L’essence de la méthode

C’est grâce à la profonde compréhension du jujitsu que Jigoro Kano trouvera les bases de la méthode pour le judo.

Il s’agit simplement ici de présenter ce qui constitue, en mai 1882 et dans les premiers mois de la méthode, le Kōdōkan jūdō.

La méthode consiste à mettre en place les éléments qui permettront à la fois de pratiquer selon le principe, de le rendre manifeste, et de s’en approcher toujours plus.

Pour cela, Kanō Jigorō va définir trois « grosses mailles » que sont les aspects martial, physique, et intellectuel / moral. C’est dans ces domaines que la méthode doit profiter à l’homme, ce profit constituant, en 1882, l’objet de la pratique.

Ainsi, je me souviens de la période de mai de l’an 15 de Meiji [1882]. Le jūdō Kōdōkan commença, composé de trois grosses mailles qui étaient l’entraînement physique, la formation mentale et l’entraînement au combat, dans la salle d’étude du temple Eishō que j’avais transformée en dōjō. Cependant, cette époque était encore pour moi une période de recherche et le Kōdōkan jūdō d’alors n’a absolument rien à voir avec le Kōdōkan jūdō d’aujourd’hui.

La méthode proposée par Kanō Jigorō diffère largement des méthodes traditionnelles des écoles guerrières. Dès 1882, il propose de décomposer la pratique selon quatre grands domaines. Ce découpage restera inchangé par la suite. La pratique ne se résumant pas, pour Kanō Jigorō, à l’engagement physique, mais impliquant le corps et l’esprit, deux domaines se concentrent principalement sur l’un, et deux plutôt sur l’autre.

Les deux premiers éléments, centrés sur le corps, sont le kata 形 et le randori 乱取 ou 乱捕. Le kata consiste en une série de techniques dont l’ordre et les situations sont codifiées. Il s’exécute, en jūdō, à deux et chacun des partenaires y joue un rôle défini. Le kata 形 est la façon traditionnelle dont les écoles de jūjutsu ont toujours pratiqué et véhiculé leur patrimoine technique, mais Kanō Jigorō transforme son usage : non plus collection mnémotechnique des techniques d’une école, mais mise en scène orchestrée du principe jū. Quant au randori, il s’agit d’essayer de mettre en application les principes étudiés sur un partenaire qui en fait autant : à l’exception du comportement et de certaines interdictions dont le non respect entraînerait trop certainement la blessure du partenaire, rien n’est codifié, chacun étant libre de ses attaques et défenses. Le jeu consiste donc à trouver des solutions techniques aux problèmes posés par l’autre, en fonction de son propre niveau d’expérience, d’habileté technique et physique, etc. Le randori représente l’exercice principal du jūdō et c’est une révolution. Certes, le randori existait avant le jūdō, mais sous une forme embryonnaire : le placer au centre du système est une évolution/révolution qui conditionne non seulement la forme de la pratique, mais aussi l’épanouissement technique que va connaître le jūdō.

Les deux autres domaines devaient paraître étonnants, voire incongrus et déplacés aux pratiquants des anciens jūjutsu. Pour Kanō Jigorō, l’esprit compte autant que le corps, ce qui explique la mise en place du kōgi 講義 et du mondō 問答. Le premier consiste en un cours magistral directement hérité de la méthode universitaire qui explicite tel ou tel aspect du jūdō, invite à la réflexion sur tel ou tel point. Le second consiste en un dialogue, fait de questions et de réponses, entre les professeurs et les élèves. Il s’agit là encore d’éclairer ce qu’est ou doit être le jūdō, de dissiper des incompréhensions ou de faire réfléchir les uns et les autres.

Tous sont interdépendants et de leur pratique parallèle dépend que la méthode soit complète, qu’elle réalise ses promesses de construction de l’homme dans chacun des trois aspects qui en définissent le but : le corps, le martial, l’esprit.

La pratique du jūdō, comme je l’explique tout le temps, repose d’un côté sur le kōgi et le mondō et, d’un autre côté sur le randori et le kata mais en réalité, aujourd’hui, comparativement au randori, les autres aspects sont négligés. Je souhaite que dans le futur kōgi, mondō comme le kata soient aussi courants que la pratique du randori. Le kōgi a une surface très large qui va de l’explication technique à la théorie du combat, en passant par la stratégie, les moyens de formation spirituelle, la façon d’appliquer la théorie du combat à tous les aspects de la vie ; il en existe donc de toutes sortes selon le niveau des pratiquants. Tout de suite après, comme le kōgi est nécessaire mais qu’avec lui seul, sans exercice pratique, on ne peut renforcer le corps et on ne comprend pas le véritable sens du combat, le randori est extrêmement important ; toutefois, il est difficile d’atteindre une compréhension minutieuse rien qu’en écoutant des kōgi et en s’exerçant. Alors le mondō offre l’occasion aux pratiquants d’approfondir ensemble. Ces éléments sont tous nécessaires mais il n’est pas possible de négliger le kata non plus. Autrefois, le randori n’existait pratiquement pas et on pratiquait essentiellement le kata. Le moment où le randori a pris son essor ne se situe pas très loin avant la Restauration. La raison pour laquelle le randori s’est développé alors qu’on ne faisait auparavant pratiquement que du kata est que dans le kata, l’ordre étant établi a priori, on ne peut pas s’exercer à faire travailler le sens de l’opportunité que ce soit physiquement ou mentalement. D’autre part, sur le plan du renforcement physique également, la gamme de mouvements étant fixée, on n’a pas autant qu’en randori l’occasion de faire travailler tous les types de muscles que nous avons. C’est pourquoi il est difficile d’obtenir des personnes vraiment fortes en combat réel rien qu’avec la pratique du kata. En outre, il y a plus d’agréments dans le randori que dans le kata. Surtout que comme l’évolution des méthodes d’enseignement après la Restauration a permis de pratiquer sans se blesser ni souffrance particulière, le randori est devenu de plus en plus à la mode. Cependant, tout profit ayant son revers, le kata étant tombé en désuétude, un aspect du jūdō a pratiquement été oublié. Comme le jūdō contient par nature l’aspect du combat, il ne faut négliger
aucun des moyens de tuer ou maîtriser l’adversaire comme trancher, frapper, donner des coups de pied. Ainsi, puisque dans le randori tout ce qui est dangereux est interdit, c’est par le kata qu’on peut s’exercer à ces aspects. De plus, les types de mouvements dans le randori étant très nombreux, on a l’impression qu’on les épuise tous mais, si on observe attentivement, on s’aperçoit que certains font défaut ou que l’on penche vers d’autres. Pour pallier cela, je voudrais qu’on ajoute le kata au randori. Quand on emploie bien le kata, le jūdō n’a plus ni lacune sur le plan du combat, ni défaut sur
le plan de l’éducation physique.

Mettre à profit toutes les forces

Kanō Jigorō a d’abord étudié l’école Tenjin shin.yō. Les attitudes, dans cette école, sont centrées sur l’usage de la force, une force dont l’objectif est de s’imposer à l’autre, de manière à lui porter une technique – laquelle est alors exploitation du principe jū – avant qu’il n’ait eu le temps de faire de même. Pourtant, malgré cet entraînement, Kanō Jigorō constate lors de ses premières séances à l’école Kitō que ses postures toutes en force ne lui permettent pas de l’emporter ou même d’inquiéter Iikubo.

Renouvelant l’expérience de la confrontation à de multiples reprises, il finit par remarquer que son nouveau professeur sait conserver, en toute circonstance, une posture très droite.

Il découvre ensuite que Iikubo agit toujours dans la direction de la force de son adversaire. Lorsque la force est exercée directement sur lui, cette action apparaît comme la stricte application de jū no ri mais Kanō Jigorō constate également que son professeur met à profit toute force, y compris lorsqu’elle ne s’exerce pas directement sur lui.

Il comprend dès lors la raison de la posture droite d’Iikubo : être penché, c’est mettre de la force – le poids au moins – dans la direction vers laquelle on penche. Face à un expert de l’exploitation de toute force, c’est avoir déjà perdu. Ainsi, si Iikubo, malgré son âge, peut encore faire randori avec des gens jeunes, c’est qu’il exploite leur force, et non la sienne. Ce faisant, il applique parfaitement un principe du Kitō-ryū ten no maki 起倒流天之巻 (Livre du ciel de l’école Kitō) qui explique qu’il s’agit de « renoncer à sa force et d’obtenir la victoire en utilisant celle de l’ennemi » – un ouvrage que Kanō Jigorō n’a pas encore alors en sa possession. La force évoquée ici n’est pas uniquement la force physique qu’on exprimerait de manière volontaire, mais aussi et surtout la force liée au poids, à la simple pesanteur, et qui s’exprime sans effort de manière involontaire.

Il s’agit donc non seulement d’utiliser la force volontairement exprimée par l’autre – qu’il la porte sur nous (et il s’agit alors de la mise en application de jū no ri) ou non – mais aussi celle à laquelle nous sommes tous deux soumis inconsciemment, celle du poids, de la pesanteur.

Mettre à profit la faiblesse de la posture

« Il ne faut pas opposer la force à la force » et « Il s’agit d’utiliser la force que l’autre exprime, volontairement ou non, et non la sienne propre » sont les conclusions logiques auxquelles Kanō Jigorō est parvenu, après l’étude attentive de jū no ri d’une part, et l’enseignement qu’il a reçu au sein de la Kitō-ryū d’autre part. Pourtant, il est également possible de voir les choses d’une autre façon : quand on pousse, qu’on tire, qu’on met de la force dans une direction donnée, on crée aussi (c’est purement mécanique) une faiblesse dans le sens de la force exprimée (par exemple, lorsqu’on pousse vers l’avant, on est plus facilement susceptible de tomber vers l’avant). Autrement dit, quand on exprime une force, quelle que soit sa direction ou son point d’application, on affaiblit sa posture. C’est ainsi, pensons- nous que Kanō Jigorō aboutit à la conclusion suivante, qui revient à la précédente, mais la considère différemment : il s’agit d’exploiter, quand l’autre exprime une force, volontairement ou non, la faiblesse qu’elle crée dans sa posture.

Penser qu’il faut une grande force pour tirer ou tordre le partenaire n’est vrai que si l’on agit en opposition à la force du partenaire : pour tirer un peu plus la puissance qui arrive vers moi quand le partenaire veut avancer ou pour la repousser plus loin encore au moment où il veut reculer, une grande force n’est absolument pas nécessaire. Si on ne comprend pas bien cette respiration, on ne peut pas porter de véritable technique.

Il s’agit, selon nous, d’une révolution conceptuelle. Dès lors Kanō Jigorō, en effet, ne parlera plus « d’exploiter la force de l’autre », mais « d’exploiter sa faiblesse » – deux propositions qui semblent s’opposer, mais qui sont pourtant les deux facettes de la même réalité.

Une telle reformulation donne un nouvel écho au choix initial de la « faiblesse ». Il ne s’agit plus dès lors uniquement de se considérer soi-même comme faible et de compter sur l’apprentissage de moyens techniques pour l’emporter lors d’une confrontation, mais bien de faire le « choix de la faiblesse » de l’autre, c’est-à-dire d’exploiter, non pas sa force, mais l’instant où sa posture est faible.

Explorer d’autres principes guerriers que jū 柔

Puisque Kanō Jigorō en est arrivé au constat que, dans certains cas, l’application de jū no ri n’est pas possible, la mission du Kōdōkan, ou plutôt son principal axe de recherche, évolue. De l’étude du seul principe jū 柔, il passe à la recherche du principe premier, dont jū lui-même ne serait qu’une émanation parmi d’autres.

Puisqu’on part de l’idée que l’autre est plus fort (voire qu’il est infiniment fort tandis qu’on est infiniment faible), il est nécessaire d’économiser chaque parcelle d’énergie, de manière à ne pas rendre le rapport de force plus défavorable encore. Dans les situations où jū no ri peut être exploité, notre force (ou, plus précisément, pour éviter toute dépense inutile, le minimum de force) doit être utilisée de la manière la plus pertinente, en fonction de la situation. Rien ne doit être gâché à « lutter contre » mais tout doit servir, au contraire, à accompagner, à aller dans le sens de la force de l’autre.

Le jūdō enseigne ce que l’on appelle « gagner par l’adaptation » et donne l’habitude de maîtriser l’adversaire, non en dépensant son énergie en vain en faisant témérairement face à lui, mais en parvenant au but en utilisant toujours la force de la façon la plus juste, la plus rationnelle et sans le moindre gâchis.

Dans les cas où l’application de jū no ri n’est pas possible, il faut trouver d’autres solutions. Il est par exemple possible d’utiliser la force physique, à condition que ce soit là où le partenaire ne peut pas en mettre autant que nous (d’où aussi l’intérêt de l’épargner quand il n’est pas nécessaire d’en appliquer).

Si l’on veut se dégager, il faut absolument découvrir l’endroit où la force de l’adversaire est la moins importante, s’opposer avec une quantité de force un tout petit peu supérieure à cette force la moins importante, et se dégager dans cette direction. Il ne s’agit pas du principe jū yoku gō o sei su, mais d’un geste qui s’oppose à la force par la force.

Il est également possible de profiter de la situation dans laquelle l’autre s’est mis pour lutter sur un autre terrain. Par exemple, sa ceinture arrière est certes très puissante, mais elle l’empêche peut-être de se protéger d’un coup de tête. Ou, puisqu’elle le rend solidaire de moi, si je lance mon poids dans une direction et que je m’assure de conserver le contact entre nous, je peux peut-être l’entraîner dans une chute.

Supposons par exemple que quelqu’un vous étreigne par derrière alors que vous êtes debout. Dans un tel cas, on ne peut s’échapper par jū no ri au sens strict. Il n’y a pas moyen de se déplacer en s’adaptant à la force du partenaire. Si on réagit avant d’être vraiment saisi, il y a moyen de, par exemple, s’abaisser et de s’échapper mais, une fois saisi, il n’y a pas d’autre moyen que de s’opposer à cette force pour y échapper. Illustrons cela par un exemple concret : ainsi saisi, je prends des deux mains celles de mon adversaire qui m’enserrent et tout en les maintenant plaquées sur ma poitrine, nous partons ensemble dans un saut périlleux avant et nous tombons sur le dos, lui en dessous, moi par dessus. Le corps du partenaire est alors jeté contre le sol. Comme dessus mon corps pèse de tout son poids, la plupart des gens sont soufflés, relâchent la force de leur saisie et, comme l’étreinte se desserre, c’est à ce moment que je me débats et les mains se relâchent. Quand on réfléchit à cette situation, il m’est, de quelque manière que ce soit, impossible de me déplacer en m’adaptant à la force du partenaire. Il s’agit en effet plutôt de m’opposer à sa force et d’utiliser la mienne. Mais on peut dire que, dans ce cas, j’ai utilisé ma propre force de la façon la plus efficace possible pour me défaire de la force qui m’enserrait. Il existe d’autres façons de gérer une telle situation. Je pourrais par exemple tout en m’abaissant soudainement, lever les coudes et me tourner vers la droite ou la gauche, le frapper au visage de l’arrière de ma tête et exploiter ce moment de surprise pour utiliser le même moyen que précédemment ou bien d’autres encore, mais aucune de toutes ces façons ne s’adapte à la force de l’adversaire : elles s’y opposent. Dans ce cas, tout ce que je peux faire, c’est utiliser un moyen efficace pour parvenir au but, qui est de me libérer.

Utiliser la force… là où l’autre est faible

Commence alors à se dessiner une autre perspective où il s’agit non pas d’utiliser la force de l’autre, mais bien la sienne propre – et le moins possible de celle-ci – là où le partenaire, aussi puissant soit-il, est plus faible que soi. D’ailleurs, reprenons la démonstration de jū no ri : une personne pourvue d’une force de valeur 10 s’oppose à une autre d’une force de seulement 7. Celle-ci parvient à mettre la première dans une situation où il ne peut plus exprimer qu’une force de 3, et prend le dessus en n’employant que la moitié de son potentiel de force, soit 3,5. Au bout du compte, c’est donc bien la force de 3,5 qui l’emporte sur celle de 3, et non celle de 7 sur celle de 10, ce rapport n’étant que celui de la situation initiale mais celui pas de la conclusion de l’action.

L’explication de la formule jū yoku gō o sei su par « le faible peut l’emporter sur le fort » n’est donc pas pertinente, puisqu’il faudrait dire « celui qui était initialement dans un rapport de force défavorable peut l’emporter sur celui qui était initialement dans un rapport de force favorable » car, au bout de l’action, avant que la technique ne soit portée, c’est le fort qui l’emporte – à la nuance près que le fort en question est celui qui était faible au départ. En revanche, la traduction par « celui qui s’adapte peut l’emporter sur celui qui reste rigide » est toujours vraie puisque c’est celui qui sait s’adapter à une situation qui peut l’emporter sur celui dont le schéma ne varie pas, ne prend pas en compte les éléments nouveaux. L’idée d’un principe commun commence à apparaître.

Ainsi, si on considère les bujutsu que l’on appelle vraiment jūjutsu, ils ne se limitent absolument pas au principe jū yoku gō o sei su. Ils possèdent de nombreux autres principes organisés en techniques pour vaincre. Alors, si l’on se demande s’il existe un principe transversal qui corresponde à toutes ces situations diverses, il en est un.

La solution la plus adaptée

A chaque fois, il s’agit en effet d’étudier la situation et d’opter pour la solution la plus adaptée. « Une fois la méthode décidée, il faut, sans le moindre gaspillage, utiliser efficacement l’énergie pour réaliser complètement l’objectif ».

Quand on suit l’enseignement du jūdō, même une petite force pertinemment utilisée peut facilement maîtriser une grande force. Alors, qu’est‐ce qu’être pertinent ? C’est décider en utilisant la force de son intelligence de la manière et de la situation puis, par la force de sa volonté, appliquer cela résolument.

Il s’agit bien d’exploiter, quand l’autre exprime une force, la faiblesse qu’elle crée dans sa posture, ce qui rend le rapport des forces en présence déséquilibré, au profit de celui qui, quelques instants auparavant, était le plus faible. J’use bien de ma force, in fine – mais du moindre de cette force, au moment où l’autre est le plus faible possible.

Cependant, exploiter la faiblesse du partenaire ne se limite pas à l’aspect physique. Il est effectivement possible de le déstabiliser par d’autres moyens, en utilisant son intelligence, la ruse, la parole pour créer, par exemple, un effet de surprise. Il s’agit là encore d’utiliser intelligemment des moyens dont on dispose en fonction de son adversaire, de son caractère, de ses intentions. Cela suppose une meilleure gestion de ses sentiments, plus de recul sur la situation, que ne peut en avoir l’adversaire.

Un jūjutsu‐ka était saisi par un lutteur de sumō et, au moment où celui‐ci pensait le tenir bien serré, il lui dit : « un lutteur de ton rang ne peut donc pas serrer plus fort ? » alors le sumō dit « quoi ?! » et, au moment où il voulut réaffirmer son étreinte, il dû légèrement relâcher sa force. A cet instant, le jūjutsu‐ ka abaissa promptement son corps et se dégagea.

Une nouvelle posture

Plusieurs éléments nourrissent dès lors la réflexion de Kanō Jigorō : une conclusion héritée de son travail sur jū no ri : il s’agit d’exploiter la faiblesse de l’adversaire ; ensuite, une constatation liée à la pratique : dans certains cas, exploiter la faiblesse de l’autre revient à mettre plus de force là où il lui est impossible d’en appliquer autant ; enfin, une posture philosophique : il est nécessaire d’appliquer, dans toutes les situations, l’énergie juste nécessaire pour atteindre son objectif.

Cette posture est à la fois la leçon que donne la pratique du combat (il s’agit d’économiser son énergie pour mieux assurer sa survie), et la conséquence logique du « choix de la faiblesse », du choix de la pratique, de la recherche. Plus un pratiquant de jūdō travaille à utiliser le minimum d’énergie dans chaque situation, plus il s’approche du principe. Plus il est proche du principe, plus il peut être efficace, y compris s’il est plus faible, ou si sa force décline. Cette posture, enfin, l’oblige à s’approcher de l’idéal de la pratique : que la théorie et la mise en application se rejoignent.

Cette conclusion à laquelle Kanō Jigorō vient d’aboutir va radicalement changer le Kōdōkan jūdō. En effet, il a compris que l’important n’est pas la technique en elle-même (la « recette » en quelque sorte) mais plutôt le fait de se retrouver en situation de pouvoir l’appliquer et que, pour cela, il convient d’utiliser le plus possible l’énergie de l’adversaire, et le moins possible la sienne.