Les tech. fondamentales

Les techniques fondamentales, celles qui finalement constituent la base du judo, se trouvent en amont de la projection.

Puisque toute inclinaison du corps revient à exprimer une force dans cette direction, force exploitable par le partenaire, le corollaire est que l’on ne doit pas a priori pencher dans une direction ou dans une autre, qu’il faut être droit, et le rester. De même, puisqu’il convient d’éviter toute dépense d’énergie superflue, et ne pas placer de force là où ce n’est pas indispensable, le corollaire est qu’il faut éviter les postures « forcées » gourmandes en énergie. Kanō Jigorō avait l’habitude des postures de l’école Tenjin shin.yō. Il est, ci-contre, photographié dans l’une d’elles à l’époque où il était étudiant à l’université de Tōkyō :

Nul besoin d’être un expert pour se rendre compte que cela ne devait pas être très confortable ! La tête, les épaules, les hanches ne sont pas dans le même axe que les appuis, les pieds. De plus, tout le corps est contracté, tous les muscles bandés : débauche d’énergie sans objet puisqu’il n’est pas en train d’accomplir quoi que ce soit. Non seulement la contraction musculaire ainsi que la position inclinée du buste ne doivent pas permettre de la maintenir bien longtemps, mais cette posture ne permet pas non plus de réagir rapidement à une attaque. Que les muscles soient tant sollicités est un facteur de lenteur de réaction, mais les pieds sont aussi trop écartés pour permettre la mise en mouvement immédiate.

Kanō Jigorō définit les deux postures de base du jūdō Il s’agit de la « posture naturelle » : shizen-tai 自然体, et de la « posture défensive » : jigo-tai 自 護体. Elles se déclinent toutes deux en posture fondamentale, hontai 本体 (shizen hontai 自然本体 ou jigo hontai 自護本体) et en postures droite, migi 右 (migi shizen-tai 右自然体 ou migi jigo-tai 右自護体), et gauche, hidari 左 (hidari shizen-tai 左自然体 ou hidari jigo-tai 左自護体).

Leur point commun est de maintenir le buste droit – la tête au dessus des épaules, les épaules sur les hanches, les hanches sur les pieds, dans un même plan, un même axe – et de ne placer qu’un minimum de force dans le corps. Jigo-tai nécessitant de la force dans les jambes et l’écart des appuis ne permettant pas des déplacements aisés, ce n’est qu’une position temporaire, à adopter en cas de nécessité et à abandonner aussitôt pour revenir à shizen-tai.

Shizen hontai est la posture où l’individu se tient naturellement droit, sans intention aucune. Les coudes tombent naturellement, la poitrine est bombée sans la forcer, le regard n’est pas baissé, les talons sont écartés de la distance d’environ un pied entre le droit et le gauche.

Il est difficile de ne pas faire le rapprochement entre cette attitude, toujours droite, qui frappe tant Kanō Jigorō chez son professeur de la Kitō-ryū et lui fera découvrir les principes de shizen-tai, et la définition que donne Inoue Chibudayū Masazumi (井上治武大夫正順) du caractère jiki 直, « droit », de son école, la Jikishin (直心流) : « jiki signifie : ne pas tricher, ne pas pencher, ne pas être distant ». Or, l’école Jikishin et l’école Kitō ont, comme on l’a vu, une base commune, l’école Teishin (貞心流).

Les avantages de la posture

L’aspect physiologique

La posture shizen-tai est celle qui demande le moins de force puisqu’elle s’appuie sur notre structure osseuse, notre squelette, et non sur les chaînes musculaires qui peuvent, elles, être au repos, dépensant le minimum d’énergie possible, tout en étant disponibles pour tout mouvement, si nécessaire. C’est aussi la posture la plus adaptée à l’effort physique et à son maintien, puisque c’est celle dans laquelle la capacité respiratoire se trouve à son maximum.

L’attitude fondamentale doit être l’attitude shizen‐ tai. Cʹest‐à‐dire que c’est la position dans laquelle l’homme se tient naturellement quand il n’y prête pas attention qui doit être la base. Cette position est la base et il peut arriver, selon le besoin, d’écarter les jambes, de s’accroupir, de se pencher mais, dès que ces nécessités sont passées, il faut revenir à la base. Cette position est celle qui autorise le plus facilement les changements et également une position dans laquelle on ne fatigue pas. En randori, c’est la position dans laquelle les deux partenaires doivent se mesurer.

L’aspect martial

Shizen-tai est également la posture stable la plus proche du déséquilibre : le centre de gravité est haut, les appuis ne sont écartés que de la largeur des épaules à peu près. Or, c’est du déséquilibre que naît le mouvement. C’est donc aussi la posture la plus proche du mouvement. Ainsi, c’est celle qui va permettre de se mettre en mouvement le plus rapidement, ce qui, d’un point de vue martial, est primordial, pour la défense (esquive) comme pour l’attaque (profiter d’une occasion dès qu’elle se présente).

Une position telle que jigo-tai, par exemple, bien que ne penchant d’aucun côté, est efficace dans la défense (en abaissant le centre de gravité) mais, du fait de l’écart des pieds, ne permet pas de changer rapidement ni de direction ni d’intention.

[…] je dis un mot de l’attitude : je voudrais que les pratiquants pratiquent ordinairement en shizen‐tai. En randori, il n’est certainement pas possible de rester en permanence en shizen‐tai car il est sans doute nécessaire de passer en jigo‐tai pour se protéger mais, quand on ne pratique pas dans le principe de shizen‐tai, ce n’est pas seulement la forme de corps qui devient mauvaise, on en vient à ne plus pouvoir bouger le corps de façon complètement libre. D’autre part, jigo‐tai est‐elle la position la plus adaptée à la défense ? Certainement pas ! Elle est parfois pertinente pour se défendre de certains types d’attaque mais il arrive souvent qu’elle ne soit d’aucun secours face à d’autres. A l’inverse, quand on se tient en shizen‐ tai, on paraît vulnérable à l’attaque dans toutes les directions mais, en même temps, quelle que soit la direction de l’attaque, il est possible d’esquiver et d’éviter facilement l’attaque ; d’autre part, il est facile d’attaquer.

Il est donc primordial, pour préserver la capacité de mouvement, de toujours revenir à shizen-tai.

Il faut que le corps soit en posture shizen‐tai, une attitude qui permet de changer dans n’importe quelle direction selon la nécessité.

D’autre part, être droit, le regard non baissé, permet de voir entièrement l’adversaire et même plus largement, ce qui est aussi, dans un combat, essentiel.

L’aspect philosophique

Shizen-tai est aussi une attitude : faire face à la situation, droit et sans arme ni faux-fuyants, en ne comptant que sur soi-même, sans chercher à s’échapper. Faire face avec courage, certes, mais aussi avec circonspection : pas de fuite, pas d’agressivité. Le corps droit, prêt à l’adaptation, au mouvement, capable de bouger promptement et sans effort, en conservant sa posture, ou en y revenant sans cesse.

Ainsi l’attitude shizen-tai permet-elle, au cœur de l’action, à la fois de rester fixé sur son objectif, et dans le même temps de toujours se ménager la possibilité de s’adapter aux circonstances pour atteindre cet objectif. A priori ni en attaque, ni en défense, mais capable de passer de l’une à l’autre dans l’instant.

L’attitude shizen-tai permet ainsi de garder à sa disposition, à tout moment, tout l’univers des possibles, tout en faisant de l’énergie disponible le meilleur usage possible.

Shizen-tai, plus qu’une simple attitude physique particulièrement adaptée au combat, apparaît ainsi comme une posture, à la fois physique et mentale. En tant que telle, elle fait écho à l’idéal formulé dans le Livre de l’école Kitō que nous avons déjà cité, celui du ciel :

Même si l’on change pour suivre l’ennemi, garder l’esprit immuable et une réelle tranquillité est assurer la victoire ; Une situation où l’on a réalisé la vacuité, où l’esprit et le corps sont immuables, s’appelle posture fondamentale ; Une situation dans laquelle on a préservé l’attitude fondamentale se dit fudōchi [sagesse immuable] ; Préserver la posture fondamentale demande de l’inventivité au quotidien.
[Livre cité ci-dessus]

Kanō Jigorō, en identifiant la posture shizen-tai et en la faisant travailler spécifiquement à ses élèves, propose une méthode pour atteindre ce que l’école Kitō ne faisait qu’annoncer comme un idéal et laissait à l’expérience individuelle ainsi qu’au génie de quelques-uns le soin d’atteindre.

L’aspect esthétique

Kanō Jigorō était très sensible à l’esthétique et pensait que seul ce qui est juste peut procurer une émotion de cet ordre. Fidèle à son tempérament, il approfondit, questionne ses conclusions dans tous les domaines possibles.

Ainsi, alors qu’il est déjà persuadé de la pertinence de cette position d’un point de vue martial et médical, il interroge le sculpteur Asakura Fumio 朝倉文夫 (1883-1964) : Ainsi, « Je pense cela mais, d’un point de vue du beau, qu’en est‐il ?» ou encore « la position naturelle du corps humain est à mon avis celle‐ ci, mais d’un point de vue de sculpteur, est‐ce correct ?»: il faisait preuve d’une incroyable ferveur d’approfondissement.

Asakura Fumio a d’ailleurs été sollicité pour faire la statue de Kanō Jigorō à l’occasion de son 77e anniversaire. Et c’est dans cette position shizen-tai, si importante pour son modèle, qu’il a choisi de le représenter. Cette statue, dressée dans le jardin de la faculté de lettres et de sciences de l’Université de Tōkyō est inaugurée le 28 novembre 1936. Fondue pendant la guerre pour en récupérer le métal, elle a pu en 1958 être recoulée par l’artiste – qui en avait conservé le moule. Elle se trouve aujourd’hui devant le Kōdōkan.


Shizen-tai : quand la faiblesse devient puissance

« Perdre » d’abord

Le problème d’être en permanence au bord du déséquilibre dans un jeu qui se fait fort de profiter de toute faiblesse de posture c’est, qu’au début, on chute à peu près à chaque pas, c’est-à-dire dès que l’on donne de l’élan – de la force – dans une direction. La tentation est alors de prendre une position de défense, par exemple les hanches tirées en arrière, bras tendus, tête baissée.

[…] quand on ne pense qu’au fait de ne pas devoir perdre, on tire les hanches en arrière, on met de la force dans les bras et on se met exclusivement en défense. Cela n’est pas seulement d’aucun bénéfice sur le plan du combat, ce n’est pas non plus souhaitable sur celui de l’éducation physique.

Outre que cela n’est bon ni d’un point de vue martial – capacité de mouvement limitée et pas de vision globale du partenaire – c’est aussi une aberration sur le plan physique : les muscles sont sollicités pour compenser l’inclinaison de la posture, et l’exercice ne saurait alors bâtir un corps utile et en bonne santé.

Globalement, en ce qui concerne lʹentraînement physique, ce qui importe en premier lieu est lʹattitude fondamentale. Il va sans dire que cette attitude fondamentale est shizen‐tai. Il faut sʹentraîner avec pour base shizen‐tai et migi ou hidari shizen‐tai, à partir desquelles il est possible dʹévoluer vers dʹautres attitudes. La raison en est quʹà partir de shizen‐tai il est aisé de changer vers nʹimporte quelle autre attitude alors que lorsquʹon adopte une attitude inclinée dans une direction, il est souvent difficile dʹévoluer vers dʹautres attitudes. Ce qui importe en second lieu est de ne pas ressentir de souffrance en tombant. Parmi les pratiquants de jūdō, nombreux sont ceux à adopter une attitude inclinée mais cʹest là un défaut qui provient, pour la plupart dʹentre eux, de ce quʹils détestent tomber. Et si ces personnes répugnent à tomber, en dehors du fait que détester perdre est un sentiment humain naturel, cʹest que, tant quʹelles nʹen ont pas pris lʹhabitude, elles se font plus ou moins mal en tombant. En ce qui concerne la première raison, il est juste de dire que pour battre les gens plus tard, il faut supporter de perdre pendant un temps. Pour ce qui est de la seconde, même si au début tomber est douloureux, non seulement cela devient supportable en sʹy exerçant souvent mais, en progressant, cela devient même plaisant. Si, en randori, les pratiquants qui ne parviennent pas à se déplacer selon la théorie se raidissent souvent étrangement et prennent une position inclinée, cʹest quʹils ont peur dʹêtre projetés. Cʹest pourquoi il faut sʹexercer suffisamment à tomber car, une fois quʹêtre projeté ne constitue plus une inquiétude, on en vient à pouvoir se déplacer naturellement comme on le souhaite. Ainsi, quand on tombe sans se raidir, sans sʹincliner, il faut se déplacer physiquement librement de façon à répondre aux exigences théoriques du nage‐waza, lancer son corps sans crainte et sʹadapter aux nécessités de lʹinstant. Quand lʹentraînement sʹeffectue en parfait accord avec la théorie, la technique devient efficace. Ce faisant la valeur du jūdō en tant que méthode d’éducation physique est parfaitement reconnue.

« Gagner » ensuite

Il faut donc pratiquer longtemps en acceptant d’être sanctionné souvent, puis de moins en moins. Pour cela, il faut deux choses. D’abord ne pas craindre de chuter, c’est-à-dire maîtriser la chute, et donc les ukemi [techniques permettant de chuter sans se blesser]. Ensuite, ne pas avoir peur de « perdre » (c’est-à-dire d’être sanctionné lors d’une tentative par la « défaite » de cette tentative), autrement dit être conscient que pour être fort sur le long terme, il faut accepter de perdre souvent, de faire de nombreuses expériences et d’en tirer des leçons. La chute est la sanction de la perte de la posture, à cause d’un retard sur le mouvement, ou d’une résistance à celui-ci. Il faut accepter le mouvement, apprendre à le lire, le suivre puis le prendre à son compte. De plus, le retour constant à shizen-tai permet d’être toujours dans la situation idéale pour se déplacer, attaquer ou défendre : quelle que soit la direction, il est possible d’agir ou de réagir en toute liberté.

Quand on se tient le corps en shizen‐tai et que l’on retire la force des bras et des jambes, on tombe facilement si le partenaire porte une technique, alors finalement on retire les hanches et on se durcit. Dans ce cas, si l’on nous fait tomber, il faut s’exercer à chuter, et s’entraîner jusqu’au bout dans cette position shizen‐tai sans varier et, finalement, les déplacements et changements deviennent libres, et c’est pour cela qu’une fois que le partenaire ne peut plus nous faire tomber, on devient vraiment fort.

Toujours revenir à shizen-tai

Kanō Jigorō définit l’importance de shizen-tai vers 1883. C’est l’un des piliers de son système. Si cette posture est si importante, c’est parce qu’elle répond « au triple objectif d’éducation physique, du combat et de la formation de l’esprit ». Si elle n’est pas respectée, c’est tout ce que le jūdō peut offrir qui s’en trouve compromis. C’est pourquoi lorsque Kanō Jigorō constate l’oubli trop systématique de shizen-tai dans la pratique quotidienne dans les dōjō, il n’a de cesse de trouver des solutions pour essayer d’y remédier. Il publie différents textes, donne des conférences, puis décide de mettre en place, en juin 1937, une section spéciale d’entraînement au randori (randori tokubetsu renshū-ka 乱取特別練習科) pour réenseigner la bonne façon de pratiquer cet exercice – autrement dit rappeler le respect de la posture shizen-tai – à certains professeurs, à charge pour eux de la diffuser largement.

La façon dont le randori est aujourd’hui généralement pratiqué ne correspond plus en de nombreux points au but originel, aussi avais‐je depuis longtemps envie de la modifier ; sans idée immédiate et judicieuse cependant pour y parvenir, je m’en étais jusque là désintéressé. C’est cependant une situation qui ne pouvait perdurer indéfiniment, et comme quelques idées me sont récemment venues, j’ai décidé de les mettre en application. Je l’ai déjà dit dans le numéro précédent : le randori de jūdō cumule des aspects guerrier et d’éducation physique et s’il est facile à chacun de comprendre l’aspect de l’éducation physique, c’est plus difficile en ce qui concerne l’aspect guerrier. Il est possible de pourfendre, frapper ou donner des coups de pieds sans danger dans les kata mais difficile de le faire réellement en randori. C’est pourquoi j’en suis arrivé à une méthode permettant de s’affronter sans danger. Il y a cependant un point sur lequel je n’avais pas suffisamment réfléchi – je ne m’en étais pas encore aperçu alors que c’était bien sûr inéluctable. En effet, il est entendu que dans le randori aucun des deux adversaires n’applique d’atemi ou toute autre technique qui pourrait occasionner des blessures à l’autre ; cependant, les deux adversaires ne doivent pas adopter une attitude ou une posture qui permettrait d’être facilement touché par un atemi. D’un côté je n’applique pas réellement ce qui causerait des blessures à mon partenaire mais, d’un autre côté, il me faut être prêt, au cas où il me porterait vraiment ses coups, à les esquiver ou les éviter. Dans le randori d’aujourd’hui, que les atemi ne soient pas utilisés est chose évidente mais parce que l’on convient de ne pas frapper, on en est arrivé à négliger jusqu’à la préparation à l’éventualité où l’adversaire frapperait pour de bon. On doit dire que c’est là un manque. Du fait de cette erreur, l’attitude et la posture en randori sont devenues ce qu’elles sont aujourd’hui. Si l’on met de la force dans les bras et les jambes, que l’on écarte les jambes, que l’on baisse le corps très bas quand on est au corps à corps, les déplacements sont lents et il est difficile d’effacer son corps agilement. C’est pourquoi il est souhaitable, lors du randori, de se mesurer au partenaire le plus possible en shizen‐tai ou sinon en jigo‐tai qui permet d’esquiver le corps à n’importe quel moment. Quand on adopte cette attitude, on peut facilement éviter les attaques du partenaire ou, en cas d’échec de l’esquive, au moins n’est‐on pas violemment frappé de face. De plus, quand on se place du point de vue de l’éducation physique, il est clair qu’il est souhaitable de s’exercer en shizen‐tai, attitude qui permet de changer en toute liberté aussi bien vers la droite que la gauche. Il est parfois des gens qui pensent qu’avoir une musculature d’Hercule est le corps idéal mais, le corps idéal, ce n’est pas cela et on ne peut d’habitude cautionner une musculature proéminente : il faut obtenir une puissance que l’on puisse appliquer dans n’importe quelle direction, et où les muscles forts apparaissent aussitôt que l’on met de la force. Pour construire un tel corps, il ne faut pas introduire en permanence de force lors des randori.

Assumer sa faiblesse

Accepter l’éventualité de la chute, c’est accepter l’éventualité d’un échec, assumer d’être faillible.  Avec le travail des ukemi 受身– techniques permettant de chuter sans se blesser – Kanō propose de transformer l’échec immédiat en expérience positive, source du succès futur.

Si on désire éduquer l’attitude décrite plus haut et s’habituer à cette posture, il est nécessaire d’éduquer l’habitude de s’exercer avec la bonne attitude et la bonne posture, sans adhérer au combat de randori tel qu’il est habituellement pratiqué aujourd’hui. Quand on est trop persuadé que l’on ne doit pas tomber, il devient difficile de tomber habilement. Ne pas pouvoir tomber habilement revient à faire des efforts inutiles. De là naissent blessures et échecs. Si au contraire, on ne déteste pas être projeté, qu’on ne tente pas de résister de toutes ses forces quand la technique du partenaire est efficace et qu’on se prépare à chuter courageusement, on maîtrise finalement la chute et cela ne devient plus le moins du monde douloureux. Quand on accumule cette expérience, on en arrive à pouvoir porter des techniques tout en étant projeté ou encore à pouvoir, dans la chute, esquiver le corps et se relever. Comme, par un tel exercice, on en arrive à pouvoir mouvoir le corps avec légèreté et liberté, ce corps est un excellent corps qui a été bien renforcé. Quand on réfléchit à partir de là, il devient évident que la pensée d’aujourd’hui qui refuse la chute est à proscrire, tandis qu’il faut plutôt s’exercer à la chute, de manière à rendre le corps libre et capable de porter des techniques habiles.

Kanō, que ce soit dans sa vie professionnelle comme dans le jūdō, a toujours pensé que la théorie seule ne pouvait suffire et que c’était son application qui permettait de la valider (ou non), d’éventuellement la corriger, de nourrir encore la réflexion. Théorie et mise en application doivent donc s’engendrer mutuellement. C’est aussi le jeu de l’essai et de l’erreur.

Plus on accumule les tentatives – même si beaucoup d’entre elles se soldent par des échecs – plus on apporte d’éléments permettant de bâtir un succès futur. Il faut donc pouvoir réitérer les tentatives autant de fois que nécessaire. Il faut donc que l’échec n’ait pas de conséquences traumatisantes.

Kanō Jigorō systématise l’étude de la façon de chuter. Il n’est pas le premier à penser qu’il est important de ne pas se blesser en tombant, et on peut trouver, dans de rares écoles, une réflexion ainsi qu’un travail sur les chutes, notamment dans l’école Sekiguchi-ryū 関口流, mais il est le premier à en faire un préalable, un des fondamentaux de la méthode. Le jūdō part en effet du principe que l’on va obligatoirement chuter, que les tentatives échouées font partie de la progression, mais que l’important c’est de pouvoir se relever et reprendre la pratique.

Sans la maîtrise des chutes, pas de jūdō possible. Le jūdō est la première méthode de jūjutsu à travailler autant les projections, et notamment des techniques d’amplitude, où la personne projetée tombe de tout son poids sans le soutien du partenaire, voire en ayant à supporter en plus le poids de celui-ci. Savoir chuter a donc deux objectifs principaux. Premièrement : ne pas se blesser ; deuxièmement : permettre d’essayer sans craindre d’échouer (parce que la sanction de cet échec n’est ni dangereuse ni douloureuse). En effet, n’ayant pas peur d’être projeté, rien n’empêche de tenter des solutions puisque le seul risque est la chute. Mais, dans ce cas, on se relève aussitôt, fort de l’expérience vécue et prêt à en tirer les conséquences. Savoir chuter, ne pas avoir « peur » de la chute (ne la craindre ni physiquement ni psychologiquement) apparaît ainsi comme l’une des conditions essentielles de la pratique du jūdō, puisque c’est cette maîtrise qui permet d’envisager, à la fois sereinement et pratiquement, les essais et erreurs nécessaires au progrès.

Ukemi, un exercice spécifique

Les différentes façons de chuter sont appelées, en jūdō, ukemi 受身, terme souvent traduit par « brise chute ». En fait, si l’on en croit les écrits de Kanō Jigorō, ce terme est très tardif. Peut-être était-il depuis longtemps employé à l’oral mais il n’apparaît sous la plume de Kanō qu’en 1931 dans son livre, Jūdō kyōhon jōkan 柔 道教本上巻 (Manuel de jūdō, volume premier), avec cette explication :

Avant d’entrer dans l’exercice du randori, il faut connaître ce que l’on appelle les ukemi. Les ukemi sont une manière de pouvoir tomber agréablement sans se blesser ni ressentir de souffrance, que l’on tombe par soi‐même ou que l’on soit projeté par quelqu’un. Avec cela, on peut tomber en avant, en arrière, à droite et à gauche, et il arrive que l’on roule. Si on ne peut pas faire cet exercice librement, on ne peut pas faire randori convenablement.

Il faut ensuite attendre 1937 et un livre… en anglais, pour retrouver ce mot utilisé par Kanō : « Ukemi or Falling way », « Ukemi ou façon de chuter ».

Dans les autres textes – antérieurs ou postérieurs – on trouve, tout simplement, le terme taoreru (倒れる « tomber », « chuter »). Ainsi, par exemple, « entraînement à chuter » (taoreru keiko 倒れる稽古 ), « façon de chuter » (taorekata 倒れ方), « chuter habilement » (takumi ni taoreru 巧みに倒れる) ou « façon de chuter sans souffrance ni danger » (kutsū mo naku kiken mo naku taoreru shikata 苦痛もなく危険もなく倒れる仕方).

Il semble donc que le besoin de nommer spécifiquement ce type d’exercice, de méthode de réception dans les différentes directions de chute, se soit fait sentir à un moment donné. Il est possible que ce soit dans le cadre de la diffusion du jūdō à l’étranger.

Le choix du mot employé par Kanō Jigorō n’est pas neutre, et une convergence d’expressions a sans doute mené à la construction de ce terme ukemi 受身, composé d’uke 受, « recevoir », « subir », « accueillir », et de mi 身, « corps », « chair ».

Ainsi, dans le kata, celui qui, au final, subit la technique a le rôle dit d’uke 受. Ensuite, dans le texte Kōdōkan jūdō gaisetsu 講道館柔道概説 (« Explication générale du Kōdōkan jūdō »), publié en feuilleton dans la revue Jūdō entre juin 1915 et mai 1916, ukemi 受身 apparaît dans la phrase suivante : « […] ce faisant, le partenaire, sa posture sapée sur l’avant, se retrouve passif […] ». Ukemi, traduit ici par « passif », désigne dans ce cas une situation dans laquelle on n’est plus acteur, sur laquelle on n’a plus prise et où on ne peut que subir, être à la merci d’éléments extérieurs (partenaire et / ou lois physiques).

Plus loin, dans la partie consacrée à la façon de chuter, nous trouvons des formulations utilisant le mot verbal ukeru 受ける, notamment : « comment faire / se comporter lorsque l’on nous fait tomber ? » (taosareta toki wa dō ukereba yokarō ka 倒された時はどう受ければよかろうか ), « en faisant ainsi, on peut facilement subir / se recevoir » (sō sureba yōi ni ukerareru mono de aru そうすれ ば容易に受けられるものである). « Uke », est ici actif. C’est une façon active de se comporter lorsque les choses ne dépendent plus de nous : c’est une méthode, c’est-à-dire une suite d’actions.

Il arrive également que l’on soit renversé sur l’arrière. À ce moment là, je plie le cou afin que le menton touche la poitrine, je courbe également le dos pour l’arrondir et lorsque le corps touche le sol je tombe de façon à ce que le corps roule sans qu’aucune partie ne heurte violemment le sol. Juste avant de toucher terre, comme sur la figure 3, les mains frappent le sol, ce qui diminue la force de l’impact lorsque le corps touche. En ce qui concerne la façon de frapper avec les mains, il faut d’abord écarter les mains du corps selon un angle de 30 à 40 degrés et frapper le sol de la paume, en commençant par la paume et la partie où la paume et l’avant‐bras se touchent tandis que la partie du coude touche le sol un peu en retard (j’ai parlé de sol de façon générale mais lors d’un entraînement, il s’agit bien sûr des tatamis d’entraînement). J’ai dit que le coude devait arriver un peu en retard sur le tatami et c’est là chose à laquelle il faut faire particulièrement attention. Si d’aventure le coude touchait le sol en premier, il le heurterait violemment et on pourrait alors facilement s’y blesser ou endommager l’articulation de l’épaule. Cependant, si c’est la paume qui touche d’abord le sol, comme elle frappe en premier souplement le sol et que l’articulation du coude adoucit encore quelque peu cette force, elle n’arrive à l’épaule qu’atténuée. En même temps, il faut également veiller à ce que les paumes n’atteignent pas le sol trop tôt avant les coudes. En effet, lorsque la paume arrive trop tôt, il y a un risque pour endommager l’articulation du coude. J’ai dit qu’il fallait faire en sorte que la paume et la partie entre la paume et l’avant‐bras touche le sol en premier parce que si j’avais simplement parlé de la paume, il y a un risque pour que le coude soit trop en retard tandis que si j’ajoute également la partie où la paume et l’avant‐ bras se rejoignent, le coude ne devrait pas être trop en retard. En ce qui concerne la façon de frapper, on peut faire comme je l’ai indiqué précédemment mais est‐ce que les deux mains doivent frapper le sol en même temps ? Lorsque les débutants s’entraînent à frapper, il est bon qu’ils le fassent en même temps des deux mains mais une fois un peu avancés dans l’entraînement, il est conseillé de les faire s’amuser à ne frapper que d’un côté, à droite ou à gauche. En effet, il arrive rarement dans la réalité de tomber bien en arrière, on est souvent légèrement orienté vers la droite ou la gauche. Dans ce cas, si l’on est orienté sur la gauche, on frappe le sol de la main gauche et, si l’on est orienté vers la droite, de la droite. C’est pourquoi il est nécessaire de s’entraîner habituellement à frapper à une seule main. Ainsi, même lorsque l’on est renversé complètement sur l’arrière, on peut, en se tournant légèrement sur la droite ou sur la gauche, ne frapper le sol que d’une main.

Ainsi, ukemi a selon nous quelque chose à voir avec la reconnaissance d’une certaine forme d’impuissance : reconnaître qu’il n’y a plus rien à faire d’autre que, sans plus résister, s’abandonner, être passif – tout en restant l’acteur de cette passivité. Acteur physiquement, parce que comme c’est une technique, elle passe forcément par le corps – ce que le contact avec le sol ne va pas manquer de rappeler –, mais aussi acteur intellectuellement et mentalement car il est nécessaire d’en tirer un sens.

Ukemi, c’est apprendre à agir un moment qui pourrait être de passivité ou de soumission, c’est être activement passif pour se nourrir de l’expérience afin que
celle-ci alimente la pratique future – ne serait-ce qu’en la permettant, en évitant la blessure.

C’est donc l’art de se recevoir, mais c’est surtout l’art de « recevoir », uke 受, dans son corps, plus encore, dans sa chair, mi 身, l’expérience vécue. Comment est-ce que je la fais mienne ? Comment est-ce que je la transforme ?

Confisquer à l’autre sa capacité de mouvement

Tant que l’autre peut se déplacer, alors il peut attaquer ou esquiver – d’où l’importance de conserver cette posture shizen-tai, qui offre la capacité de mouvement maximale. De manière réciproque, lorsque l’autre ne peut pas bouger, alors il ne peut ni attaquer, ni esquiver.

Si, tandis que l’autre ne peut plus bouger, on a su soi-même conserver une posture permettant un large éventail de mouvements, alors il est possible de porter une technique – qui sera d’autant plus efficace et facile à porter que la posture de l’autre sera faible.

De cette réflexion, Kanō Jigorō tire un principe triple : kuzushi 崩し « destruction », tsukuri 作り « construction » et kake 掛け « placement ». L’idée est simple : pour prendre le dessus dans une situation de confrontation, il faut que l’autre soit dans une posture faible – c’est-à-dire privé de capacité de mouvement – tandis que je suis moi-même dans une posture forte. Il faut donc « détruire sa posture » (shisei o kuzusu 姿勢を崩す), c’est le kuzushi, « construire » une situation dans laquelle le rapport de force nous est favorable, c’est le tsukuri, puis se placer pour pouvoir « appliquer » une technique, c’est le kake.

Les trois étapes

Kuzushi

Kuzushi, 崩し « destruction », « écroulement », se réfère à l’action de détruire la posture de l’autre.

Kuzushi est souvent traduit par « déséquilibre », ce qui ne traduit qu’une partie de l’idée. Le terme de « déstabilisation » est sans doute préférable car il s’applique à la fois à la posture physique et mentale. L’autre est peut-être déjà en mouvement, en tout cas dans une position forte – qui l’autorise à bouger rapidement, à s’adapter, à prendre éventuellement l’initiative ou la direction du mouvement. Dans un tel cas, il n’est pas possible de porter une attaque : elle serait soit esquivée, soit réutilisée au profit de l’autre.

Une façon de détruire la force de la structure de l’autre, c’est de parvenir à empêcher son mouvement. Kanō Jigorō définit ainsi « huit directions de kuzushi » (happō no kuzushi 八方の崩し, où huit directions peut aussi signifier une infinité de directions). Il s’agit d’incliner le corps de l’autre de façon à ce que sa surface de contact avec le sol soit la plus petite possible. Le kuzushi idéal, c’est quand le partenaire ne peut plus par lui-même ni tomber, ni revenir sur des appuis stables. C’est pour cela que kuzushi est souvent traduit par « déséquilibre » mais, en réalité, il s’agit d’une « destruction » de la posture. C’est un flottement, un moment que l’on ne peut maintenir et pendant lequel le partenaire est entièrement privé de sa capacité de mouvement : il est figé, fixé.

Maintenant, pour détailler un peu plus précisément encore l’explication, je sors un bâton d’encre de Chine. Quand je pose celui‐ci sur le bureau de la façon habituelle sur sa face longue et plate, on peut dire qu’il se trouve dans une position parfaitement stable. Ensuite, quand je le dresse dans sa longueur avec sa petite surface pour base également, même si on ne peut pas dire qu’il est parfaitement stable, si aucune force extérieure n’intervient, il peut à coup sûr tenir debout. Maintenant, si je place ce bâton d’encre de Chine de façon à ce qu’il ne soit ni renversé sur son côté plat, ni debout, mais entre les deux, il ne fait aucun doute que si sa position penche vers la position debout alors il tiendra dressé et que si sa position l’incline à la chute, alors il tombera à plat. Pour rester dans la position initiale, il faudrait qu’il puisse maintenir une position dans laquelle il ne penche ni vers la chute ni vers debout mais exactement au centre. La zone de contact entre les surfaces du bâton d’encre de Chine est si étroite qu’on peut la qualifier de ligne et il est donc, dans la pratique, difficile de le faire se tenir sur celle‐ci. Et même si par extraordinaire on parvenait à faire tenir le bâton sur cette ligne, le moindre mouvement du bureau ou le moindre souffle de vent le renverserait inexorablement. Pourtant, en théorie, il doit être possible de trouver une position dans laquelle le bâton d’encre de Chine ne pencherait ni vers la position debout ni vers la chute sur le côté. Quand on applique cette logique à la poussée sur la poitrine pour tenter de renverser un partenaire, il est des situations exactement comparables au bâton d’encre de Chine qui se tient sur la ligne de jonction entre ses deux faces plates et où si l’on pousse un peu fort le partenaire tombe car (il se tient sur un espace tellement réduit) il ne peut se redresser. Comme cela doit être possible sur le  plan théorique, l’habileté technique acquise par le travail doit permettre de le réaliser dans la pratique. Il ne s’agit pas seulement de la poussée, il en va de même lorsque l’on tire.

La première technique du nage no kata est là pour illustrer ce que doit être le kuzushi, en allongeant celui-ci au maximum et en l’exploitant de la façon la plus sobre possible.

Par exemple, la façon de tirer lors la dernière traction, dans l’intention de faire chuter, de la première technique du nage‐no‐kata, hiki‐otoshi, correspond exactement à la façon dont il faut tirer pour correspondre au principe qui précède. Quand on tire la première fois, le partenaire n’avance que de ce qu’il a été tiré, ensuite, même si on le tire, il avance de la même façon et sa posture n’est toujours pas déstabilisée. C’est pourquoi l’on tire beaucoup plus sur le pas suivant. Pourtant, il ne s’agit pas d’une traction destinée à provoquer immédiatement la chute. En même temps, il ne s’agit pas non plus d’une traction insuffisante qui permettrait au partenaire de se tenir debout en sécurité : il s’agit de le tirer dans la position la plus inconfortable qui soit où il ne lui soit possible ni de chuter ni de se redresser mais qui se situe entre les deux. Comme cette situation, en théorie, est possible, le résultat de l’entraînement est de permettre de la réaliser dans la pratique. Si l’on a atteint ce niveau de maîtrise technique, on peut dire que l’on atteint le niveau technique ultime du jūdō. Dans le cas de hiki‐otoshi, le partenaire est toujours debout. Cependant, pour s’approcher d’un pas à proximité de ce que je viens d’expliquer, dans un premier temps, on est bien obligé de considérer comme valable le fait de tirer. Ce faisant, à chaque entraînement, on augmente sa maîtrise technique et l’on peut finalement s’approcher de l’idéal.

Tsukuri et kake

Comment pourrait-on profiter de ce que la posture de l’autre est désormais détruite si on n’est pas soi-même en situation d’en profiter ? Tsukuri 作り désigne l’étape suivante, celle de construction, qui consiste à construire à la fois une position dans laquelle on est fort (en se plaçant à la distance dont on a besoin ou en créant l’ouverture nécessaire avec les mains pour glisser ensuite son corps, par exemple) et où il est possible en même temps de garder l’autre dans un posture aussi inconfortable que possible. Il y a donc deux faces au tsukuri : la construction de sa posture et la construction de la posture de son partenaire.

Kake (掛け), désigne le fait de profiter de ce qui a été construit à l’étape précédente pour porter, de manière spécifique, une technique donnée, c’est-à-dire pour appliquer le moyen mécanique qui va concrétiser la situation que le kuzushi et le tsukuri ont permis puis construit.

Tsukuri et kake sont étroitement liés, dans le temps comme dans l’espace. Dans le temps, car s’ils ne sont pas liés, si le kake ne prolonge pas le tsukuri sans temps d’arrêt, le partenaire bénéficie d’une opportunité de rétablir sa posture. Dans l’espace, car la façon dont on va construire le tsukuri oriente le kake – toutes les positions ne permettent pas toutes les techniques.

Pour porter facilement une technique, je détruis la posture de l’adversaire, puis préparer mon corps s’appelle tsukuri et porter une technique sur une attitude bâtie s’appelle kake. Lorsque l’on pratique le randori, tout spécialement en nage‐ waza, il est juste de d’abord insister sur l’exercice au tsukuri et, ensuite, de mettre de l’énergie dans l’exercice du kake. La raison est que si le tsukuri est suffisant, la technique passe même si le kake est faible mais, lorsque le tsukuri est insuffisant, même si le kake est efficace, cela ne fonctionne pas si le partenaire est fort et, s’il est faible, il y a risque de le blesser. C’est pourquoi une technique doit se porter soit quand la posture du partenaire s’est affaiblie d’elle‐même, soit lorsque je l’ai moi‐même détruite, en utilisant divers moyens comme pousser, tirer, tordre, prendre de la distance.

Valider la théorie

De la même façon que Kanō Jigorō avait cherché une technique pour trouver une solution au problème que lui posait l’imposant Fukushima et, qu’avant de la tenter sur lui, il l’avait travaillée, sur plusieurs personnes, il élabore, polit, peaufine sa théorie et son application dans le secret de son dōjō avant de décider de la valider – ou non – définitivement : l’appliquer sur son professeur, Iikubo. Bien que tout aussi déterminants dans l’histoire du jūdō, ces deux épisodes présentent une différence fondamentale : avec Fukushima, il est dans une recherche technique, avec Iikubo, une recherche de principe.

Cela devait, je crois, être la dix‐huitième année de l’ère Meiji [1885] et, un jour, alors que je faisais randori avec ce professeur [Iikubo], mes projections étaient très efficaces. Jusque là, il mʹarrivait parfois de le projeter mais cʹétait plutôt lui qui ne cessait de me projeter ; pourtant, ce jour là différait de tous ceux qui précédaient et, de façon incroyable, je ne subis aucun ippon et, qui plus est, les techniques que je portais étaient vraiment efficaces. En fait, comme il était de l’école Kitō, c’était un expert en techniques de projection et, habituellement, cʹétait moi qui étais projeté. Or, ce jour là, le résultat était vraiment exceptionnel. Le professeur trouvait cela tout à fait incroyable, et jʹy réfléchis beaucoup. Cʹétait vraiment le fruit de mon étude approfondie de la déstabilisation (kuzushi) de la posture de lʹadversaire et de sa compréhension. Jusque là, bien sûr, je déstabilisais (kuzushi) et faisais lʹeffort de prendre en compte le déplacement du partenaire mais là, je me concentrais particulièrement sur la déstabilisation, ne portais la technique quʹaprès avoir déstabilisé et cʹest ce que je réalisais complètement. Plus tard, jʹenseignais au Kōdōkan le déséquilibre dans six directions ou encore dans huit directions mais tout cela vient de cette étude approfondie.

Sa théorie fonctionne donc à merveille mais il faut bien noter qu’en l’an 18 de l’ère Meiji, 1885, Kanō a déjà créé le Kōdōkan depuis trois ans ! Avant d’en arriver à ce niveau de maîtrise, il a d’abord isolé le principe par sa réflexion puis s’est longuement exercé avec ses élèves dans la direction qu’il pensait juste avant de confirmer finalement avec la personne la plus à même de sanctionner les erreurs, et donc, à l’inverse, si elle n’y parvient pas, de confirmer la pertinence de la théorie et de sa méthode.

Par principe, déstabiliser peut se faire dans nʹimporte quelle direction mais le principe consiste en ce que, tant que lʹon n’introduit pas la moindre force, toutes les directions sont possibles et que, quand on met de la force, on déstabilise dans la direction dans laquelle on a placé cette force. À cette époque, comme certains de mes disciples étaient tout à fait capables, je les prenais comme partenaires et mʹexerçais à toutes sortes de techniques et cʹest pourquoi jʹai pu placer mes techniques en fonction de la façon de déstabiliser mon professeur.

Non seulement cela va lui valoir de recevoir l’ensemble des documents de transmission de l’école Kitō ainsi que l’autorisation de l’enseigner, mais c’est surtout le point de départ de la réflexion du jūdō proprement dit. Sa méthode, sa théorie comme son application en découlent directement.

Alors que je faisais part au professeur de cette histoire de placement de la technique une fois le corps du partenaire déstabilisé, il me dit que cʹétait exactement cela, quʹil nʹavait plus rien à mʹenseigner et que je devais dorénavant accumuler de plus en plus dʹexpérience avec des partenaires jeunes. […] Peu après, je reçus du professeur lʹautorisation dʹenseigner le style ainsi que tous les documents de transmission en possession du professeur sans exception ; cʹest ainsi que je reçus le menkyo kaiden.