Les objectifs

Le judo du dojo est un laboratoire qui permet petit à petit d’adopter un état d’esprit et une condition physique qui est utile à l’extérieur

Exprimer le but du jūdō : se réaliser et contribuer à la société

En février 1915, dans un article intitulé « Explication générale du Kōdōkan jūdō – I» (« Kōdōkan jūdō gaisetsu (dai ikkai) 講道館柔道概説 (第一回) ». Kanō Jigorō formule ainsi le but du jūdō : « se réaliser et contribuer à la société » (onore o kansei shi yo o hoeki suru 己を完成し世を補益する). Dès lors, et pendant cinq années, il emploie cette formule très souvent avant qu’elle ne disparaisse définitivement, après une dernière apparition dans l’article « L’esprit dont je souhaiterais vraiment que tout jūdōka fasse preuve » (« Jūdōka ni zehi motte moraitai seishin 柔道家に是非持っていて貰いたい精神 ») publié en mai 1920.

Les termes utilisés par Kanō Jigorō sont évocateurs. D’abord, lorsqu’il parle de but ultime, il utilise les termes 究竟 kukkyō / 終極 shūkyoku /究極 kyūkyoku. Tous trois véhiculent l’idée d’aller au fond des choses (caractère 究), à leur extrémité (caractère 極), évoquant la « quête du faîte extrême » (大極 taikyoku). Ce que nous traduisons par « se réaliser » est écrit 完成 (kansei) et « contribuer » est noté 補益 (hoeki). Or, ces deux composés traduisent l’idée de compléter quelque chose. Ainsi kansei (完成), c’est, selon le dictionnaire Kōjien, « rendre quelque chose kanzen »724 où kanzen (完全) signifie : « qui est pourvu de tout, à qui il ne manque rien ; qui n’a pas de défaut ; qui s’étend à tout.». Kansei évoque ainsi l’idée de rendre quelque chose complet. Hoeki (補益), c’est obtenir un bénéfice (益) en comblant (補) un manque. Il s’agit donc de repérer les zones faibles pour travailler à les renforcer et qu’ainsi, cela profite à l’ensemble.

Pour atteindre ce but, offrir un moyen

Utiliser de la façon la plus efficace la force de l’esprit et du corps

Pour atteindre le but désormais clairement défini, Kanō Jigorō propose un moyen. Pour lui, en toute situation, « la cause du succès ou de l’échec réside souvent en ce que l’on a ou non fait les efforts nécessaires au moment opportun ». Dans le même temps, en 1915, comme nous l’avons vu en première partie, il résume le résultat de ses recherches entamées en 1882 à partir du principe jū par : « utiliser de la façon la plus efficace de la force de l’esprit et du corps » (shinshin no chikara o mottomo yūkō ni shiyō suru 心身の力を最も有効に使用する), formule qui connaîtra jusqu’en 1919, date de sa dernière occurrence, quelques variantes.

Kanō Jigorō rappelle qu’il ne considère pas le jūdō comme une activité limitée aux exercices proposés dans le cadre du dōjō. L’exercice dans le dōjō a pour but de comprendre une méthode (que la confrontation met en évidence), qui peut, et doit, s’appliquer hors du dōjō.

Les critiques diront sans doute qu’alors il faut appeler aussi jūdō toute utilisation la plus efficace de la force mentale et physique dans la politique, la diplomatie, l’armée, ou encore les affaires. Pour toute réponse et sans la moindre hésitation, j’affirme que c’est une évidence. La politique, la diplomatie, l’armée, ou encore les affaires diffèrent des situations d’attaque et de défense du jūdō mais ont en commun la voie de l’utilisation la plus efficace de la force de l’esprit et du corps pour atteindre le but fixé. Même si, dans la forme, la logique est la même, il y a, dans le contenu, des différences et des similitudes. Si vous avez appris la voie de l’utilisation la plus efficace de la force mentale et physique à partir d’exercices d’attaque et de défense, vous pouvez comprendre à partir de cela la façon appropriée de vous adapter à toutes les situations. Toutefois, s’il existait déjà jusqu’à maintenant un terme généralement reconnu pour désigner la voie de l’utilisation la plus efficace de la force mentale et physique, alors je pense qu’il faudrait limiter le sens du mot jūdō aux cas d’attaque et de défense mais, à ma connaissance, il n’en existe aucun.

Kanō Jigorō affirme alors que pratiquer le jūdō sert non seulement à obtenir, comme il le dit depuis pratiquement le début du Kōdōkan, des bénéfices sur le plan du combat comme sur celui de l’éducation physique, intellectuelle et morale, mais aussi à comprendre la façon dont on atteint de la façon la plus certaine qui soit son but, quel qu’il soit, y compris et surtout celui dont il vient de doter le jūdō : « se réaliser et contribuer à la société ».

Un jūdō ou plusieurs jūdō ?

En 1938, Kanō Jigorō affirmera : « j’insiste sur le fait que le jūdō tel que le conçoivent de nombreuses personnes actuellement, c’est-à-dire une lutte qui se pratique dans un dōjō, n’est qu’une des applications du jūdō et que le sens fondamental du jūdō est quelque chose d’extrêmement vaste, d’extrêmement profond ».

Il arrive souvent à Kanō Jigorō de dire que cette affirmation a toujours été vraie, que « depuis la création du Kōdōkan, le jūdō a toujours été plus qu’une technique d’attaque et de défense ». Il a peut-être toujours eu cette intuition, mais il lui faudra des années pour arriver à une formulation, et il en est tout aussi conscient. Toujours en 1938, par exemple, il concède que « le jūdō, à l’époque où l’on considérait qu’il ne se pratiquait que dans les dōjō, relevait certes bien de la culture, pourtant, combien son sens était étroit !»732 ; en 1889, il avait par exemple restreint le sens du mot « combat », affirmant que le jūdō ne s’y intéressait que sur le plan physique :

Alors, ce que l’on appelle combat, dans son acception large, consiste à se disputer avec autrui pour atteindre un but donné, quel qu’il soit. Toutefois, dans la méthode de combat du jūdō, on emploie le terme combat dans un sens étroit qui désigne l’entraînement aux techniques qui consistent à pouvoir tuer si on veut tuer, à pouvoir blesser si on veut blesser, à pouvoir saisir si on veut saisir, ou encore à pouvoir soi‐ même éviter habilement ces techniques si un autre voulait les porter. Autrement dit, il s’agit de s’exercer à des techniques permettant de maîtriser quelqu’un physiquement et de ne pas se laisser maîtriser.

Entre 1915 et 1920, il est dans une double affirmation. D’une part, il ne cesse d’expliquer que la meilleure méthode d’utilisation de la force de l’esprit et du corps doit certes se comprendre et se maîtriser dans le dōjō mais également qu’elle doit être appliquée à tous les aspects de la vie. D’autre part, il a formulé et répète inlassablement que le but du jūdō est de « se réaliser et contribuer à la société ».

Une première tentative d’expression : trois niveaux de jūdō

Pour expliquer qu’il n’y a pas de différence fondamentale entre le jūdō dans et hors du dōjō, que le second naît du premier, Kanō Jigorō tente d’abord, en juillet 1918, d’exposer son idée dans un article au titre énigmatique : « Débattre des trois niveaux du jūdō, haut, médian et bas » (« jūdō ni jō chū ge sandan no betsu aru koto o ron zu 柔道に上中下三段の別あることを論ず »). Il y réaffirme que les exercices d’attaque et de défense sont à la fois l’origine historique de la méthode d’une part et d’autre part la fondation permettant la progression vers d’autres dimensions, constituant de facto le niveau inférieur, (下段 gedan) du jūdō.

Dans le jūdō de niveau inférieur, le but est de s’entraîner aux méthodes d’attaque et de défense. Jusqu’ici, on s’y est pratiquement exclusivement entraîné à mains nues, n’employant les armes que dans le kata.

Le deuxième niveau consiste en la réalisation de l’un des objectifs historiques du Kōdōkan : une éducation physique complète ainsi qu’une formation intellectuelle et morale de qualité. Il s’agit déjà là d’une évolution historique d’importance, liée d’une part à sa propre expérience, et d’autre part à la moins grande nécessité du combat physique dans la société des années 15 de l’ère Meiji (1882). Cette formation constitue le niveau médian (中段 chūdan) du jūdō.

Dans le niveau médian, ce que l’on fait en plus de l’éducation physique est d’exploiter toutes les occasions pour former l’esprit. On fait attention au genre d’entraînement des autres, on apporte observation et inventivité à différentes techniques, on renforce le corps et l’esprit, on maîtrise ses émotions, on forme le courage : en un mot, on fait en sorte que le corps comme l’esprit puissent se comporter selon notre volonté. […]
En résumé, la satisfaction que l’on tire de l’entraînement, le plaisir que l’on ressent à goûter la maîtrise du combat ou en allant plus loin encore, le ravissement esthétique que l’on

Le troisième niveau n’est pas réellement une innovation non plus – on en trouve les prémisses dans la conférence de 1889, même si son expression ne date que d’après 1915 –, il s’agit d’appliquer dans la vie quotidienne ce que la pratique du jūdō apporte, physiquement et spirituellement, au bénéfice de chacun et au bénéfice de la société. C’est le niveau le plus haut (上段 jōdan) du jūdō.

Comme atteindre le niveau supérieur du jūdō signifie contribuer à la société en utilisant le plus efficacement la force du corps et de l’esprit acquise aux niveaux inférieur et médian, son application est extrêmement large et nécessite beaucoup d’inventivité. Si on réfléchit à toutes les situations avec pour critère de se demander si on a utilisé l’énergie du corps et de l’esprit le plus efficacement, on sait tout de suite quels faits et gestes de notre vie quotidienne correspondent ou non au principe du jūdō.

Ces trois niveaux ne sont pas séparables. Kanō Jigorō souhaite « vraiment que le pratiquant sache que ces trois niveaux existent et qu’il ne penche pas vers un

aspect plutôt qu’un autre ». De les avoir ainsi isolés, étiquetés, devrait, pense-t- il, aider le pratiquant à être conscient de ce qu’il fait en venant tous les jours au dōjō.

Il est difficile d’instaurer une hiérarchie entre ces trois éléments [bujutsu, éducation physique, éducation intellectuelle et morale] ; en ce qui concerne leur ordre, l’étude de l’attaque et de la défense en est le socle. A partir de cette recherche, il est possible de renforcer le corps ou de former l’esprit. Ensuite, le corps étant renforcé et l’esprit formé, il est possible de bien réaliser ce que l’on souhaite faire. C’est pourquoi, du point de vue de l’ordre, investir son énergie dans la société est l’élément qui arrive en dernier. Cependant, en se plaçant d’un autre point de vue, placer au mieux son énergie dans ce monde doit être le but ultime de l’activité humaine. Se renforcer comme se former sont les moyens de ce but. Alors, comme ce renforcement et cette formation reposent sur l’exercice à l’attaque et la défense, l’exercice à l’attaque et la défense est un moyen, ou plutôt, n’est rien d’autre qu’un moyen. Ainsi, on applique le principe comme on veut selon le point de vue mais, d’abord, par commodité, on place tout en bas l’exercice d’attaque et de défense qui constitue le socle et on le baptise « jūdō de niveau inférieur » tandis que comme la recherche dans la façon d’appliquer son énergie dans le monde vient en dernier, on le nomme « jūdō de niveau supérieur », et le renforcement ainsi que la formation, dont on peut même dire qu’il sont des produits dérivés de l’exercice d’attaque et de défense, constituent le « jūdō de niveau médian ».

C’est la seule et unique fois que Kanō Jigorō utilise cette idée de « niveaux ». Notre hypothèse est qu’il n’était pas particulièrement satisfait de cette hiérarchie, en particulier en ce qui concerne les niveaux inférieur et médian. En effet, depuis 1888, il affirme également que la particularité du jūdō est d’allier, sur un même plan, les aspects martial, d’éducation physique et de formation de l’esprit. Or, dans cet article, il sépare la confrontation physique de l’aspect éducatif, tant physique que spirituel. Un non pratiquant de jūdō qui entrerait dans un dōjō, voyant des combattants au corps à corps, conclurait probablement, à l’appui de cet article, que ce qu’il a sous les yeux constitue le niveau inférieur du jūdō, et que ce niveau est presque semblable aux anciens jūjutsu. Ne se demanderait-il pas, ensuite, où, quand et comment se pratiquent les deux autres mystérieux niveaux ?

Jūdō au « sens étroit » et au jūdō « sens large »

Dès l’année suivante, en octobre 1919, dans un article intitulé « Souhaits à l’égard des professeurs de jūdō » (« Jūdō no kyōshi ni tai suru kibō 柔道の教師 に対する希望»), Kanō Jigorō modifie son approche. Il introduit les termes « jūdō au sens étroit », ou « jūdō au sens strict » (kyōgi no jūdō 狭義の柔道) et « jūdō au sens large » (kōgi no jūdō 広義の柔道). En fait, le premier reprend les niveaux inférieur et médian, c’est-à-dire tout ce qui se passe dans le dōjō, le « jūdō des dōjō » (dōjō ni okeru jūdō 道場における柔道), tandis que le second, englobant le premier, élargit l’application des principes découverts par la pratique à la vie sociale, le « jūdō dans la société » (yo ni okeru jūdō 世における柔道).

Quand on explique le jūdō au sens large, il s’agit de la voie qui consiste à, quel que soit le domaine, utiliser de la façon la plus efficace la force de l’esprit et du corps […]. Cependant, comme lorsque l’on explique le jūdō au sens strict, il s’agit de la voie qui consiste à utiliser de la façon la plus efficace la force de l’esprit et du corps dans une perspective d’attaque et de défense, son ambition est comparativement simple.

Sans oublier qu’elle est artificielle et a, par la définition même du jūdō au sens large, vocation à être dépassée, nous retiendrons toutefois cette division entre jūdō au sens étroit, kyōgi no jūdō 狭義の柔道, et jūdō au sens large, kōgi no jūdō 広義の柔道. D’abord parce qu’elle correspond à une évolution historique qui a conditionné les activités et discours du fondateur, et ensuite parce qu’elle permet de distinguer tout ce qui concerne directement la pratique en jūdō-gi dans le dōjō de la relation du pratiquant de jūdō – et plus largement de chaque être humain – à la société dans laquelle il vit.