal problème que connaît le Kōdōkan, tout au long de son développement. Pourtant son succès a été rapide, exponentiel, formidable.

Il est important de noter que, pour de nombreuses raisons, Kanō Jigorō n’a jamais souhaité demander, par exemple, la moindre cotisation aux élèves des dōjō créés par ses élèves (pour comparer, les fédérations sportives actuelles, en France, fonctionnent sur le modèle de la cotisation annuelle versée par chaque sportif à la fédération dont il dépend, en plus de la cotisation éventuellement versée au club). Quand Kanō Jigorō perçoit de l’argent, c’est donc uniquement de la part des élèves inscrits au dōjō central. Et encore, ce qu’il perçoit n’est généralement qu’une contribution aux frais d’entretien du dōjō et ne prend pas en compte les salaires versés aux professeurs ! D’ailleurs, si le fondateur du jūdō, qui a toujours refusé de demander de l’argent en contrepartie de son enseignement s’est finalement décidé, en 1894, à fixer un tarif d’adhésion, ce n’est pas pour gagner de l’argent, mais pour que ceux qui s’inscrivent le fassent après y avoir réfléchi, que cela corresponde à un engagement.

Comme les gens le savent, entre la création du Kōdōkan et l’an 27 de l’ère Meiji, je n’ai réclamé ni droit d’inscription ni participation aux frais du dōjō. Au tout début je voulais que ce soit le plus commode possible pour le pratiquant et j’allais même jusqu’à prêter la tenue d’entraînement. La vingt‐septième année de l’ère Meiji, j’ai décidé de percevoir des droits d’inscription d’un yen. Là encore, la motivation n’était pas de prendre de l’argent, mais j’avais peur que si on laissait les gens s’inscrire sans limite, de nombreuses personnes sans réelle intention d’apprendre ne viennent, et finissent par gêner les vrais étudiants. J’ai alors pensé que prendre des frais d’inscription était un bon moyen pour que les gens prennent conscience qu’ils étaient réellement en train de s’inscrire.

En 1904, les frais augmentant, Kanō Jigorō se voit dans l’obligation de demander 30 sen par mois aux adhérents pour l’entretien du dōjō et le matériel, mais toujours rien pour l’enseignement.

Ce principe de gratuité de l’enseignement qu’il a toujours respecté, que ce soit au Kōdōkan ou dans les écoles qu’il a ouvertes, n’est pas sans lui poser de gros souci. En effet, ses entreprises ne produisant pas de biens commercialisables, c’est lui qui doit compense les pertes sur ses biens propres, ce qui lui fait dire par ailleurs que « non seulement le travail du Cours privé ou du Kōdōkan ne [l]’aide pas à vivre mais qu’en plus [il] y engouffre [son] patrimoine privé. »956 Ce principe de gratuité explique aussi, en partie (nous avons pu en comprendre d’autres raisons un peu plus tôt) pourquoi il s’appuie essentiellement sur des structures associatives pour mener à bien les objectifs fixés : plutôt que de créer en son sein des départements, en y employant des salariés – voire même de construire des succursales – le Kōdōkan multiplie les associations extérieures, liées à lui par les statuts mais pas par les finances, et qui fonctionnent sur la base de l’adhésion volontaire.

Pourtant, malgré le dynamisme du Kōdōkan, les fonds manquent, en particulier pour la mise en place de certaines actions (comme la recherche par exemple) ou bien pour assurer au Kōdōkan une direction de qualité. Le 11 février 1926 est alors créée l’Association de soutien au Kōdōkan (Kōdōkan kōen-kai 講道 館後援会). Son but est de trouver des fonds à cause « de la nécessité d’organes de recherche et la formation de personnes de valeur ».

Une autre difficulté concerne la gestion quotidienne du Kōdōkan. Si le comité d’administration définit les grandes directions, c’est au président de prendre les décisions concrètes. Or, devant la multiplication des axes de travail, Kanō prend la décision de réorganiser la Fondation du Kōdōkan en la divisant en cinq secteurs distincts. Ce projet, appelé « organisation en services d’exécution du travail du Kōdōkan » (Kōdōkan jigyō suikō kikan soshiki 講道館事業遂行機関組織) est présenté en février 1931. Il prévoit la création, dès le mois suivant, de l’Association des conseillers du Kōdōkan, Kōdōkan kyōgi iin-kai 講道館協議委員会, dont les membres, chargés d’aider le président, sont désignés par celui-ci pour une durée de trois ans.

1. L’Association des conseillers du Kōdōkan est l’organe de consultation du président du Kōdōkan. Elle répond aux questions du président quant à la gestion de la fondation et, lorsqu’elle a un avis, elle le présente et le soumet à la réflexion du président.

Sur le plan intérieur, l’organisation du Kōdōkan s’approche du jour de son achèvement, l’action de son Association de soutien progresse finalement aussi, et le développement du jūdō à l’étranger présente également peu à peu un état satisfaisant. Pour notre voie, c’est une joie profonde. Comme dorénavant nous sommes résolus à poursuivre de grands efforts avec eux dans un même esprit de collaboration, j’ai l’espoir que d’ici quelques temps mon idéal se réalise absolument.

L’Association culturelle du Kōdōkan

Le 1er janvier 1922, Kanō Jigorō présente les statuts de l’Association culturelle du Kōdōkan (Kōdōkan bunka-kai 講道館文化会), définitivement fondée en avril 1922. Aussi, à cette date, trois entités liées mais distinctes s’occupent au quotidien du jūdō : la Fondation du Kōdōkan d’une part, et d’autre part deux associations, l’Association des gradés du Kōdōkan (chargée du jūdō des dōjō) et l’Association culturelle du Kōdōkan (chargée du jūdō au sens large).

Le Kōdōkan a été fondé voici quarante longues années lorsque j’ai réalisé la synthèse de toutes les écoles de jūjutsu existantes jusque là ; en plus de la pratique du combat, j’avais ajouté le renforcement du corps et l’entraînement de l’esprit. Depuis, le nombre de pratiquants a peu à peu augmenté, le nombre de personnes directement inscrites a dépassé les 20 000 ; on peut supposer qu’il y a désormais plusieurs millions de personnes qui pratiquent cette voie. Pourtant, le développement s’arrête principalement au renforcement physique et à une forme de formation spirituelle, et on ne peut pas dire que l’esprit culturel du jūdō se soit parfaitement déployé.

Pourtant, les recherches sur la pensée du jūdō se sont poursuivies sans trêve depuis sa création, et on peut dire qu’elles ont été globalement rassemblées lors de la création de l’Association culturelle du Kōdōkan en l’an 11 de l’ère Taishō [1922].

Les origines

Pour bien comprendre ce que représente l’Association culturelle du Kōdōkan dans la démarche de Kanō Jigorō, nous pensons qu’il faut s’intéresser aux associations qu’il a créées avant celle-ci, et plus particulièrement à deux d’entre
elles.

L’Association pour la construction de l’homme accompli (Zōshi-kai 造士 会) est fondée en août 1898. Cela fait alors seize ans que le Cours Kanō (Kanō- juku 嘉納塾) existe et nombre de promotions s’y sont déjà succédé. En raison des capacités d’accueil relativement modestes de ce cours, Kanō Jigorō a l’idée de créer une nouvelle association afin de pouvoir toucher les jeunes gens qui étudient par ailleurs (et qui donc ne pourraient devenir des élèves du Cours Kanō) : il leur propose ainsi à la fois des locaux963 et l’occasion de pratiquer le jūdō.

Article 1 : cette association se nomme Zōshi‐kai et a pour but de guider les jeunes, de leur montrer la direction du succès et de leur faire renforcer leurs corps et esprit.

Conformément au 3e point de l’article deuxième de ses statuts, dès le mois d’octobre, l’association se dote d’une revue mensuelle, L’homme japonais (Kokushi 国士), qui se maintient jusqu’en décembre 1903, soit pendant 63 numéros. Le titre de cette revue peut prêter à confusion. En effet, si le terme kokushi signifie « patriote », le sens, ici, serait plutôt « ce que doit être un homme accompli dans notre pays, aujourd’hui », une problématique chère à Kanō tout au long de sa vie. Cette association, dont il est le président, s’adresse donc en priorité aux jeunes gens, peu avant leur entrée dans la vie active, et propose, au travers de sa revue, non seulement des nouvelles des pays occidentaux, mais une réflexion sur la place du Japon dans les relations internationales et sur l’attitude que doivent avoir ses citoyens, vis-à-vis de leur pays et du monde dans lequel ils vivent. D’autre part, en plus de ses activités statutaires, l’association organise une « première journée de conférences » (daiikkai zōshi-kai kōen-kai 第一回造士会講演会) en juin 1899 dans le dōjō du Kōdōkan. Il n’y en aura cependant pas d’autres.

La date de fin d’activité de la Zōshi-kai n’a pas été possible à établir, mais il est probable qu’elle ne dépasse guère la fin de la publication de sa revue, c’est-à- dire, vraisemblablement, début 1904.

L’Association du jūdō (Jūdō-kai 柔道会) qui reprend certains éléments de la précédente et l’élargit, est fondée en décembre 1914. Comme son nom le suggère, elle semble concerner avant tout les pratiquants de jūdō. Quand il s’exprime sur les raisons qui l’ont poussé à mettre en place cette autre association, Kanō Jigorō insiste sur la nécessité, selon lui, de faire comprendre avec clarté le but du jūdō aux enseignants, de manière à ce qu’ils le transmettent de manière correcte.

Pour que le résultat apparaisse tout à fait, il faut que les pratiquants de jūdō s’exercent avec une vision claire du but du jūdō et avec l’envie de vraiment l’atteindre. Il faut également que ceux qui l’enseignent s’efforcent de le faire de façon à ce que ça corresponde au principe du jūdō. Ainsi, faire parfaitement comprendre cela aux enseignants est la raison principale pour laquelle j’en suis arrivé à créer cette association et à publier cette revue.

Dans ces conditions, s’adresser aux pratiquants remplit deux objectifs. Le premier étant d’effectivement s’en prendre à une vision du jūdō, et donc une pratique, qui lui semble trop limitée, trop étriquée. Le second étant de profiter de l’oreille bienveillante de cette population à son discours pour les transformer en fer de lance d’une révolution sociale.

On peut compter aujourd’hui mille personnes qui enseignent le jūdō et, si il y a un risque pour que certains ne montrent pas le respect dû à cette charge d’enseignement, la plupart s’y dévouent et l’estiment. […] C’est pour eux que je fonde aujourd’hui un groupe centré autour du jūdō, que j’établis un organe adapté qui suit le Kōdōkan dans son fond et sa forme, qui en même temps qu’il déploie l’esprit du jūdō, désire développer et diffuser de plus en plus cette voie et je le nomme Jūdō‐kai. La Jūdō‐kai, pour atteindre cet objectif, va publier une revue et des livres, organiser des conférences et des séminaires, dépêcher des observateurs dans toutes les régions afin de clarifier le véritable sens du jūdō, de donner une méthode de pratique pertinente, de faire connaître la voie selon laquelle un homme doit se comporter aujourd’hui, de faire des discours scientifiques et pédagogiques qui reposent sur le thème du jūdō, pour élargir les connaissances de ses membres et élever la pensée.

Les statuts de l’association définissent ses moyens, parmi lesquels se trouvent la publication d’une revue ainsi que l’organisation de conférences et de séminaires, dont l’expérience avait déjà été tentée à l’époque de la Zōshi-kai. Ils prévoient aussi que soient envoyés régulièrement dans les dōjō régionaux des conférenciers et des observateurs.

Quelques remarques à propos de ce dernier élément : envoyer des conférenciers dans les dōjō régionaux vient probablement de la constatation suivante : parmi les pratiquants – et les professeurs – les plus éloignés géographiquement, rares sont ceux qui viennent régulièrement se former au Kōdōkan (pour des raisons financières ou professionnelles, mais aussi pour une question de motivation probablement), tandis que ceux qui viennent assister aux conférences du dōjō central sont aussi probablement les plus avancés dans leur réflexion et ceux qu’il n’est pas forcément nécessaire de « convaincre ». Ainsi, envoyer des conférenciers partout dans le Japon doit permettre, logiquement, de toucher un public beaucoup plus large. D’autre part, envoyer non seulement des conférenciers, mais aussi des observateurs, témoigne d’une démarche ouverte et adaptative : s’adapter aux besoins réels des pratiquants hors de Tōkyō, recueillir leurs idées et commentaires, s’appuyer sur leur expérience.

CITATION
Article 1 : cette association s’appelle Jūdō‐kai et a pour but le développement ainsi que la diffusion du jūdō ;
Article 2 : pour atteindre les objectifs de l’article 1, elle mettra en œuvre ce qui suit :
 Publier revues et livres ;
 Organiser conférences et séminaires ;
 Envoyer dans toutes les régions des observateurs ou des professeurs pour observer l’état du jūdō ainsi que l’encourager et l’enseigner.

Dès janvier 1915 paraît la revue prévue par les statuts. Elle s’appelle d’abord Jūdō 柔道, tout simplement, puis est rebaptisée, à partir de janvier 1919, Yūkō no katsudō 有効乃活動, « Un comportement efficace ». Elle n’est pas rentable, mais Kanō Jigorō continue de la financer. Invité à commenter cet échec commercial, il note que, « pour la plupart, les jūdōka ne sont pas de grands lecteurs. Se familiariser avec les caractères n’est pas leur spécialité.»

La Jūdō-kai disparaît en 1922 pour laisser la place à l’Association culturelle du Kōdōkan, dont l’ambition élargit encore les objectifs des deux associations précédentes :

Au mois d’avril prochain, je changerai la Jūdō‐kai en Association culturelle du Kōdōkan dans le souhait à la fois de déployer encore plus complètement l’esprit culturel du jūdō et aussi de faire goûter, à chacun des centaines de milliers, voire des millions de pratiquants de jūdō qui, déjà aujourd’hui, puisent dans le cours du Kōdōkan jūdō, le véritable jūdō et, plus loin encore, de faire profiter aux personnes qui n’ont pas encore franchi la porte du jūdō de ses bienfaits.

Pourquoi fonder l’Association culturelle du Kōdōkan ?

– S’adresser à tous les individus

Comme la Jūdō-kai, l’Association culturelle du Kōdōkan s’adresse d’abord aux pratiquants, à qui elle souhaite apporter un éclairage particulier quant à l’existence d’un jūdō au sens large, au-delà du jūdō dans le dōjō.

Depuis sa fondation, le but du Kōdōkan est large et profond mais, c’est un principe ordinaire que ce qui est étroit et superficiel se répand et que l’on a du mal à ce que tout le monde reçoive quelque chose qui y est large et profond, aussi, jusqu’aujourd’hui, la technique martiale, ou encore l’éducation physique, ou encore de simples entraînements spirituels se sont largement diffusés mais le principe profond ou l’application scrupuleuse de ce principe, ne sont pas encore largement compris. C’est pourquoi j’ai créé l’association culturelle du Kōdōkan la onzième année de l’ère Taishō et, depuis lors, je brandis la devise de bonne utilisation de l’énergie – prospérité mutuelle et explique le principe du jūdō […]

Cependant, les ambitions de l’Association culturelle du Kōdōkan dépassent largement le cadre des pratiquants de jūdō, pour concerner la société au sens large.

Développer les capacités individuelles ou améliorer le sort du pays ne repose sur rien d’autre que sur ce principe. C’est parce que je suis persuadé que rendre manifestes les principes de base de la morale actuelle du peuple, montrer le droit chemin en me basant sur ceux‐ci et améliorer la vie de la société est la voie qui permet, au minimum, de relever le pays et, au maximum, de contribuer au développement du genre humain, que j’ai mis sur pied, sous le nom d’Association Culturelle du Kōdōkan, une organisation que j’ai officiellement annoncée en janvier de l’an 11 de l’ère Taishō [1922].

– Une attitude militante

La déclaration d’objectifs qui précède les statuts de l’Association culturelle du Kōdōkan révèle une attitude en rupture par rapport à celle affichée lors de la fondation des associations antérieures. Loin de se limiter à l’exemple du jūdō ou à la population des jūdōka, ou même de simplement rappeler quel serait, selon lui, le comportement attendu (« rationnel ») des individus, Kanō Jigorō exprime clairement son désaccord avec les choix politiques et sociaux du Japon. Objectif de la création de l’Association Culturelle du Kōdōkan

Quand on observe la situation générale actuelle du monde, on s’aperçoit que les relations internationales sont chaque jour plus complexes et qu’on en est arrivé à ce que, sans bonne entente mutuelle et coopération entre pays, il est devenu difficile de conserver son autonomie. En conséquence, moi qui ne suis pas satisfait par la situation d’aujourd’hui, je prétends qu’il n’est pas possible de se donner pour but la prospérité de la nation si l’on ne continue pas à chercher à se faire des alliés partout dans le monde. Si l’on s’intéresse à la situation intérieure actuelle, les gens n’ont pas d’idéal à long terme, leurs idées sont confuses, hautes et basses classes se laissent aller au luxe, s’enfoncent dans la paresse, propriétaires fonciers et fermiers se brouillent, patrons et ouvriers s’affrontent et, dans la société, à quelque niveau que ce soit, ne sont‐ce pas chamailleries pour la gloire, la fortune ou le pouvoir ? Tous les esprits éclairés partagent le sentiment de la nécessité de sortir notre pays de là et de s’adapter à la tendance généralemondiale au plus vite. Contre l’orientation de l’époque,
mes compagnons et moi‐même mettons en pratique le principe de meilleure exploitation possible de l’énergie, que nous maîtrisons parfaitement grâce à l’étude approfondie du Kōdōkan jūdō et avons pris la décision d’apporter notre contribution au monde : nous nous sommes récemment résolus à fonder l’Association Culturelle du Kōdōkan. An 11 de l’ère Taishō Kanō Jigorō, directeur de l’Association Culturelle du Kōdōkan.

Parmi les raisons possibles à ce soudain changement de ton, qu’on ne lui connaissait plus depuis ses critiques de la politique du ministère de l’éducation dans les années 1890, et qui lui avaient values d’être par deux fois démis de ses fonctions de directeur de l’École normale supérieure de Tōkyō, nous pouvons en imaginer deux principales. La première est qu’il a pris sa retraite de ses fonctions publiques. Il n’a donc plus de devoir de réserve et ce qu’il dit n’engage plus que lui. La seconde est que, dans le même temps, il est sur le point d’être nommé à la Chambre des Pairs, kizoku-in 貴族院. Il le sera effectivement, par l’Empereur, le 2 février 1922. De cette position, il ne peut sans doute plus être accusé d’anti-patriotisme et peut donc exprimer plus clairement sa pensée.

Face aux remises en question de la pensée je me suis, si je puis dire, retranché exactement comme le général Tani dans le château de Kumamoto lors des batailles de lʹan 10 de l’ère Meiji [1877], me repliant dans le château isolé que constituait lʹÉcole normale supérieure. En y réfléchissant aujourdʹhui, je pense que cette méthode était bonne et juste. Je pense que si à cette époque jʹétais allé de lʹavant, avais exposé ma théorie, lʹavais appliquée à lʹécole, jʹaurais certainement causé un trouble dans le monde de la pensée dʹalors.

– Les statuts de l’association

Nous avons déjà évoqué à plusieurs reprises les statuts et la déclaration d’objectif de l’Association culturelle du Kōdōkan car, pour la première fois, y apparaît dans sa formulation définitive le principe de meilleure utilisation de l’énergie, seiryoku saizen katsuyō 精力最善活用, et que l’on peut déjà y voir la genèse de celui de prospérité mutuelle, jita kyōei 自他共栄.

Il est essentiel de noter que, que ce soit dans la charte, les principes ou dans les statuts eux-mêmes, il n’est pas fait référence au jūdō, mais uniquement à l’individu, à l’état, à la société et au monde.

Charte
Cette association fait sa doctrine de la réalisation de tous les objectifs de la vie selon le principe de meilleure exploitation possible de l’énergie.
Cette association repose sur les idées suivantes :
o Vis‐à‐vis de l’individu, s’efforcer de permettre à chacun d’être physiquement vigoureux, d’entraîner son intelligence et sa morale et de devenir un élément influent dans la société.
o Vis à vis de l’État, s’efforcer de respecter la nation, d’accorder de l’importance à l’histoire et de ne pas négliger les constantes améliorations nécessaires à sa prospérité.
o Vis‐à‐vis de la société, s’efforcer de réaliser une parfaite entente entre l’individu et le groupe, faite d’entraide et de concessions mutuelles.
o Vis‐à‐vis de l’ensemble du monde, s’efforcer de rechercher l’épanouissement de l’espèce humaine en s’appliquant à partager équitablement les progrès culturels et en abandonnant tout préjugé racial.
Principes :
o La meilleure exploitation possible de l’énergie est le secret de la réalisation
personnelle.
o La réalisation personnelle permet d’aider à la réalisation d’autrui.
o La réalisation de soi et d’autrui est la base de l’épanouissement du genre humain.
Statuts :
Article 1 : Cette association se nomme Association Culturelle du Kôdôkan.
Article 2 : Le but de cette association est de réaliser l’esprit de la charte et des principes,
lesquels se basent sur l’objectif de la fondation de cette association.
Article 3 : Afin d’atteindre l’objectif fixé dans l’article 2, il est nécessaire d’entreprendre ce qui suit :
o publier revues et livres.
o organiser conférences et séminaires.
o déléguer dans chaque région observateurs ou professeurs.
o pour améliorer, entre autres, les vêtements, la nourriture, l’habitat et le bonheur des gens, approfondir et enquêter sur tous les types de problèmes et prendre les mesures nécessaires.
o approfondir et enquêter sur la morale des gens, l’éducation physique ainsi que l’hygiène et prendre les mesures nécessaires.

Dès avril 1922, c’est-à-dire quand la Jūdō-kai est effectivement remplacée par la Kōdōkan bunka-kai, deux nouvelles revues remplacent Yūkō no katsudō : Jūdō-kai 柔道界 « le monde du jūdō » et Taisei 大勢, « Situation générale ». Les deux revues ne sont pas rentables, et les finances de Kanō Jigorō ne permettent pas de dépasser le sixième numéro pour la première et le cinquième pour la seconde. A partir d’octobre 1922, les deux revues sont finalement fondues en une seule, de nouveau intitulée Jūdō 柔道 – qui s’interrompt cependant elle aussi après un peu plus d’un an d’existence.

En janvier 1924, Kanō Jigorō crée une nouvelle revue, Sakkō 作興 « Prospérer ». Elle prend le titre, déjà utilisé à deux reprises, de Jūdō 柔道 en avril 1930 et se poursuit jusqu’à la mort de Kanō Jigorō.

– Ses rapports avec le Kōdōkan

Dans un texte de 1928, Kanō Jigorō évoque les rapports entre l’Association culturelle du Kōdōkan et le Kōdōkan lui-même. Ce qu’il exprime, c’est que le Kōdōkan devrait théoriquement assumer les objectifs assignés à l’Association culturelle du Kōdōkan, mais que ce n’est pas le cas, notamment pour des raisons financières. Aussi espère-t-il que lorsque l’action de l’Association de soutien du Kōdōkan aura porté ses fruits, il sera possible de fusionner les deux organismes. En fait, cela ne sera jamais le cas.

Les rapports entre le Kōdōkan et l’Association culturelle sont clairement définis dans les statuts mais, finalement, on peut dire que ces deux entités ne font qu’une. Simplement, le point de départ de leurs activités actuelles diffère. En résumé, le Kōdōkan, à l’origine, a commencé par l’étude approfondie du bujutsu, adjoint l’éducation physique, s’est appliqué à la formation spirituelle, et a évolué jusqu’à guider dans les différents domaines de la vie humaine. Mais, si on regarde son point de départ, comme il provient du randori et du kata que l’on pratique dans le dōjō, même si on ne peut pas nier qu’il diffère du jūjutsu, qu’il veille à l’entraînement du corps selon les principes de l’éducation physique, qu’il estattentif à ce que son développement soit
harmonieux, jusqu’à ce que des professeurs adaptés soient formés dans le futur, on peut déplorer que l’aspect technique en représente l’essentiel tandis que la formation spirituelle ou l’amélioration et le progrès des manières de la vie quotidienne ne viennent qu’en annexe. On doit pouvoir espérer que ces choses, peu à peu, s’améliorent graduellement avec la formation de bons enseignants de jūdō et l’amélioration des méthodes mais, compter là‐dessus et attendre, place certainement la réalisation de notre idéal dans un lointain futur. Or, quand on regarde la réalité de la société d’aujourd’hui, la situation est telle que montrer la bonne direction de la pensée, améliorer la vie sociale sont des urgences parmi les urgences et que l’on ne peut plus simplement attendre sans rien faire. C’est pourquoi je pensais qu’il serait difficile d’atteindre pleinement cet objectif rien qu’avec le jūdō dans les dōjō et pour répondre à l’urgence immédiate, il y a l’association culturelle du Kōdōkan. En résumé, l’Association culturelle est née de la volonté de s’attaquertout de suite à l’amélioration et aux progrès de tous les aspects de la vie de l’homme. C’est pourquoi l’Association culturelle étudie et encourage évidemment tout ce qui est nécessaire à la vie de l’homme, y compris l’éducation physique et le bujutsu. D’un autre côté, le but du jūdō dans les dōjō clasiques n’étant pas de s’arrêter à l’éducation physique et au bujutsu mais de petit à petit s’étendre à tous les domaines de la vie, finalement, il fait la même chose que l’Association culturelle. Si les ressources financières du Kōdōkan avaient été suffisantes, j’aurais mis en œuvre les tâches culturelles directement au travers de celui‐ci sans créer l’Association culturelle.
Mais, les ressources financières du Kōdōkan, si elles sont tout juste suffisantes pour maintenir avec force ses actions actuelles, n’existent pas pour mettre en œuvre les actions de l’Association culturelle. C’est la raison pour laquelle je les ai commencées d’une autre façon, en me résolvant à créer cette Association culturelle et à en combler l’insuffisance des recettes. En conséquence, sa gestion n’est, par principe, pas facile. […]
Quand le travail de l’Association de soutien du Kōdōkan dont nous avons le projet depuis quelques temps aura porté ses fruits, les actions de l’Association culturelle devant évidemment devenir celles du Kōdōkan, je pense que je reconstruirai à nouveau l’organisation du Kōdōkan de façon à ce qu’il puisse agir sur tous les aspects du Kōdōkan jūdō.
Mais cela appartient au futur et, actuellement, nous nous efforçons, par les activités de l’Association culturelle, de promouvoir l’objectif d’un aspect du Kōdōkan jūdō.

Les actions connexes

A partir de 1922, le Kōdōkan et l’Association culturelle du Kōdōkan, sont les activités les plus directement en relation avec le jūdō. Elles sont destinées à en influencer la pratique, la faire progresser, à aider les pratiquants à prendre conscience des ambitions de la méthode, à se les approprier et à les répandre, ne serait-ce que par l’exemple.

Dans le cadre de ces activités, il y a bien sûr les articles, au moins un par mois, dans les revues qu’il a créées, le plus souvent au travers des associations mentionnées. Ainsi, Kanō Jigorō a directement publié huit revues : trois se sont appelées tout simplement Jūdō 柔道, mais il y a eu également Kokushi 国士, Yūkō no katsudō 有効乃活動, Taisei 大勢, Jūdō-kai 柔道界 et Sakkō 作興.

Il y aussi les innombrables conférences, au Japon comme à l’étranger mais, pour répandre ses idées dans la société, Kanō Jigorō ne s’en tient pas là. Il crée d’autres associations, notamment la Kin.yō-kai 金曜会 , « Association du vendredi », fondée en février 1919 mais qui exercera son activité jusqu’à la mort de Kanō Jigorō qui consiste à organiser une à six conférences par an sur des problèmes de société, les relations internationales etc. S’il n’a plus de fonctions officielles, il continue à s’investir dans le problème de l’éducation, notamment sur la formation des professeurs, en tant que professeur honoraire de l’École normale supérieure de Tōkyō.

Cependant, je ressentais vivement que pour améliorer les choses sur ce plan de la pensée comme sur d’autres choses, il y avait sans doute d’autres moyens mais que l’éducation était le plus approprié. Pour cela, il faut d’abord former de bons enseignants. Mais ceux‐ci ne doivent pas seulement être bons en connaissances. Il faut les éduquer en tant que pédagogues.

Et puis, il joue de son influence en tant que membre de la Chambre des Pairs, honneur qu’il n’a pas sollicité mais dont il entend profiter, en exprimant le cas échéant son désaccord mais en choisissant, selon son principe de meilleure utilisation de l’énergie, de plutôt apporter son soutien aux projets qui l’intéressent.

Il me semblait qu’ayant mené le Kōdōkan et l’Association culturelle jusqu’à un certain point et en ayant établi les bases, je n’avais plus à m’en préoccuper de moi‐même et qu’il serait bon que je m’attache, pour que mon œuvre se poursuivre encore cent ans après ma mort, à choisir des gens, les former, les guider et les diriger. Dansces  conditions, je ne me m’occuperais plus en personne des affaires courantes que je confierais plutôt à ceux qui devraient me succéder, ne me tenant plus moi‐même qu’en position de guide et superviseur, formant mes successeurs. Me retrouver en position de membre de la Chambre justement à cette période pouvait certainement me donner des occasions d’user de mon influence sur la politique générale ou pour améliorer et réformer l’éducation.
En considérant tout cela, je me dis que devenir avec plaisir membre de la chambre des pairs sans l’avoir sollicité était à la fois un bonheur pour moi et aussi que l’accepter serait une façon de remercier les gens de leur bienveillance. C’est pourquoi j’accédai avec joie à la volonté du premier ministre Takahashi et acceptai cette charge. C’est pourquoi, membre de la Chambre des Pairs, sans pencher vers aucun parti ou courant politiques, je pouvais m’opposer à tout courant ou cabinet qui, à mon sens, se trompait, mais j’adoptais volontairement une attitude qui consistais à éviter de m’opposer mais plutôt à aider autant que possible le gouvernement.

L’Association culturelle du Kōdōkan n’est que l’aboutissement du travail commencé dans le premier dōjō du Kōdōkan, quand il s’agissait encore simplement d’approfondir le principe jū dans le jeu de l’opposition physique. Ainsi, le Kōdōkan, au fur et à mesure des années, en est venu à s’occuper de plus en plus de choses et de façon plus large, plus globale. Toutefois, ce que Kanō Jigorō s’efforce de faire comprendre aux pratiquants et les exhorte à garder à l’esprit est que sa méthode propose les étapes qui doivent mener à la prospérité du genre humain.

Le résultat obtenu est la réalisation de l’individu, la prospérité mutuelle, la vitalité de la nation, la bonne entente internationale et finalement la prospérité du genre humain. La mission du Kōdōkan est de réaliser vraiment ce noble idéal […]

Si Kanō Jigorō a de nombreux motifs d’insatisfaction en contemplant la façon dont le jūdō est pratiqué et compris, il en a aussi quelques uns de grande satisfaction. Parmi eux, l’extraordinaire diffusion de sa méthode car, même si le message ne passe pas parfaitement, la pratique du jūdō dans le dōjō reste la première étape, à partir de laquelle les autres deviennent possibles. Ensuite, la façon dont la société perçoit le jūdō et ses pratiquants, de façon très différente des jūjutsu, quelques quarante ans auparavant.

En tous les cas, on doit dire que si on en est arrivé à ce qu’alors que les gens ne considéraient absolument pas les jūjutsu d’autrefois, il connaisse une vogue extraordinaire sous la nouvelle bannière du Kōdōkan jūdō est dû, d’une part, à la valeur du Kōdōkan jūdō en lui‐même et d’autre part aux efforts de tous les pratiquants.