Tant d’années à construire ces deux phrases : Prospérité mutuelle et Meilleure utilisation de l’énergie, mais au fond, quelle sont leur importances ?
« Meilleure utilisation de l’énergie » : le boulversement
D’une formule à l’autre
Par l’étude des situations de combat, Kanō Jigorō a fini par isoler l’idée, qu’il formule début 1915, selon laquelle, quel que soit l’objectif à atteindre, il s’agit de toujours « utiliser de la façon la plus efficace la force de l’esprit et du corps » (shinshin no chikara o mottomo yūkō ni shiyō suru,心身の力を最も有効に使用 する).
[…] par l’étude approfondie de la technique du jūdō, j’ai compris quelque chose à propos de tous les bujutsu. Et c’est en fait qu’il s’agit de l’application du grand principe de ce monde qui est : qu’il s’agisse de quoi que ce soit, si on veut le réaliser correctement, il faut s’attaquer à cet objectif en utilisant de la façon la plus efficace l’énergie de l’esprit et du corps.
De février 1915 à octobre 1919, Kanō Jigorō insiste sur l’application de cette méthode quel que soit le domaine, à la fois dans le dōjō et en dehors. Puis, c’est le silence sur le sujet pendant plus de deux ans ; finalement, en janvier 1922, dans les statuts de l’Association culturelle du Kōdōkan apparaît pour la première fois la formule « meilleure utilisation de l’énergie », seiryoku saizen katsuyō 精力 の最善活用.
Kanō Jigorō prétend alors qu’il ne s’agit que d’une reformulation synthétique de la même idée, mais nous pensons que la modification est plus essentielle et significative que lui-même ne le perçoit. En effet, si auparavant il distinguait clairement le but (« se réaliser et contribuer à la société ») du moyen permettant d’y parvenir, voilà qu’il formule désormais un principe.
Dès lors, toute sa pensée, toutes ses démonstrations, tous ses discours seront centrés sur cet unique objet : meilleure utilisation de l’énergie seiryoku saizen katsuyō 精力最善活用, bientôt abrégé en bonne utilisation de l’énergie seiryoku zen.yō 精力善用. Ce principe n’est plus simplement un moyen ou une méthode, mais le principe commun sur lequel doit reposer, et vers lequel doit tendre, toute action.
Définir un principe d’action
Le principe de « meilleure utilisation de l’énergie » ne se limite pas, selon Kanō Jigorō, aux situations de confrontation et de combat, mais constitue un principe d’action universel qu’il s’agit de diffuser comme tel.
En résumé, quoi que l’on fasse, si on souhaite l’accomplir de la façon la plus parfaite, il s’agit d’utiliser le grand principe invariable qui consiste à user de la façon la plus efficace la force de l’esprit et du corps pour atteindre ce but.
Bien au contraire… Que le principe de « meilleure utilisation de l’énergie » soit utile et efficace lors d’une situation de combat lui apparaît plutôt comme une conséquence, une mise en application. Le jūdō devant être une discipline qui n’enseigne pas comment aborder le combat, mais plutôt comment aborder les différentes situations de la vie – dont la confrontation fait partie.
En résumé, la voie de l’utilisation la plus efficace du cœur et du corps est la voie, le principe invariable pour réaliser au mieux toutes choses dans tous domaines. Comme « la voie de la meilleure utilisation du cœur et du corps » est un nom un peu long, je l’ai baptisée jūdō. Ainsi, le jūdō est la grande voie de l’univers qui peut s’appliquer à tous les domaines tandis que les budō ou bujutsu ne sont rien qu’une des applications de ce grand principe.
Il ne s’agit pourtant pas, malgré ce changement de perspective, d’abandonner la technique ou la confrontation physique. Pour Kanō Jigorō, il faut mettre en place une progression qui permette de faire l’expérience du principe et de son efficacité, d’abord au travers de son corps, puis de son intelligence, avant d’être en mesure d’en ressentir les conséquences sur la vie de tous les jours. Si « l’enseignement de meilleure utilisation de l’énergie a pour but que toute utilisation d’énergie produise le plus grand effet » et que le jūdō en est la science, alors toute application de ce principe doit être du jūdō.
Par ailleurs, si les mots jūjutsu ou jūdō évoquent la confrontation par la référence à jū et à jū yoku gō o sei su 柔能制剛, ils n’impliquent pas que cette confrontation soit forcément physique. En effet, choisir consciemment d’appliquer le principe jū 柔 ou, plus généralement, celui de meilleure utilisation de l’énergie, peut probablement être possible aussi bien dans une négociation, une conversation, ou toute situation dans laquelle il convient de faire en sorte que le but à atteindre soit atteint.
Dans les termes jūjutsu, jūdō, où est le sens de bujutsu ? Qu’on les explique par le sens large de technique d’utilisation la meilleure de l’esprit et du corps ou par le sens étroit de jū yoku gō o sei su, leur principe ne se limite pas au bujutsu. Par exemple, quand mon interlocuteur s’enflamme dans la discussion, si je m’oppose frontalement, la situation devient de plus en plus âpre et, finalement, emporté par ses émotions, même s’il se range à mes arguments, il persistera dans son opposition. Mais si je change de méthode, que je l’écoute tranquillement et qu’après qu’il ait dit ce qu’il avait à dire, je le questionne subtilement et avec méthode sur nos points de désaccord, que je pointe un à un les éléments qui ne correspondent pas à la réalité, alors sans doute mon interlocuteur se rangera t‐il à mon point de vue. Cela est indiscutablement du jūjutsu.
« Meilleure utilisation de l’énergie » : les conséquences.
Un nouveau pôle : « prospérité mutuelle »
En janvier 1925, Kanō Jigorō écrit un article à l’occasion des trois ans de l’Association culturelle du Kōdōkan. Il y est particulièrement virulent, notamment contre l’attitude du gouvernement japonais à l’égard des autres pays. Sous sa plume apparaît une nouvelle expression : jita no kyōei 自他の共栄, « prospérité de soi et des autres » :
La bonne utilisation de l’énergie et la prospérité de soi et des autres, qui forment la base de la morale de l’association culturelle du Kōdōkan, sont le principe qui permet à la vie sociale de se perpétuer et de se développer vraiment, ce qu’aucun membre de la société menant une vie sociale ne peut contester.
L’expression définitive jita kyōei 自他共栄, que nous traduirons par « prospérité mutuelle », apparaît dans le texte suivant : En ce qui concerne les relations internationales, jusqu’à maintenant, notre peuple n’a pas fait la preuve d’un esprit de bonne entente ou de coopération à l’égard des pays étrangers. Tout en négligeant de consolider sa propre puissance, il a manifesté une forte hostilité vis‐à‐vis des autres pays. Pour tout résultat, on en est arrivé à ce que les autres pays ne nous respectent ni ne nous fassent confiance mais au contraire nous détestent et nous craignent. Si notre peuple avait appliqué aux relations internationales le principe de prospérité pour soi et les autres, il serait inévitablement respecté et apprécié des pays étrangers. Ne pas prendre en compte cette réalité pourtant facile à comprendre, continuer d’agir comme si l’autre n’existait pas, sans se remettre en cause, voilà quelle est, à mon sens, la raison principale pour laquelle les relations internationales ne peuvent s’améliorer. Puisqu’on en est là, pour se sortir des trois grandes difficultés [économie, pensée, relations internationales] que rencontre aujourd’hui notre pays, il n’a pas selon moi d’autre politique judicieuse que d’appliquer chacun minutieusement le principe de bonne utilisation de l’énergie – prospérité mutuelle et que les orientations de l’État également soient également basées sur ce principe.
Kanō Jigorō conserve ensuite, dans ses textes et discours, cette formulation de jita kyōei 自他共栄.
Pourquoi ce nouveau pôle ?
– Où l’on reparle de « se réaliser et contribuer à la société »
Comme nous l’avons vu au début de cette partie, l’expression « se réaliser et contribuer à la société », onore o kansei shi yo o hoeki suru 己を完成し世を補 益する, apparaît en février 1915 pour disparaître en mai 1920.
Pourtant, il nous semble que cette idée est à la base de l’étape suivante franchie par la pensée de Kanō Jigorō, juste après la formulation du principe de « meilleure utilisation de l’énergie ».
Revenons donc sur le sens de l’expression « se réaliser et contribuer à la société ». Il est d’abord intéressant de noter que Kanō Jigorō définit d’abord ce qu’est « contribuer à la société », tandis qu’il ne définit ce qu’est « se réaliser » qu’après avoir formulé le principe de « meilleure utilisation de l’énergie ». En effet, si la seconde partie de l’expression, « contribuer à la société », yo o hoeki suru 世 を補益 disparaît en 1920, la première, « se réaliser », onore o kansei [suru] 己を 完成[する], continue à apparaître sporadiquement au travers d’expressions telles que 自己完成 jiko kansei, « réalisation de soi » , 自他完成 jita kansei, « réalisation de soi et des autres » ou 個人の完成 kojin no kansei, « réalisation de l’individu ». Celle-ci est même le titre de l’article de mai 1922 qui en propose enfin, sept ans après sa première apparition, la définition. On la retrouve également
dans un article de janvier 1927.
– « Contribuer à la société »
Contribuer à la société, pour Kanō Jigorō, c’est tout simplement mettre toutes ses qualités innées ou développées au service de la société. Pour lui la grandeur d’un individu n’a qu’une seule unité de mesure : sa contribution à la société. Il considère que chacun devrait, au moment de choisir ses objectifs personnels, considérer non seulement ses goûts, ses aptitudes et ses aspirations, mais également réfléchir à ce dont la société aurait tout particulièrement besoin et travailler dans cette direction. Rappelons que c’est le critère qu’il a appliqué à ses propres choix de carrière, abandonnant une carrière de fonctionnaire toute tracée, une passion pour les sciences, une aspiration religieuse et une autre politique, pour finalement choisir de se consacrer à l’éducation.
Peu importe qu’une personne ait un superbe caractère, de brillantes connaissances et un corps vigoureux, si elle meurt sans rien accomplir, ce ne sera que trésor perdu. On pourra peut‐être dire qu’elle s’est réalisée, mais pas qu’elle a contribué au monde.
Ainsi, pour se fixer une spécialité et choisir un métier, il faut considérer les tendances de l’époque, observer les circonstances alentour, s’interroger sur nos points forts, nos points faibles, ce que l’on aime et ce que l’on déteste, puis avancer dans la direction où l’on suppose que nos capacités s’exprimeront le plus efficacement si on s’y engage.
L’idée exprimée est bien celle véhiculée par le mot hoeki 補益 (« obtenir un bénéfice en comblant un manque »). Kanō Jigorō ne doute pas une seule seconde que chacun a en lui le pouvoir d’influer sur la société. Il évoque, pour démontrer cette hypothèse, l’exemple de quelques philosophes ou pédagogues passés, dont il rappelle l’influence, tels Confucius ou Rousseau.
Il est à peu près juste de dire que rien de ce que l’homme fait ou accomplit n’est sans rapport avec la société, de la même façon que la société produit diverses influences sur chacun. […] la puissance de la société est immensément grande tandis que la capacité de l’homme à ébranler la société paraît immensément faible, pourtant, je pense que là encore, il n’en est rien. […] on ne peut absolument pas dire que la puissance que l’individu exerce sur la société est inférieure à celle que la société exerce sur lui.
[…]
En résumé, l’individu est constamment sous l’emprise de la société tandis que celle‐ci est en permanence mise en branle par l’énergie des individus.
– Pour soi ou pour le monde ?
Onore no tame ka yo no tame ka 己のためか世のためか: pour soi ou pour le monde ? Selon Kanō Jigorō, la réponse à cette question n’est pas « simple » : toute action doit en effet bénéficier à l’un et / ou à l’autre.
Comme le but ultime du jūdō, ainsi que je le dis toujours, est la réalisation de soi et la contribution à la société, une vie menée selon le principe du jūdō répond naturellement à ce grand objectif et, quoi que l’on fasse ou accomplisse, tout, sans gaspillage, doit être effectué soit pour soi, soit pour la société.
Cependant, comme l’indique la formule décrivant le but du jūdō, Kanō Jigorō suggère un glissement progressif : d’abord soi, puis la société.
Il convient alors d’appliquer le principe du jūdō en choisissant la méthode qui utilisera le plus efficacement la force de notre esprit et de notre corps. En résumé, il faut conserver un juste équilibre entre notre formation et les efforts entrepris pour la société. De façon générale, je pense qu’il faut, tant qu’on est à l’école, mettre toutes nos forces dans sa formation et ne s’investir dans la société qu’une fois dans la vie active tout en continuant de se former ; puis, peu à peu, moins se former et mettre dans cette formation personnelle de moins en moins d’énergie, mais investir dans le monde toutes les compétences déjà acquises.
Pour Kanō Jigorō, il n’y a généralement pas à choisir entre « pour soi » ou « pour le monde » :
De façon générale, ce que je fais pour moi se révèle bon pour le monde, ce que je fais pour le monde devient bon pour moi ; quelle que soit mon envie de faire pour le monde, il faut d’abord que j’existe, de même si je souhaite faire pour de nombreuses personnes, il faut que j’ai suffisamment travaillé sur moi. Si je ne suis pas fort, je ne peux pas m’investir correctement pour les autres, la nation ou le genre humain. C’est la raison pour laquelle faire pour soi, finalement, revient à faire pour le monde.
Dans la majorité des cas, essayer d’agir pour soi ou tenter d’agir pourle monde revient au même. Mais il arrive que ce ne soit pas le cas. Alors, pour que les deux soient inclus dans chaque situation, on doit rechercher sans cesse une harmonie entre eux en s’efforçant d’agir en même temps pour le monde et pour soi et, dans certains cas, il est nécessaire de ne pas du tout tenir compte de l’une des parties ou de ne la considérer que légèrement.
– « Se réaliser »
Pour Kanō Jigorō, la réalisation de l’individu ne s’envisage et ne se comprend qu’en relation avec la société dans laquelle il vit. Comme Aristote, il affirme que l’homme est un animal social. Toutes les citations qui illustrent ce chapitre proviennent de « Réalisation de l’individu » (« kojin no kansei 個人の完 成 »), un article de mai 1922, postérieur à l’expression de « meilleure utilisation de l’énergie » seiryoku zen.yō.
Dans la mesure où l’homme mène une vie sociale, il est inutile de réfléchir à son accomplissement hors de la société. Ainsi, le véritable sens de la réalisation de l’individu doit être une réalisation de l’individu adaptée à la vie sociale.
— Du pragmatisme avant toute chose
Pour Kanō Jigorō, les individus sont tous différents. Ils ont des possibilités et des potentiels différents. Il s’agit donc de considérer chacun avec ses caractéristiques, ses limites, ses possibilités, et la société dans son ensemble avec ses qualités et ses défauts.
Si on me demandait ce qu’est un homme, il me faudrait répondre que c’est un être qui est né dans ce monde en recevant une hérédité d’une longue lignée d’ancêtres, qui s’est développé grâce à l’influence de son entourage et à la force d’autres puis qui, à partir d’un certain moment, a progressé en ajoutant sa propre force.
Kanō Jigorō encourage ainsi chacun à rester réaliste, pragmatique. Homme limité, société imparfaite : il en convient. Mais il refuse de se laisser entraîner sur la voie de l’élaboration d’une société théorique et convient qu’il s’agit, ici et maintenant, de définir comment chaque individu peut réaliser son potentiel.
« La réalisation de l’individu est le plus grand développement physique et spirituel auquel l’individu puisse parvenir en fonction de la société dans laquelle il vit, ainsi que la plus grande puissance, matérielle et immatérielle, que son potentiel lui permette d’acquérir ». Alors, les gens objecteront peut‐être : la société actuelle n’est pas parfaite, il n’est pas nécessaire de discuter en prenant pour référent cette société imparfaite. Mais comme cela est inévitable, quelle que soit la splendeur d’une société conçue sur du vide, elle n’est d’aucun secours lorsqu’on discute réellement. Comme ici je ne me lance pas dans de vaines élucubrations, mais parle de façon pratique en prenant l’homme d’aujourd’hui pour sujet, je pense qu’il faut jusqu’au bout poser les bases dans la société contemporaine.
Kanō Jigorō rappelle également que cette réalisation de soi, pour être complète, n’oublie pas le corps.
Ensuite, pour expliciter ce qu’est développer le corps au maximum, il faut également éviter les théories farfelues. Si l’on exprime ses souhaits en s’éloignant de la réalité, on dira peut‐être que l’on désire obtenir un corps qui peut vivre cinq cents ou même mille ans sans connaître la maladie, des jambes qui peuvent parcourir cent lieues en une journée ou des bras qui peuvent jongler librement avec une barre métallique de près de 400 kgs, mais cela n’est d’aucun profit pour discuter de la réalité. C’est pourquoi, aujourd’hui, il faut se fixer des objectifs auxquels l’homme peut réellement prétendre, et s’efforcer de les atteindre.
— Les conditions de la réalisation individuelle
La première condition, selon Kanō Jigorō, de la réalisation individuelle, passe par la santé, parce que la santé permet le travail d’une part, parce qu’elle est l’une des conditions du bonheur d’autre part, parce que sans elle il est impossible de se tourner vers les autres enfin.
La première condition pour un corps accompli est la santé. […]
La santé du corps a évidemment une grande influence sur le succès du travail immédiat, mais la somme de choses que l’on accomplit dans sa vie en dépend aussi. De plus, non seulement, d’un côté, la santé est la base du bonheur individuel mais en plus, sans elle, il ne nous est pas possible de nous acquitter de nos devoirs et d’être bon envers les autres. Quand on réfléchit à cela, il n’y a rien de plus important que la santé.
Une autre condition est de savoir mettre à profit toutes les occasions d’apprendre.
[…] bien que de l’enfance jusqu’à la vieillesse les gens aient sans cesse des occasions d’acquérir des connaissances et d’exercer leurs facultés intellectuelles, il est incroyable de constater à quel point elles ne sont pas mises à profit. Si l’on excepte l’éducation que l’on doit à la force des autres, il existe de nombreuses occasions où nous pouvons nous former par notre volonté et nos efforts. Le commun des mortels, à l’exception d’une infime partie d’entre eux, ne les met pas à profit.
Puis il faut se former, de manière à apprendre un métier.
Si l’on souhaite se préparer de façon à être apte à ces métiers, en dehors de la force physique, des connaissances et des facultés intellectuelles, l’éthique est également nécessaire, ainsi que renforcer sa volonté et former sa sensibilité.
Ensuite il s’agit de prendre en compte autrui, quoi qu’il arrive, de manière
à construire une confiance réciproque, source d’une influence désintéressée.
Ceux qui bénéficient ainsi d’une telle confiance et influence, on peut dire qu’ils se sont réalisés individuellement dans la vie sociale. Bénéficier d’une telle confiance n’est pas une logique à laquelle peuvent prétendre ceux qui considèrent principalement leur intérêt personnel. Quand on réfléchit à soi, en même temps, on pense également aux autres, on se demande quelle est l’influence de notre comportement sur eux et on ne décide jamais en fonction de son seul intérêt personnel. Cela est la raison pour laquelle, en somme, notre réalisation propre s’accomplit en aidant la réalisation des autres.
La vie sociale est quelque chose de réellement complexe où souvent l’intérêt personnel est en conflit avec l’intérêt d’autrui. Si l’on ne recherche pas l’harmonie, l’harmonie sociale est impossible. C’est pourquoi rechercher la réalisation de l’individu tout en menant une vie sociale, revient à se réaliser en s’accordant avec les autres membres de la société et en aucun cas à exclure les autres pour s’accomplir seul. En fait, en ignorant les autres, on ne peut espérer une véritable réalisation personnelle.
A la source : « meilleure utilisation de l’énergie »
En janvier 1922, dans les statuts de l’Association culturelle du Kōdōkan,Kanō Jigorō écrit :
Principes :
1. La meilleure exploitation possible de l’énergie est le secret de laréalisation personnelle.
2. La réalisation personnelle permet d’aider à la réalisation d’autrui.
3. La réalisation de soi et d’autrui est la base de l’épanouissement du genrehumain.
Nous considérons que cet extrait offre principalement deux indications :
La première est que tous les éléments de la formule jita kyōei (自他共栄) formulé en 1925 sont déjà présents, mais pas directement associés, dans le troisième principe (cf. le 3e alinea : jita (自他) (soi et autrui, soit et l’autre, soi et les autres), et kyōei (共栄) (« prospérité mutuelle », « épanouissement mutuel »)). En l’absence de tout autre élément, nous pouvons ainsi supposer que le jita kyōei (自他共栄) de 1925 est la contraction de (ou du moins se réfère à) ce troisième alinéa : jita kansei wa jinrui kyōei no moto nari (自他完成は人類共栄の基なり), « la réalisation de soi et d’autrui est la base de l’épanouissement du genre humain ».
La seconde indication est que l’épanouissement, ou la prospérité mutuelle du genre humain, jinrui kyōei 人類共栄 apparaît comme la conséquence directe du principe de « meilleure utilisation de l’énergie », seiryoku (no) saizen katsuyō 精力 (の)最善活用, – dont c’est la première occurrence –, comme la somme des réalisations individuelles basées sur ce principe.
Il y a une nuance apportée à l’idée de yo o hoeki suru 世を補益する, « contribuer à la société », puisqu’il s’agit de s’intéresser aux autres, à l’autre, et non à la société. Il s’agit d’être dans un rapport direct d’humain à humain et non d’individu à la société en général. Ce sont alors les efforts que je vais faire pour me réaliser qui vont changer le monde – mais où la définition de « se réaliser », pour Kanō Jigorō, passe aussi par mettre ses qualités au service de la société –, ceux que les autres vont faire ainsi que ceux que nous allons faire en nous aidant mutuellement.
L’aboutissement
Pour illustrer la continuité de pensée entre la période 1915-1922 et janvier 1925, notons que dans cet extrait d’un article de 1918 les formules utilisées sont shinshin no chikara o mottomo yūkō ni shiyō suru (心身の力を最も有効に使用 する, signalé par [*] dans la traduction) et onore o kansei shi yo o hoeki suru (己 を完成し世を補益する, [**]) mais que nous pourrions y substituer seiryoku zen.yō (精力善用) et jita kyōei (自他共栄), sans altérer le sens :
[…] Comme le but du jūdō n’est pas différent du but des gens ordinaires, c’est en toute quiétude qu’on peut s’efforcer de le réaliser. Toutefois, si pour l’atteindre il est particulièrement important d’évoquer le jūdō, c’est que sa pratique permet de trouver le moyen le plus pertinent de réaliser cet objectif ainsi que de travailler sur cette capacité et de pouvoir l’exercer. Que pratiquement tous les succès dépendent du moyen est un fait dont personne ne peut douter. Aussi, puisque le jūdō enseigne la voie de l’utilisation la plus efficace de la force du corps et de l’esprit [*], il n’est pas impossible de qualifier le jūdō de « science des moyens », et sa pratique de « recherche du meilleur moyen pour tout succès ». C’est pourquoi il est possible, surtout pour les personnes qui ont pratiqué le jūdō, de se réaliser et de contribuer à société [**], ce qui est le but normal du jūdō et aussi celui de tous les hommes […]
Aussi, dans un premier niveau de lecture, le couple ainsi formé en 1925 de « prospérité mutuelle » et « meilleure utilisation de l’énergie » apparaît-il comme le pendant, l’évolution, dans une expression plus synthétique, plus littéraire, du couple formé dans les années 1915-1922 par « se réaliser et contribuer à la société » et « utilisation la plus efficace de l’énergie de l’esprit et du corps », c’est-à-dire comme l’expression d’un but et d’un moyen de l’atteindre.
Pourtant, il est une différence fondamentale : c’est que jita kyōei, comme l’illustre déjà la filiation visible avec les statuts de l’Association culturelle du Kōdōkan, naît de « meilleure utilisation de l’énergie », en est la conséquence. Cependant, en 1925, Kanō Jigorō n’en est manifestement pas encore réellement conscient et ce n’est que dans les mois qui suivent, en débrouillant le fil de sa pensée quant à cette formule qui l’a séduit, que le rapport de l’une à l’autre va lui apparaître plus clairement.
Une justification a posteriori
Depuis début 1922, Kanō Jigorō tient le principe d’action universel qu’il cherchait depuis toujours : seiryoku saizen katsuyō, « meilleure utilisation de l’énergie ». Or, voilà que s’impose à lui la formule jita kyōei, « prospérité mutuelle », qui répond bien à son souci de prise en compte de la société, de l’autre, ainsi qu’à sa vision de la morale. En effet, depuis longtemps Kanō Jigorō n’envisage pas que l’expérience humaine puisse être vécue en dehors de la société. […] « je » ne peux vivre complètement en étant coupé de la société.
Aussi, il ne fait à son sens aucun doute que « la nature des hommes est de former une société et de mener une vie de groupe ». Pour lui, la prospérité de tous fait celle de chacun et inversement, et il est donc tout à fait essentiel que « chacun des membres qui forment ce groupe, cette société, s’entendent et collaborent mutuellement afin de vivre et de prospérer tous ensemble ».
Qui plus est, dans la mesure où la vraie nature des hommes est de former une société et de mener une vie de groupe, il n’y a sans doute rien de plus important que chacun des membres qui forment ce groupe, cette société, s’entendent et collaborent mutuellement afin de vivre et de prospérer tous ensemble. Si tous les membres s’entendent et collaborent, mon travail ne bénéficie pas qu’à moi, les autres en tirent en même temps bénéfice et il est clair que l’on peut être heureux ensemble ; l’activité des autres ne leur est pas uniquement destinée et il est évident que tout le monde prospère, à commencer par moi. Ainsi, ce grand principe de bonne entente et collaboration revient en fait à la prospérité mutuelle.
Désirs et besoins
L’individu n’a pas, dans ses actions quotidiennes, affaire à la société mais bien à d’autres individus, qui eux-mêmes ont des désirs, des besoins, des projets, des buts, qu’ils vont (ou devraient, selon l’idéal de Kanō Jigorō) chercher à réaliser selon le principe de la meilleure utilisation de l’énergie. Cependant, lorsque chacun se fixe un but et met tout en œuvre pour l’atteindre, il est possible que les désirs/besoins des uns entrent en conflit avec ceux des autres. Le principe de meilleure utilisation de l’énergie stricto sensu ne semble en effet pas se préoccuper ni des « autres », avec lesquels il va falloir pourtant interagir, ni des « règles sociales ».
Si lʹhomme vivait seul, il nʹy aurait pas de problème. Lorsque lʹon vit avec dʹautres, il arrive forcément un moment où les opinions de lʹun sʹopposent à celles de lʹautre. De là naissent disputes et polémiques, ce qui n’est profitable à aucune des deux parties.
Or, d’un point de vue purement pragmatique, si le conflit est pour Kanō Jigorō une attitude à proscrire, c’est qu’il demande beaucoup d’énergie – pour le mener et le dépasser –, énergie qui n’est pas directement appliquée à la réalisation du but fixé. Ainsi, « se brouiller ou de se disputer, du point de vue de l’enseignement de meilleure utilisation de l’énergie, n’est pas acceptable. »
Comment dépasser ce qui peut apparaître comme un conflit d’intérêt ? Pour Kanō Jigorō, c’est l’intelligence, en ce qu’elle permet d’apprendre et de se projeter dans l’avenir en se fixant des objectifs et en mesurant les conséquences de ses actes, qui permet sa résolution.
Les espèces animales inférieures n’ont qu’une faible capacité à distinguer passé et avenir, et comme elles ne sont capables ni de réflexion ni de discernement, leurs actes n’ont pas de but. Mais comme l’homme se base sur l’expérience passée pour envisager l’avenir et ne décide de son comportement qu’après avoir réfléchi que s’il fait cela, il arrivera cela, s’il fait ceci, il se passera ceci, tout ce qu’il fait ou entreprend a un but, et c’est pour l’atteindre qu’il agit.
Kanō Jigorō analyse les différents niveaux de désirs et établit une division entre les désirs vulgaires (senretsu na yokkyū 浅劣なる欲求), et les désirs subtils (kōshō na yokkyū 高尚な欲求), avec toute une gamme intermédiaire : désirs simples et primaires (kantan na yokkyū 簡単な欲求), désirs un peu plus évolués (yaya susunda yokkyū やや進んだ欲求, kichō na yokkyū 貴重な欲求), sans oublier les désirs instantanés (setsunateki no yokkyū 刹那的の欲求), qui peuvent être plus ou moins raffinés.
S’il s’agit bien sûr de privilégier les désirs raffinés aux vulgaires, il faut avant tout bien étudier la nature de chaque désir. Par exemple, le désir de boire ou de manger est simple, primaire et instantané mais ne pas le satisfaire empêchera à coup sûr d’atteindre tout autre objectif. Kanō Jigorō formule ainsi la notion de désir rationnel : gōriteki (no) yokkyū 合理的(の)欲求. Il s’agit de faire appel à capacité de chacun à se projeter dans l’avenir, afin de déterminer si la satisfaction de tel ou tel désir justifie ou non l’énergie réclamée.
Quand on parle de désir, ainsi que le montrent les caractères qui forment le terme [yokkyū 欲求], comme il s’agit de rechercher (求) tout ce que l’on veut (欲), il peut y en avoir de simples, comme désirer boire de l’eau, manger ou voir quelque chose, et il peut y en avoir d’un peu plus ambitieux, comme vouloir entendre une certaine histoire, être bien considéré des gens, habiter une maison qui nous plaise. Il peut également y avoir des désirs plus subtils comme vouloir devenir dirigeant d’un pays et le bien gouverner, ou encore souhaiter faire un travail qui accroisse le bien‐être du genre humain et être apprécié de nombreuses personnes.
Tout le monde s’accorde à dire qu’il existe ainsi toutes sortes de désirs mais pour exprimer ce que sont les désirs rationnels, il faut une explication spécifique. Les animaux autres que les hommes aussi éprouvent une sorte de désir mais seuls les humains ont des désirs rationnels. En terme d’intelligence, il y a d’assez grandes disparités entre les gens mais c’est parce que les hommes sont pourvus d’intelligence que dans leurs désirs il y a intelligence. Pour donner un exemple extrêmement simple, lorsque l’on a soif, on désire boire ou quand on a faim, on veut manger et, tout en éprouvant ces désirs instantanés, on a l’intelligence de pouvoir penser au lendemain et même au mois suivant, à l’année suivante ou même aux décennies à venir. Ainsi, lorsque l’homme pense au futur, il se préoccupe de savoir si ce qu’il veut immédiatement peut être source de soucis plus tard. C’est ainsi qu’il en vient également à réaliser certaines actions, certes difficiles sur le moment, mais qui plus tard seront source de bonheur. Dans un tel cas, il refoule un désir immédiat en anticipant la satisfaction d’un désir plus ambitieux dans le futur. Lorsque l’on observe calmement la vie humaine et que l’on s’attache à satisfaire des désirs rationnels, le fait est que l’on est affairé d’heure en heure, d’instant en instant. Que ce soit changer de vêtements au lever, faire sa toilette, travailler, recevoir des gens ou n’importe quoi d’autre, il n’est rien qui ne soit motivé par la volonté de satisfaire ses propres désirs. Simplement, parmi ces motivations, il faut distinguer ce qui concerne la satisfaction instantanée, une satisfaction plus ambitieuse et la poursuite d’un but à très long terme.
Quand j’explique ainsi, on peut certainement se demander si les désirs instantanés n’ont aucune valeur et si les hommes se doivent de constamment s’efforcer de satisfaire des désirs éternels ou subtils. Ce à quoi je réponds ce qui suit. Comme la vie humaine se prolonge jusque dans un futur éloigné, il est évident que tout désir qui ne prend pas en compte ce long avenir n’a pas de valeur. Toutefois, une réflexion qui porte sur le long terme ne se limite pas à systématiquement refouler les désirs instantanés. Il arrive parfois qu’il y ait conflit entre les deux mais il n’est également pas rare que non seulement ils se complètent, mais qu’il faille aussi apporter une attention toute particulière aux désirs instantanés. Par exemple, manger quand on a faim, boire quand on a soif, dormir quand on a sommeil sont des désirs instantanés mais, comme c’est parce qu’on les satisfait que la vie peut continuer, les hommes se développer et la force développée se maintenir, il ne faut pas forcément les mépriser sous prétexte qu’ils sont instantanés. En effet, si on les dédaigne ou les étouffe, la vie ne peut se prolonger – tandis que c’est justement parce que la vie se poursuit qu’il est possible satisfaire des désirs subtils.
Alors, si nombreux sont nos contemporains à mépriser les désirs instantanés et à respecter ceux qui portent sur de longues années, c’est que, souvent, les gens satisfont leurs désirs instantanés plus que nécessaire et c’est pourquoi ils en arrivent à négliger les désirs plus respectables qui sont essentiels pour l’avenir. Pour illustrer ceci par un exemple familier, quand on a faim, même si on éprouve le désir de manger certains aliments en une certaine quantité, comme cela est nécessaire pour l’avenir et satisfait en même temps un désir instantané, ce n’est en rien mauvais, c’est une bonne chose. Mais, si on mange outre mesure, non seulement on consomme inutilement des aliments mais en plus on met en danger sa santé.
Choisir ses désirs, les réaliser en évitant les conflits
Avoir une gestion rationnelle de ses désirs, qui réponde à la meilleure utilisation de l’énergie, c’est être capable de faire des choix non seulement parmi ses désirs mais également en ce qui concerne le moment et la façon de les réaliser. Pour Kanō Jigorō, l’un des critères essentiels devant guider la réalisation des désirs, c’est d’être en mesure d’éviter les conflits.
On a vu que les désirs des uns et des autres étaient de nature à provoquer des conflits s’ils étaient réalisés sans mesure ni discernement. On a vu aussi que pour Kanō Jigorō il était essentiel de choisir parmi ses désirs ceux qui valaient la peine d’être réalisés. Exercer encore son intelligence à choisir quand et comment réaliser ceux qui en valent la peine, en étant attentif à éviter d’entrer en conflit avec autrui, présente deux avantages : d’abord cela permet d’éviter de dépenser inutilement son énergie, mais cela permet également d’envisager obtenir l’aide d’autrui, accélérant et facilitant par là-même la satisfaction du désir – voire diminuant la quantité d’énergie devant être dépensée.
Aider et concéder pour mieux prospérer, mutuellement
Le corollaire est qu’il devient dès lors indispensable d’être capable d’apporter son aide à autrui, de repousser momentanément la satisfaction de son propre désir, ou encore d’accepter de ne le satisfaire qu’en partie pour ne pas léser autrui. L’attention portée aux autres ne résulte donc pas d’une injonction morale, mais d’une démonstration pragmatique :
Ensuite, si quelquʹun désire prospérer, il lui arrivera d’avoir besoin de recourir aux capacités d’autrui. Il faudra aussi parfois que d’autres lui fassent des concessions. A cette fin, il doit lui aussi aider les autres et leur accorder des concessions.
La conclusion logique de cette démonstration aboutit à l’idée que la « meilleure utilisation de l’énergie » réclame de s’aider et de se céder mutuellement, (sōjo sōjō 相助相譲 ou ai-tasuke ai-yuzuri 相助け相譲り, ou encore yuzuri-ai tasuke-au 譲り合い助け合う).
Jita kyōei : étude de la formule
La « prospérité » 栄 c’est lorsque « les désirs rationnels sont satisfaits »
Kanō Jigorō motive longuement le choix du caractère 栄, « prospérité », « épanouissement », expliquant qu’il est possible de l’employer à différents niveaux, du plus concret au plus abstrait.
Le caractère ei [ 栄 ] se prononce sakaeru en lecture japonaise, et tout le monde s’accordera à dire que, dans l’expression eiga il évoque principalement un point de vue matériel, tandis que dans kōei ou eijoku, il se place plutôt sur le plan spirituel. Il est clair qu’il faut, dans l’expression kyōei, le prendre dans le sens large de « prospérer », sans se préoccuper de savoir à quel plan il fait référence. [… ] Pour ma part, lorsque j’utilise le caractère ei 栄, je fais référence à une situation où les désirs rationnels ont été satisfaits.
Moi 自, les autres 他… mutuellement 共
« Moi » 自, « l’autre », « les autres » 他, « ensemble » 共. Kanō Jigorō exprime par ces caractères l’idée-force selon laquelle il ne peut y avoir de réelle prospérité individuelle séparée du groupe, que la prospérité de celui-ci est une condition sine qua non de celle de l’individu, des individus séparément et ensemble.
C’est pourquoi prospérité désigne un état de satisfaction de tous ces désirs [rationnels]. Mais ce n’est que lorsque chacun d’entre nous, avec chaque autre, ensemble, pouvons en profiter que l’on atteint la véritable prospérité, et c’est pourquoi je prône la prospérité mutuelle.
Par ailleurs, et même si le sens est peut-être un peu moins explicite, kyōei seul peut suffire. C’est d’ailleurs la traduction proposée pour la formule : « prospérité mutuelle », alors qu’une traduction plus complète devrait être « prospérité pour soi et les autres, ensemble ». Pourquoi Kanō Jigorō précise-t-il de manière systématique jita (自他) ? Deux hypothèses, non exclusives, peuvent être évoquées ici.
La première hypothèse renvoie à l’expérience intime du combat, notamment à celle de la confrontation au corps-à-corps, lorsque tout s’organise autour du couple en interaction, et non autour de soi et de l’autre. Kanō Jigorō parle alors de « relation entre soi et l’autre », jita no kankei (自他の関係).
En randori naissent toutes sortes de relations entre moi et l’autre, comme pousser, tirer, tordre, suivre, se dégager, qui sont pour le moins complexes et cette théorie complexe qui naît entre moi et l’autre étant étudiée, on en éprouve intérêt et saveur.
L’expérience est facile à transposer dans un autre cadre, en dehors du combat, en dehors du dōjō, au sein des relations sociales quotidiennes. Lors de sa conférence de 1889, Kanō Jigorō précise, lorsqu’il explique l’expression jita no kankei o mirubeshi (自他ノ關係ヲ見ルベシ), « devoir considérer la relation entre soi et les autres », qu’il s’agit de ne pas simplement considérer soi d’une part et l’autre d’autre part, mais bien de prendre en compte la relation entre soi et l’autre, et ce y compris dans sa dimension la plus large, incluant les circonstances environnantes. La mention de jita (自他) au cœur de la formule jita kyōei (自他共 栄) peut ainsi marquer l’enracinement de l’expression dans la confrontation de soi et d’autrui.
Une autre hypothèse renvoie à la connotation bouddhiste de l’expression jita (自他). Le dictionnaire Kōjien précise ainsi, à l’entrée jita (自他) : « (terme du bouddhisme) ma force et la force de l’autre ». Il s’agit dans ce contexte de savoir si la renaissance en Terre Pure est possible par nos propres compétences, notre « propre force », jiriki (自力) ou seulement par l’abandon à la « force de l’autre », tariki (他力), c’est-à-dire au bouddha Amida. Prendre en compte cette acception introduit une autre nuance dans l’expression jita kyōei (自他共栄) qui prend le sens de « prospérité mutuelle au travers de nos efforts, de notre volonté, de notre force (jiriki 自力) et de ceux des autres (tariki 他力) ».
Jita ( 自 他 ) renvoie également à la déclaration des principes de l’Association culturelle du Kōdōkan où comprendre et savoir appliquer le principe de meilleure utilisation de l’énergie permet de se soucier d’abord de se réaliser, ce qui permet d’aider les autres à le faire, jusqu’à la « réalisation de soi et d’autrui », jita kansei (自他完成), base de « l’épanouissement du genre humain ».
Seiryoku zen.yō : le principe universel
Du moyen au principe
Jusqu’au début des années 1930, les deux formules sont tantôt considérées de manière symétrique comme fonctionnant comme un couple but/moyen, tantôt considérées comme un couple non symétique où l’une (jita kyōei) est la conséquence de l’autre (seiryoku zen.yō).
Pour les désigner, Kanō Jigorō parle de « principes fondamentaux », konpon genri (根本原理), parfois de « doctrines », shugi (主義), plus rarement de « devises », hyōgo (標語).
Jusqu’à cette réflexion sur jita kyōei, Kanō Jigorō supposait que sa pensée était résumée par les deux formules « meilleure utilisation de l’énergie » et « prospérité mutuelle ». Or, puisque tout dans la démonstration de cette dernière se justifie, et ne se comprend, selon lui, que par des arguments rationnels, pragmatiques, basés sur la première, c’est que celle-ci se trouve en amont de tout.
« Meilleure utilisation de l’énergie » n’est donc pas seulement le principe qui répond à toutes les situations, dans le dōjō comme en dehors, pour atteindre son but, c’est aussi celui qui se trouve, dans la conception de Kanō, à la base même du comportement social que tout homme doit adopter.
Dès lors, plus rien ne s’oppose à ce que Kanō Jigorō déclare seiryoku zen.yō comme principe universel.
Tout est jūdō. Faut-il changer le nom de la méthode ?
Le principe de « meilleure utilisation de l’énergie » une fois défini, et les ambitions de son application dans la vie quotidienne clairement affichées et revendiquées, le nom de jūdō – ou de jūjutsu – devient pourtant un handicap, et ce à double titre. D’abord parce que jū 柔 n’est plus le principe central, fondamental tel que Kanō Jigorō l’envisageait en 1882 et ensuite parce que jūdō ou jūjutsu évoquent avant tout le combat physique.
Faut-il changer le nom de la méthode ? Kanō Jigorō s’interroge sérieusement et évoque l’éventualité du choix d’une dénomination plus explicite : « la technique, ou la voie, de l’utilisation la plus efficace de l’esprit et du corps » (shinshin sai-yūkō shiyō jutsu to ka michi 心身最有効使用術とか道) ou « la technique ou la voie de l’utilisation la plus efficace de l’énergie » (seiryoku sai- yūkō shiyō jutsu to ka michi 精力最有効使用術とか道とか).
Alors, comment devrait‐on appeler le jūjutsu ou le jūdō pour que leur vrai sens apparaisse ? Il serait juste de parler de la technique ou la voie de l’utilisation la plus efficace de la force de l’esprit et du corps. Comme c’est assez long, on peut contracter « la force de l’esprit et du corps » en « énergie » et on peut dire « la technique ou la voie de l’utilisation la plus efficace de l’énergie ».
Cela permettrait effectivement à tout le monde de saisir que, contrairement aux apparences, le jūdō se préoccupe de bien d’autres choses que du combat, même si son enseignement passe par cette étape pour faire comprendre certains principes d’efficacité.
Surgit alors un autre problème : s’il existe un jūjutsu en tant que bujutsu, existe‐t‐il un jūjutsu qui ne soit pas du bujutsu ? Comme jusque maintenant les gens pensent au mot jūjutsu comme à une sorte de bujutsu, certains trouveraient sans doute incroyable qu’on dise qu’il existe un jūjutsu qui n’en soit pas, mais si plutôt que de dire jūjutsu, on le baptisait de son véritable nom de « technique d’utilisation la plus efficace de l’énergie », tout le monde trouverait naturel qu’il englobe également des choses extérieures au bujutsu parce que cette incrédulité vient de ce que, par habitude, le nom de jūjutsu évoque uniquement bujutsu.
Peut-être est-il influencé en cela par le confucianisme et par le « concept du juste nom », seimei-ron (正名論), qui consiste à faire en sorte que le nom de quelque chose corresponde à sa nature ; ou peut-être la question est-elle rhétorique, propre à provoquer la prise de conscience : il n’est pas certain, en effet, que Kanō Jigorō soit alors en mesure d’envisager sérieusement de changer le nom de sa discipline : dans les années 1920, quand cette interrogation surgit, le nom jūdō, de même que la méthode Kōdōkan jūdō sont en effet déjà largement diffusés et renommés, non seulement au Japon mais aussi à l’étranger. Modifier le nom du jūdō dans ces conditions serait probablement un frein à la poursuite de la diffusion du jūdō.
En tout cas, il n’aura désormais de cesse que de faire comprendre aux pratiquants du monde entier que le jūdō est une grande voie universelle (ou un grand principe universel) – fuhenteki na michi 普遍的な道ou fuhenteki no michi 普遍 的の道 – prisonnière d’un nom qui ne l’exprime que partiellement.
Jita kyōei : l’intelligence
La capacité à comprendre jita kyōei repose sur celle de voir à long terme. Si l’homme n’était pas pourvu de cette possibilité d’envisager l’avenir, d’anticiper qu’un jour ou l’autre il aura lui-même besoin d’aide, rien ne s’opposerait à la loi de la jungle, pour laquelle « meilleure utilisation de l’énergie » serait un principe parfaitement efficace. Mais, puisque l’homme envisage l’avenir, la meilleure utilisation de l’énergie englobe la prospérité mutuelle.
Puisqu’il en va ainsi, on peut dire que la meilleure utilisation de l’énergie est le grand principe qui permet d’atteindre les buts de progrès, de développement, d’évolution. Cela couvre tous les comportements de l’individu mais comme l’homme ne peut parvenir au véritable bonheur qu’en menant une vie sociale, personne ne peut s’en retirer. Et, si l’on utilise au mieux l’énergie tout en menant une vie sociale, alors il faut s’aider, se céder et prospérer mutuellement.
D’ailleurs, à partir du moment où Kanō en arrive à ce stade, aux alentours de 1926, la formule « meilleure utilisation de l’énergie », seiryoku saizen katsuyō 精力最善活用, cède généralement la place à « bonne utilisation de l’énergie », seiryoku zen.yō 精力善用. Certes, celle-ci est, en japonais, plus courte de deux caractères (quatre contre six), ce qui peut être une raison. Mais surtout, c’est que jita kyōei nuance l’utilisation toujours optimale de l’énergie. En effet, la prise en compte de l’intérêt des autres nous empêche d’utiliser toujours de la meilleure façon notre énergie. Il faut l’utiliser « bien », c’est-à-dire « au mieux » en fonction de l’objectif fixé d’une part, et d’autrui d’autre part.
D’ailleurs, nous pensons que c’est bien là la raison pour laquelle Kanō Jigorō s’emploie dès lors à expliquer le caractère zen 善 de sa formule.
Comme nous l’avons vu en première partie, ce caractère a finalement été adopté par Kanō en remplacement « d’efficace » (yūkō 有効). Or, 善 zen, c’est, littéralement, le « bien » par opposition au « mauvais », au « mal », 悪 aku.
J’ai exprimé l’énergie de l’esprit et du corps dans les deux caractères qui forment le mot énergie et transformé les cinq caractères de « utilisation la plus efficace » en « meilleure utilisation ». La raison pour laquelle j’ai transformé « plus efficace » en « meilleur » est que comme le comportement de l’homme doit avoir pour objectif le bien, j’ai utilisé le mot meilleur dans le sens de faire le bien le plus efficacement. En somme, que l’homme utilise au mieux l’énergie est bien.
Il est possible d’en tirer deux hypothèses. La première est que lorsqu’il adopte ce caractère en 1922, c’est déjà dans cette idée. Certes il ne le justifie pas alors mais l’ambition de la création de l’Association culturelle du Kōdōkan, dans les textes fondateurs de laquelle cette expression apparaît pour la première fois, plaide en ce sens. La seconde est que cette expression s’est construite avec ce caractère par commodité et qu’il s’agit d’une justification a posteriori. En effet, si l’on trouve précédemment le terme saizen 最善 (« le meilleur ») dans l’article publié en série entre juin 1915 et mai 1916, explication générale du Kōdōkan jūdō「講道館柔道概説」, « donner le meilleur de soi-même » 最善を尽くせ, on remarquera que zen 善 apparaît à plusieurs reprises dans les écrits antérieurs de Kanō Jigorō. Ainsi, « Bonne formation et utilisation de l’énergie » (« Seiryoku zen.yō riyō 精力の善養利用 »), chapitre déjà évoqué de son livre Seinen shūyō kun 青年修養訓 (Règles de formation pour la jeunesse) paru en décembre 1910, et le nom d’un des locaux que Kanō Jigorō met à la disposition de la jeunesse au travers d’une de ses associations, en 1898 : Zen.yōjuku 善養塾 (Cours privé de la bonne formation).
Néanmoins, nous devons considérer que dans l’esprit de Kanō Jigorō, ce caractère 善 zen prend expressément le sens de « bien », dans le sens de « contraire de mal », certainement à partir de 1922 au moins et, au plus tard, 1926.
Ensuite, il s’agit de « bonne utilisation de l’énergie », qui est la contraction de « meilleure utilisation de l’énergie » et cela signifie utiliser de la façon la plus efficace la force de l’esprit et celle du corps dans le but de faire le bien. Comme ce que doit faire l’homme est, à chaque instant, le bien, je pose le bien pour objectif. Ensuite, faire travailler de la façon la plus efficace la force de l’esprit et du corps sans le moindre gâchis pour réaliser cet objectif, doit être la voie constante de l’homme.
Ce choix du caractère 善 permet donc de choisir pour objectif « le bien » en opposition au « mal », aku 悪.
Le but de l’homme qui vit dans ce monde est de vouloir contribuer au maximum à la nation et à la société. Tout comportement conforme à cet objectif est bien [善], tout comportement contraire est mal [悪].
Zen 善, c’est ainsi tout comportement qui permet à la société de prospérer et de se développer. C’est ainsi la présence permanente de l’idée de jita kyōei au sein de seiryoku zen.yō, d’où elle ne peut que naître si l’on comprend bien les implications à long terme de ce principe. C’est aussi ce qui lui permettra de ne pas évoquer, dans certains de ses textes et discours – notamment sa dernière conférence de 1938 – l’expression de jita kyōei en elle-même alors qu’elle reste présente en filigrane au travers des nombreuses références à seiryoku zen.yō, qui, elle, sera dorénavant de toutes les parties.
Les présenter côte à côte
A partir de 1925, seiryoku zen.yō (精力善用) et jita kyōei (自他共栄) sont souvent présentées ensemble. D’ailleurs, Kanō Jigorō calligraphie les deux formules dans des formes très proches.
Or, seiryoku zen.yō est la contraction de l’expression seiryoku saizen katsuyō, en six caractères. Nous pensons qu’il recherche alors, pour jita kyōei, une expression également en six caractères. Il finit par calligraphier jita yūwa kyōei 自 他融和共栄, « harmonie et prospérité mutuelle », là encore dans un style proche de seiryoku saizen katsuyō.
A notre connaissance, cette seconde formule n’apparaît que dans une calligraphie. Elle n’est citée dans aucun texte. On retrouve bien, dans un texte de 1930, la mention à yūwa 融和, « harmonie », qui vient renforcer le message en rappelant l’importance d’un climat d’harmonie et de collaboration, yūwa kyōchō 融 和協調, mais c’est tout.
Je vais maintenant réfléchir à partir de prospérité mutuelle car, dans la vie sociale, lorsque les hommes s’affrontent et se portent préjudice mutuellement, cette société décline tandis que s’ils se concèdent et s’aident mutuellement, ils vivent en bonne entente et en collaboration, la société se développe, prospère et, ainsi, chacun de ses membres peut atteindre tranquillité et bonheur.
De plus, contrairement à ce qui se passe pour les deux formulations du principe de « meilleure utilisation de l’énergie », Kanō Jigorō ne dit jamais que jita kyōei est ou serait la contraction de jita yūwa kyōei. La seule mention qu’il fait par la suite à une possible contraction d’une formule plus longue date de janvier 1933, lorsqu’il explique :
« Prospérité mutuelle » est la contraction de « prospérité mutuelle en s’aidant et se cédant », et est ce qu’il y a de plus adapté pour aller vers une solution dans les problèmes qui surgissent à tout instant dans la vie sociale.
Or, d’une part, là où yūwa 融和, « harmonie », traduisait un état, « s’aider et se céder » exprime le moyen. D’autre part, « s’aider et se céder » fait partie, comme nous l’avons vu, de sa démonstration de jita kyōei par seiryoku zen.yō. Il s’agit donc là d’une référence, d’un écho à une démarche intellectuelle. Nous noterons toutefois qu’il aurait été plus logique qu’il dise qu’il s’agit d’une expression synthétique du troisième principe des statuts de l’Association culturelle du Kōdōkan mais peut-être l’a-t-il oublié, peut-être n’a-t-il jamais pris conscience de la proximité des expressions, peut être n’a-t-il pas voulu y faire référence.
Pourquoi avoir calligraphié ces deux (quatre) formules si proches dans leurs formes sinon pour les mettre en parallèle ? Et dans ce cas, pourquoi ? La date de formulation ainsi que la signature choisie par Kanō Jigorō sur ces œuvres permettent de les dater entre 1925 et 1929. Trois suppositions, non exclusives, peuvent en découler.
La première est que ces formules sont belles, elles peuvent, indépendamment l’une de l’autre, former l’idéal de l’art calligraphique : leurs sens invitent à la méditation, leurs expressions sont synthétiques, belles à lire comme à écrire. Sens, forme et son se fondent : ensemble, elles forment un double diptyque qui se répond.
La seconde est que Kanō Jigorō les a calligraphiées en 1925, avant d’analyser jita kyōei comme une conséquence de seiryoku saizen katsuyō, et qu’il a donc voulu les poser comme les deux pôles de sa pensée, une méthode et un idéal.
La troisième est que, si elles sont postérieures à 1925, il a voulu les présenter en parallèle, comme évoqué dans la première hypothèse, pour que l’une apparaisse à la fois comme la conséquence et la condition de l’autre : la prospérité mutuelle naît de la bonne utilisation de l’énergie, mais celle-ci ne serait pas « bonne » sans prendre en compte les autres et leur épanouissement. C’est montrer qu’il faut prendre en compte autrui au sein de son propre cheminement, le com- prendre.
A la recherche d’une morale laïque
Si Kanō Jigorō, comme nous l’avons vu en première partie, décrète que les religions sont mortes à son retour d’Europe en 1891, il n’a pas pour autant renoncé à son aspiration morale. En témoigne la formulation qu’il donne du but du jūdō de 1915 ou encore celle de « prospérité mutuelle » jita kyōei en 1925. Puisque la religion n’est pas la grande force agissante à laquelle il croyait, il lui faut trouver et énoncer ce qui peut rassembler chacun autour d’un même principe. Il lui semble que cela ne peut être aucune théorie philosophique, puisqu’elles tendent plus à se déchirer qu’à coexister. L’établissement de préceptes n’est pas, selon lui, plus efficace.
Je souhaiterais expliquer le point auquel j’en suis arrivé après plus de cinquante ans à travailler sur le problème de la morale. Directeur de l’École normale supérieure pendant plus de vingt années, j’ai formé pour le monde de l’éducation un grand nombre de personnes et, j’ai moi‐même, en relation avec de nombreuses choses, voyagé à l’étranger et échangé des points de vue avec toutes sortes de gens, et c’est pourquoi je pense que l’heure est venue de résumer ma pensée. D’abord, qu’est‐ce que la religion ? Comme c’est de l’ordre de la foi, et que celle‐ci diffère selon les individus, il n’y a pas place à l’éducation pour les personnes autres que de la même confession. Ceci étant, il est extrêmement difficile de concilier la foi des autres et la mienne. Passe encore peut‐être en des temps où la pensée humaine est embryonnaire mais dans la période actuelle, où de nombreuses personnes ont développé leurs capacités intellectuelles, c’est pratiquement impossible. Je ne mésestime pas la foi religieuse. Simplement, je pense que ce n’est pas chose à imposer aux autres. Ensuite, qu’en est‐ il des « systèmes philosophiques » ? Ils diffèrent tous selon les personnes, Hegel, Kant, Schopenhauer, Mill, Spencer etc., et rien ne les réunit. Comment tous les faire coexister en harmonie ? C’est pratiquement impossible. Alors, qu’en est‐il de la morale traditionnelle ? On ne peut pas dire qu’il faut la respecter parce que c’est la tradition. Il y a, dans cette morale, un principe inébranlable et, de plus, traditionnel. C’est de là que lui vient sa puissance. Aujourd’hui, il est reproché que les résultats de l’éducation morale de toutes les écoles ne progressent pas. Dans toutes les écoles du Japon, l’éducation morale est basée sur le Rescrit sur l’éducation. Parfait. Pourtant, on peut toujours l’apprendre par cœur, cela seul ne fera pas de l’éducation morale. Lorsque j’étais directeur de l’école normale supérieure, j’ai souvent donné mon avis aux ministres de l’éducation quant aux « moyens pour que l’esprit du Rescrit sur l’éducation se répande vraiment ». Aujourd’hui encore, je pense ceci : « Même si on l’explique comme une croyance, ceux qui écoutent l’entendent mais tout le monde ne peut pas l’admettre. 2+2=4 est un fait stable depuis des temps immémoriaux. Quand on ne base pas les explications sur quelque chose d’aussi solide, il n’est pas possible d’obtenir l’adhésion de tout le monde. Tandis que si l’on s’appuie sur une telle autorité, qu’on se fonde sur elle, et qu’après on se repose sur la foi, alors tout le monde adhère. »
Le principe qui je pense ne peut que remporter l’adhésion de tous est la perpétuation et le développement de la vie sociale. S’il s’agit d’insister sur l’harmonie de la vie sociale et de projeter sa continuité et son développement, tout le monde collaborera certainement. Si chacun se comporte à sa guise, on tombe dans une situation misérable où chacun se dispute mutuellement. Ce n’est qu’à partir du moment où on respecte les points forts de chacun, que tout le monde collabore et fait des concessions que l’on peut atteindre le but de perpétuation et de développement de la vie sociale. Ensuite, il faut expliquer, pour atteindre n’importe quel but, le chemin de « meilleure utilisation de l’énergie ».
Ces deux choses sont les principes fondamentaux pour réaliser les buts de développement, de progrès et de perfectionnement de l’homme, ainsi que de coopération harmonieuse. La morale doit couler de cette source là. Personne ne peut douter d’eux et c’est pourquoi ils sont le point de départ fondamental de la morale du futur. Ce n’est que lorsque la morale explicitée par les religieux et les savants se réunira et se fondera sur ces points que l’on pourra bâtir une morale irréfutable.
D’autre part, Kanō Jigorō n’est pas satisfait du comportement de ses contemporains. Selon lui, la plupart d’entre eux se comportent de manière
« irrationnelle ». Cependant, il considère aussi que les principes sur lesquels ils fondent leurs actions ne sont pas suffisamment clairs pour permettre une rationalité sans faille : en effet, trop de religions ou courants de pensée se disputent interdits et commandements, lesquels apparaissent souvent comme contradictoires.
De nos jours, de nombreux préceptes et interdits sont prêchés. Seulement, comme ils sont trop nombreux, parfois, quand l’un enseigne « droite », un autre enseigne « gauche » et il arrive également qu’il y ait des interdits qui se contredisent. C’est la raison pour laquelle la capacité des préceptes et des interdits largement répandus jusque‐là à faire bouger les gens a tendance aujourd’hui à s’affaiblir.
Pour Kanō Jigorō, il doit y avoir une sorte de « principe premier » capable de fonder la morale en emportant l’adhésion de tous. Il doit être possible de le trouver et de le formuler de manière à ce que chacun, croyant ou non, de telle ou telle confession ou d’une autre, adepte de telle ou telle école, ne puisse qu’y souscrire et fonder son comportement sur ce principe sans plus d’ambiguïté ni de réticence.
Si lʹon expose la morale selon la théorie dʹune faction ou bien selon une religion cela ne pose aucun problème pourles adeptes de cette doctrine ou de cette confession mais il est absolument impossible dʹobtenir lʹadhésion de personnes extérieures. Si nos explications ne se fondent pas sur un principe fondamental qui ne puisse quʹêtre admis de tous, on ne peut débattre de véritable morale approfondie. En outre, il est un principe de base qui sous‐tend les enseignements des religions, les théories des intellectuels. En dʹautres termes, les théories sur la morale du bouddhisme, du confucianisme, du christianisme ou de nʹimporte quelle autre école, doivent toutes, obligatoirement, reconnaître ce principe fondamental. Cʹest à dire quʹil doit exister un principe fondamental contre lequel on peut aller. Quelque chose que même les personnes qui ne reconnaissent aucune religion ou doctrine ne puissent quʹadmettre.
« Bonne utilisation de l’énergie » est le principe fondateur de cette morale
Kanō Jigorō pense, avec sa formulation des deux pôles de sa pensée que sont seiryoku zen.yō et jita kyōei, tenir ce qui constitue le fondement de la morale et donc le moyen de « sortir le monde de la pensée de la confusion ».
Quant à moi, d’un côté j’explicite la bonne utilisation de l’énergie pour faire comprendre fortement et profondément que toute volonté de progrès, de développement ou d’évolution doit absolument reposer sur ce principe et, d’un autre côté, j’emploie toute mon énergie à faire parfaitement comprendre que le principe de prospérité mutuelle est la seule doctrine qui permette d’aller, dans la vie sociale, vers l’harmonie, la collaboration, l’augmentation du bonheur et des intérêts.
Cependant, contrairement à ce qu’un examen rapide pourrait laisser penser, ce n’est pas la « prospérité mutuelle » que Kanō Jigorō érige en principe supérieur fondateur de la morale. D’ailleurs, pour lui, la « prospérité mutuelle » découle naturellement, par simple déduction logique, du principe de « bonne utilisation de l’énergie » – qui n’a rien d’un principe moral.
De ce point de vue, si on se demande quel est le véritable grand principe qui comprend tout et inclut le secret de toute avancée, développement, progrès, réalisation d’un objectif, il s’agit en réalité de mon « bonne utilisation de l’énergie » et je crois qu’il ne doit rien avoir de plus pertinemment évocateur. […]
En somme, grâce à ce que montre cette expression concise de quatre caractères, on peut mettre en pratique plus fortement encore d’innombrables sermons et exhortations. […] Ainsi, aujourd’hui, selon pratiquement toutes les choses enseignées ou expliquées sous d’innombrables formes, quand elles disent « il faut que ce soit ainsi, il faut faire cela », ce sont en somme des choses qui répondent au principe de bonne utilisation de l’énergie – prospérité mutuelle, et quand elles interdisent « il faut éviter, il ne faut pas faire », c’est qu’elles sont en général contraires à mon principe. La façon dont ces deux devises montrent le cœur de la voie et expriment la vérité humaine doit être claire. […]
C’est pourquoi notre combat consiste à brandir le drapeau de la bonne utilisation de l’énergie – prospérité mutuelle qui comprend tous les préceptes et doctrines et qui est basé sur une vérité immuable pour œuvrer avec acharnement avec tous les hommes de la Terre.
Selon Kanō Jigorō, aucune religion, aucun courant de pensée ne peut ignorer ce principe de « prospérité mutuelle », pour la simple raison que si un enseignement contredisait ce principe fondamental, alors il serait aussitôt rejeté. Il admet simplement que l’expression du principe puisse fortement diverger d’un enseignement à l’autre.
Quand on expose la morale en se basant sur ce principe, personne ne peut sʹy opposer. Ce principe ne peut être ignoré par le confucianisme, le bouddhisme ou le christianisme. Si ces enseignements sont respectés par les gens, cʹest quʹils exposent ce principe. Simplement, leurs façons de lʹexprimer divergent chacune dans leurs formes.
Une telle affirmation, aussi péremptoire et répétitive, de la part d’un homme qui se veut « rationnel », est finalement bien étrange. Il assène ainsi, régulièrement, que personne ne peut contredire que les principes de « meilleure utilisation de l’énergie » et de « prospérité mutuelle » (qui en découle) soient incontournables.
Non seulement il fait l’économie de placer sa réflexion sur un plan autre que social (l’homme n’est-il qu’un animal social ? Kanō Jigorō choisit de refuser la question en affirmant que l’homme ne peut vivre qu’en société, et que toutes ses réalisations ne prennent de sens que dans le cadre social), mais il ne prend pas non plus la peine de justifier la ou les raisons pour lesquelles, selon lui, la « bonne utilisation de l’énergie » serait le principe fondateur de toute morale.
Quelles influences ?
Nous avons déjà vu, dans la première partie, Kanō s’était particulièrement intéressé à la pensée utilitariste tandis qu’il était étudiant. Il a même traduit certains textes du philosophe britannique Henry Sidgwick. Nous savons aussi, d’après le témoignage de Yokoyama Kendō, que parmi les livres de cours qu’il avait choisi pour le Kōbunkan, il y avait notamment Principles of Political Economy (première édition 1849 puis corrigée et complétée régulièrement jusqu’en 1871), du philosophe et économiste britannique John Stuart Mill, Modern Philosophy from Descartes to Schopenhauer and Hartmann (1877) de Francis Bowen, A System of Synthetic Philosophy (publié de 1862 à 1893) de Herbert Spencer (1820- 1903). A ce propos, Hasegawa Junzō , lui, pense parfois reconnaître une proximité entre le discours de Kanō et celui de ce dernier auteur :
Bien sûr, que Kanō ait réellement adhéré au discours sur l’éducation de Spencer n’est pas évident mais qu’il ait subi l’influence des courants de pensée utilitariste et matérialiste d’Europe de l’Ouest, et particulièrement anglais, ne fait aucun doute. [Hasegawa Junzō]
Kanō Jigorō ne mentionne pas l’utilitarisme comme l’une des sources de sa pensée. Pourtant il doit se positionner par rapport à cette théorie dès mai 1925, alors qu’il n’a formulé jita kyōei aux côtés de seiryoku zen.yō que depuis janvier de la même année. L’extrait suivant, dans lequel il se défend, montre qu’il connaît bien les subtilités des différentes doctrines utilitatistes. Il y fait preuve d’un grand sens tactique, puisqu’il retrourne l’attaque qui lui est portée en expliquant que si quelqu’un reconnaît dans ses propos une théorie, quelle qu’elle soit, et qu’il est en accord avec cette théorie, alors c’est qu’il est d’accord avec ses propos… Pour Kanō Jigorō qui désire que les principes qu’il énonce soient « premiers », c’est une forme de victoire.
D’autre part, certains, pensant que la doctrine de notre association [Association culturelle du Kōdōkan] se confond avec celle de l’utilitarisme, demandent s’il en est vraiment ainsi mais, si l’on saisit bien le sens du mot prospérité (ei 栄), je pense que cela se comprend de soi‐même. Même dans l’utilitarisme, comme il y a une grande différence entre la théorie de Bentham où la quantité de plaisir définit sa valeur et celle de Mill quireconnaît des différences de nature dans les plaisirs, et où leur quantité seule ne peut définir leur valeur, on ne peut pas généraliser mais, si l’on parle en général d’utilitarisme, puisqu’il est considéré comme mettant l’accent sur le plan matériel et négligeant l’aspect spirituel, il est sans doute plus aisé, pour éviter les interprétations erronées, qu’elles ne coïncident pas. Cependant, pour un utilitariste, l’égoïsme n’est pas ce que les gens pensent que c’est. Comme cela correspond à la thèse de l’Association culturelle du Kōdōkan, peut‐être est‐ce de l’autre partie que vient cette déclaration. Dans ce cas, mon intention est de ne pas réfuter. En résumé, que cela coïncide ou non avec l’utilitarisme dépend de ce qu’est l’utilitarisme. Le point de vue de notre association est que le plus nécessaire est de clarifier ce qu’est la doctrine propre de notre association.
Ce faisant, si quelquʹun proclame que cela correspond à l’utilitarisme ou à toute autre doctrine, comme celui‐ci reconnaît la doctrine de notre association pour doctrine, nous pouvons, sans exercer un contrôle rigoureux, la reconnaître. Je crois qu’avec cela, les rapports avec l’utilitarisme sont clarifiés.
Toujours est-il qu’il est tout à fait probable que les théories utilitaristes aient influencé Kanō Jigorō.
L’utilitarisme est définit de la sorte dans le Dictionnaire d’éthique et de philosophie morale :
L’utilitarisme enseigne qu’une action ne peut être jugée moralement bonne ou mauvaise qu’en raison de ses conséquences bonnes ou mauvaises pour le bonheur des individus concernés. […] Il possède trois dimensions essentielles : un critère du bien et du mal (welfarisme), un impératif moral : maximiser ce bien (prescriptivisme), une règle d’évaluation de l’action morale grâce à ce critère (conséquentialisme).
Cette définition n’est pas sans évoquer la définition du caractère zen 善 qu’il emploie dans la formule du moyen qu’il propose, seiryoku zen.yō, et dont les conséquences se mesurent en termes de jita kyōei. De même, il paraît évident que les développements de Kanō Jigorō concernant les besoins rationnels, ou bien la gradation des plaisirs, prennent – au moins en partie – leur source dans les écrits de Mill ou de Sidgwick.
Kanō Jigorō a également lu et rencontré John Dewey en 1914. Celui-ci est même venu au Kōdōkan en 1915. Il s’intéresse fortement au pragmatisme, qui lui semble cependant difficilement applicable.
Dans tous les cas, Kanō Jigorō ne cache pas avoir lu et étudié penseurs, pédagogues et philosophes d’Orient comme d’Occident. Cependant, il faut noter plusieurs choses : d’abord il est probable qu’il lise surtout jusque vers les années 1890, puis plus rarement par la suite. Ses lectures ont-elles sans doute laissé des sédiments qui nourrissent sa pensée sans qu’il ne puisse plus forcément en distinguer clairment les sources trente ou quarante ans plus tard. Ensuite, dans ses écrits, il ne se déclare jamais comme se réclamant d’une théorie ou d’une autre.
Convaincre
Convaincu qu’il détient la clé de l’amélioration de la vie humaine, de la société, des relations internationales, Kanō Jigorō multiplie les discours et articles. Cependant, plutôt que d’expliquer le parcours qu’il a suivi et le cheminement de sa pensée (un peu à la manière de ce que nous avons tenté de reconstituer), il se contente de marteler ses conclusions.
Or, il n’y a pas, chez Kanō Jigorō, de volonté d’axiome. Sa pensée se veut rationnelle et ses principes s’appuient sur des démonstrations logiques. Simplement, l’expression qu’il en donne est toujours elliptique, et il est souvent ardu de reconstruire sa démonstration lorsque l’on n’a pas suivi son parcours et lu ses textes depuis le début de sa réflexion. Aussi, ses principes apparaissent-ils à ses interlocuteurs, auditeurs ou lecteurs comme des vérités absolues, indiscutables : des injonctions ou des préceptes moraux, pourrait-on dire.
Trois attitudes sont possibles. D’abord la foi : certains « croient » ainsi dans les deux principes exposés par Kanō Jigorō simplement parce que c’est lui qui les a formulés. C’est d’ailleurs de cette manière qu’ils sont véhiculés par le jūdō.
Ensuite l’écoute critique : on tente de refaire le chemin, de comprendre par soi- même, sans donner son accord a priori ; c’est l’attitude la plus constructive.
Enfin, le rejet pur et simple : on rejette une pensée qui apparaît trop dogmatique ; c’est souvent l’attitude qui prévaut dans le monde de la politique ou de l’économie, et à laquelle Kanō Jigorō se heurte très souvent, car ses interlocuteurs manquent d’éléments d’analyse et ne peuvent rattacher la pensée de Kanō à quelque chose d’existant.
Kanō Jigorō répond généralement à ses détracteurs (mais sans forcément préciser la construction et les fondements de sa pensée) que les principes qu’il a découverts ne dépendent pas d’une idéologie, et que chacun, à l’inverse, est libre de les adopter et d’y greffer ses propres convictions.
Comme ce principe est simple et limpide, il est des plus efficaces mais il apparaît comme nouveau à de nombreuses personnes et, il est inévitable que certaines personnes refusent d’y souscrire, du fait des coutumes ou selon une logique de parti pris, comme s’il revenait sur des enseignements moraux en vigueur. Pourtant, si on réfléchit profondément, s’il ne s’agit pas d’une doctrine simple et limpide basée sur le principe de ne pas devoir ébranler les convictions morales vraiment fortes, elle ne pourra pas se développer. Quand on essaie de réfléchir ainsi, on doit pouvoir dire que la voie est proche. Nul besoin de rechercher la voie dans une philosophie hermétique. On peut la saisir sous notre nez. Certains ont critiqué et complètement contesté notre divergence de vue en disant que ce que l’on n’explique pas en se basant simplement sur un fond philosophique est considéré comme indésirable. Critique à laquelle nous répondons qu’en philosophie, l’opinion diffère selon les individus. Une doctrine morale basée sur un type de philosophie ne peut avoir qu’un nombre limité de sympathisants, et il lui sera impossible de faire adhérer tout le monde. En revanche, aucun philosophe, dans la mesure où il n’a pas renoncé à la vie sociale, ne pourra ne pas être d’accord avec le principe de bonne utilisation de l’énergie – prospérité mutuelle. Finalement personne ne pourra rien objecter au principe de bonne utilisation de l’énergie – prospérité mutuelle qui ne prend pas la philosophie comme arrière plan, et les théories sur la philosophie plus le principe de bonne utilisation de l’énergie – prospérité mutuelle divergeront selon les convictions philosophiques de chacun. Ainsi, ceux qui souhaitent mettre un arrière‐plan religieux au principe de bonne utilisation de l’énergie – prospérité mutuelle peuvent le faire à leur guise, ceux qui ne seront pas satisfait tant qu’il n’y aura pas de fond philosophique peuvent librement en concevoir et la conclusion est que ce à quoi doit croire tout le monde est à la bonne utilisation de l’énergie – prospérité mutuelle dépourvu d’arrière‐plan particulier.