Ses aspirations

Dans un parcours d’étude impressionnant, Kanō Jigorō étudie les sciences, la politique, la religion et la philosophie. Après cela, et à la suite d’un voyage en Europe, il se consacrera presque entièrement à l’éducation.

Les témoignages, qu’ils soient de Kanō Jigorō ou de ceux qui l’ont connu, apparaissent tous s’accorder à lui prêter énormément d’ambition.

L’ambition de Kanō Jigorō semble s’enraciner dans son enfance. Jeune garçon, il affirme rêver rejoindre son père à Tōkyō, arguant que là se trouvent des écoles pouvant lui apporter un enseignement bien plus riche que les précepteurs avec qui il étudie dans la résidence familiale de Mikage 御影, près de Kōbe.

Cependant, même dans mon cœur dʹenfant, je savais que je ne pourrais jamais devenir quelquʹun de brillant en restant dans un lieu comme Mikage et jʹavais la ferme volonté dʹaller à Tōkyō, où vivait mon père, pour y étudier.

C’est toujours cette ambition qui semble le guider lors de son entrée à l’Université de Tōkyō, lorsqu’il doit faire le choix de son cursus. A cette occasion, se dévoile un jeune homme qui ne souhaite pas particulièrement réussir socialement ou financièrement (encore que cette réussite là lui étant quasiment assurée d’avance du fait même de son niveau d’étude, il est sans doute naturel qu’il ne la revendique pas), mais un idéaliste désireux de laisser son empreinte. Sans nulle modestie, il ne désire rien d’autre que de mettre son ambition au service, non seulement de sa propre réussite, mais également de la réalisation de grands desseins dans des domaines, de préférence encore en friche, où ses apports sauront être reconnus.

Parmi de nombreuses passions, l’astronomie a la préférence du jeune Kanō Jigorō. Pour autant, il ne souhaite pas suivre un cursus purement scientifique parce que la science lui apparaît comme une activité simple, étroite, basée essentiellement sur des données objectivables et une démarche minutieuse, ne laissant que peu de place au génie du chercheur, et que d’autres que lui peuvent utilement faire progresser. En revanche, s’occuper des affaires des hommes lui paraît constituer un défi plus complexe, où il pense pouvoir exprimer toute sa mesure. Aussi choisit-il finalement d’étudier les sciences politiques et économiques.

Cependant, je me dis que si je devenais astronome, comme jʹen avais envie, je pourrais sans doute apporter ma contribution au monde sur le plan scientifique mais, pour autant, on pouvait former dʹautres personnes que moi. Moi qui lisais de lʹhistoire ancienne, je me plus à penser que, politicien, je pourrais être grandement utile à la société et, comme, à cette époque, la section politique nʹétait pas rattachée à la faculté de droit mais de lettres, jʹentrai moi aussi dans celle‐ci.

L’aspiration philosophique, religieuse et morale Influer sur la société, permettre aux gens de vivre les uns avec les autres restera, tout au long de la vie de Kanō Jigorō, l’une de ses principales préoccupations. Toutes les années 1880 sont consacrées à cette question, la création du jūdō participant clairement, au même titre que diverses autres initiatives, de cette dynamique.

Après ses études en sciences politiques à l’université, Kanō Jigorō obtient en 1881 son diplôme. Aussitôt, comme à tous les jeunes gens ayant suivi le même type de cursus, différentes carrières s’ouvrent à lui, et on lui offre notamment un poste au ministère des finances.

[…] selon les tendances de lʹépoque, sortant diplômé de lʹuniversité en politique et économie, il aurait été naturel que je prenne du service dans un quelconque bureau de lʹadministration, et pourtant cette perspective ne me plaisait pas.

La perspective de devenir fonctionnaire ne correspondant pas, d’après ce qu’il en dit, à l’idée qu’il se fait de sa carrière, Kanō Jigorō refuse le poste qu’on lui propose et décide de poursuivre ses études universitaires en faisant une nouvelle quatrième année universitaire, consacrée cette fois à la philosophie. Kanō Jigorō dira plus tard qu’il y a étudié notamment la philosophie indienne, ce qui ne correspond pas à un choix de sa part, puisque cela fait partie du programme de la quatrième année.

En revanche, il est intéressant de noter l’intérêt que portera plus tard Kanō à chacun des éléments qui constituent l’intitulé de cette quatrième année. Il semble que dans le même temps, il s’intéresse de près aux philosophes occidentaux, tel Socrate, qui restera pour Kanō Jigorō un modèle à double titre : d’abord pour avoir fortement influencé la pensée des générations postérieures, ensuite pour avoir accepté de mourir plutôt que de renoncer à ses principes.

Confucius et Socrate, bien qu’ils soient morts et leurs os disparus, tel un code vivant respecté par des dizaines de milliers de personnes, préservent de cette façon la morale de ce monde et soutiennent ceux qui la respectent.

Si cela semble sans lien direct avec le jūdō, c’est pourtant en se réclamant de cette double influence, orientale et occidentale – sans préciser plus –, que Kanō Jigorō expliquera la raison de la gratuité des cours au Kōdōkan, arguant qu’on ne saurait monnayer un enseignement. Les frais entraînés par l’augmentation exponentielle du nombre d’élèves finiront par l’obliger à réclamer à ses élèves une petite participation aux frais d’entretien des dōjō, mais il ne fera jamais payer son enseignement.

En plus de ça, afin de gagner un peu d’argent en plus de son salaire de professeur et permettre aux écoles qu’il a créées de survivre, il traduit des textes de Henry Sidgwick (1838-1900) Ces pages qu’il lit et traduit paragraphe par paragraphe, exercent, à n’en pas douter, une influence sur le jeune homme, sur laquelle nous reviendrons ultérieurement.

Kanō Jigorō écrit alors au moins un article « Utilitarisme » dans une revue philosophique à une date indéterminée mais surtout, en 1888, il participe à deux ouvrages sur un sujet qui l’intéresse plus directement : l’éthique. L’un est intitulé « Éthique – histoire, critique » (Rinrigaku – rekikishi, hihyō 倫理学 – 歴史、批評 ), dans lequel il assure la partie critique, et où il est encore souvent fait référence à Sidgwick (rappelons que le principal ouvrage de cet auteur est Methods of Ethics, 1874). L’autre est Nihon taika ronshū 日本大家論集 (Compilation de traités de spécialistes japonais), ouvrage collectif où il traite de « Qu’est-ce que l’éthique ?» (Rinrigaku to wa ika naru mono zo 倫理学トハ如何ナルモノゾ).

Préoccupé par cette question du rapport de l’homme à l’homme, de l’homme à la société, dans ce même élan qui le pousse vers la philosophie et la politique, Kanō Jigorō s’intéresse beaucoup à la religion, qu’il perçoit comme une force en mesure de rassembler les hommes.

À un moment, voyant ce quʹavaient fait les religieux du passé, je mʹintéressai à la religion. Aussi, après mon diplôme universitaire, me suis‐je inscrit en cours spécial de philosophie et me suis‐je quelque peu spécialisé en philosophie, indienne notamment. Cʹest que jʹétais toujours fidèle à ma volonté première qui consistait à ce que, né humain, je me devais de réaliser le plus grand travail possible, que les études sont un moyen de faire quelque chose de grand et comme ce que lʹhomme peut faire de plus remarquable est la politique ou la religion, je voulais devenir politicien ou encore religieux, afin dʹapporter ma contribution au monde.

La branche paternelle de la famille de Kanō Jigorō se passe, de père en fils, la charge de desservant du sanctuaire Hiyoshi 日吉神社. Pourtant Kanō Jigorō s’intéresse avant tout au bouddhisme, peut-être en raison des études qu’il a suivies à l’université.

Le jeune homme se montre également particulièrement curieux du christianisme car il a entendu parler de l’influence que celui-ci a en Occident. Aussi, lorsqu’en 1889 il doit se rendre en visite d’observation des systèmes éducatifs occidentaux en Europe, décide-t-il de satisfaire sa curiosité car, dit-il, « si ma mission d’alors était d’observer l’éducation, je n’avais pas cessé de songer à la politique ou à la religion. »

D’ailleurs, peu de temps avant son départ, il tient à se rendre à Kyōto afin d’y observer la reconstruction du Higashi Hongan-ji 東本願寺. L’immense salle principale de ce temple bouddhique de la secte Jōdo shinshū 浄土真宗, détruite par les flammes à plusieurs reprises, est alors en chantier. Le spectacle, qu’on imagine facilement grandiose, de ce gigantesque bâtiment encore inachevé (76 sur 56 mètres, pour une hauteur de 38 mètres) semble exercer sur le jeune homme une véritable fascination : pour lui, le message et l’action de la religion ne peuvent être qu’à l’image de cette manifestation de grandeur.

C’était justement le moment où s’achevait la construction du Higashi Hongan‐ji à Kyōto, aussi m’y rendis‐je dans le seul but de le voir et, quand je fus témoin de son extraordinaire splendeur et découvris sa célèbre corde tressée de cheveux, je ressentis au plus profond de moi l’immense puissance de la religion. C’est sur cette impression que je m’embarquai en été de l’an 22 de l’ère Meiji [1889] sur le Calédonien, vapeur de la Compagnie des Messageries Maritimes, et que je quittai le Japon […]

Dans toutes les villes de tous les pays où il voyage (France, Belgique, Allemagne, Suisse, Autriche, Angleterre, Russie, Suède, Danemark, Hollande), il rend visite aux autorités en charge de l’éducation, soit au niveau local, soit au niveau national. Il cherche également à visiter les édifices religieux et à en rencontrer les responsables. Ainsi, à peine débarqué à Marseille, en octobre 1889, il se rend à Lyon visiter le Collège de la Trinité (alors Lycée Ampère) ainsi que Notre-Dame- de-Fourvière, en construction également (travaux de 1872 à 1894) tout comme l’était le Higashi Hongan-ji où il était quelques semaines auparavant. Les deux bâtiments lui procurent la même impression de fascinante grandeur et cette nouvelle vision conforte l’intuition selon laquelle la religion possède une formidable puissance, un potentiel tout particulier de cohésion humaine.

Pourtant, cette importance qu’il donne au religieux s’amenuise au fil du temps, notamment après les visites qu’il rend à Ferdinand Buisson (1841-1932) à Paris et Rudolf Von Gneist (1816-1895) à Berlin.

Pendant mon séjour à Berlin, jʹallais parfois en cours à lʹuniversité mais je passais surtout mon temps à écouter toutes sortes de gens et à observer les différentes écoles. Comme le célèbre Gneist [H. Rudolf Von Gneist] sʹy trouvait encore, je lui rendais parfois visite pour lʹécouter. Le moraliste était alors professeur à lʹUniversité de Berlin et je lui rendais parfois visite chez lui également. Je faisais aussi la tournée des directeurs de collège et, tout en observant le schéma dʹéducation des écoles, jʹéchangeais toutes sortes de points de vue.

Rencontres et discussions partagées s’enrichissent d’observations directes, conduisant Kanō Jigorō à réviser petit à petit l’image qu’il se fait de la puissance du religieux. Aussi, lorsqu’il s’embarque en décembre 1890 à Marseille pour son retour au Japon, ne croit-il plus à la religion comme force active du monde contemporain. Elle lui apparaît désormais comme une force du passé, de laquelle il décide de se détourner définitivement.

En outre, la religion, à laquelle je pensais auparavant, est grande si l’on considère le passé mais je ne trouvais plus qu’elle méritât de sʹy consacrer et dʹy travailler : la religion appartient au passé et comme elle n’a pas tant dʹavenir, je considérai quʹelle ne convenait pas à quelquʹun qui nourrissait de grandes ambitions et de grands espoirs […]

Kanō Jigorō aime enseigner. Il y prend beaucoup de plaisir. Et son intérêt pour l’enseignement d’abord, pour la pédagogie ensuite, et enfin pour l’éducation grandit au fil des années, notamment après son retour de son voyage en Occident.

J’aime, de façon innée, enseigner ; lorsque jʹétais enfant, à lʹépoque où j’apprenais à lire les Quatre Livres sans m’intéresser encore au sens, il mʹarrivait, lorsque des enfants de ma famille plus jeunes que moi se rassemblaient, de leur enseigner toutes sortes de caractères. De même, à Tōkyō, et même quand j’étais étudiant à lʹuniversité, il mʹest souvent arrivé de donner aux élèves des classes inférieures des cours à propos de différents ouvrages. Cʹest parce quʹenseigner a toujours été, pour moi, une sorte de plaisir.

A cette époque, alors qu’il a ouvert et dirige le Cours Kanō, le Kōbunkan et le Kōdōkan, il est, depuis janvier 1882, chargé de cours (kōshi 講師) de sciences économiques et politiques au Gakushū-in 学習院. Il y deviendra professeur (kyōshi 教師) en août 1882, secrétaire général (kanji 幹事) en avril 1885 (en gardant sa charge d’enseignement), puis directeur des études (kyōtō 教頭) en juin 1886, et occupera la fonction de directeur – sans en avoir le titre – de septembre à novembre 1888. C’est ce salaire, complété des traductions déjà évoquées, qui lui permet de financer ses autres projets et de louer les lieux qui permettent leur organisation.

En novembre 1888, Miura Gorō 三浦梧桜 (1847-1926) prend ses fonctions de directeur du Gakushū-in. Miura Gorō et Kanō Jigorō ne partagent pas les mêmes opinions sur la selection des élèves et des récompenses : Kano Jigoro préferant le choix sur le mérite tandis que le nouveau directeur, attaché aux privilèges de l’aristocratie, ne peut accepté de selections sans prendre en compte le statut social. Les deux hommes ne s’entendent pas, et un voyage à l’étranger est proposé à Kanō Jigorō.

C’est au final d’un accord commun, que Kanō Jigorō accepte ce voyage. Dès sa réponse donnée, tout va très vite. En 1889, il est officiellement nommé par le Bureau des Affaires Impériales (kunaishō 宮内省) comme représentant de la Cour Impériale (goyō-gakari 御用掛) afin d’étudier, au cours d’une mission de seize mois (du 13 septembre 1889 au 16 janvier 1891), les systèmes d’éducation européens et leur organisation. En fait, il est assez libre de sa mission et c’est lui qui en définit le contenu. S’il choisit celui- ci, c’est plus de façon intuitive, par curiosité, que par rapport à un projet précis.

C’est, nous l’avons vu, au cours de ce voyage qu’il se détourne définitivement de la religion, mais aussi de la politique – il juge leur influence trop limitée dans le temps –, et qu’il comprend également ce à quoi il désire se consacrer : l’éducation.

Or, lʹéducation est la base de tout. Ce que les hommes accomplissent surle plan de lʹéducation ne sʹefface pas facilement. Cʹest un travail, à dire vrai, que ne reconnaissent pas les gens ordinaires mais, si on y réfléchit intensément, cʹest prodigieux. Cʹest là une vérité que ne doivent pas comprendre les individus médiocres et superficiels mais, en réalité, cʹest la mission la plus grande qui soit et jʹen suis arrivé à penser que lʹœuvre de ma vie ne se trouvait pas dans la religion, ni davantage dans la politique mais bien dans lʹéducation et nulle part ailleurs.

Même si Kanō Jigorō dira plus tard qu’il s’était détourné de ses ambitions politiques dès son voyage de retour, il faut attendre 1898, lorsqu’il quitte ses fonctions de directeur du bureau des études générales du ministère de l’éducation pour qu’il ne se mêle plus publiquement de politique, fatigué des remaniements gouvernementaux, qui surviennent parfois seulement au bout de quelques semaines. Les décisions politiques n’ont que rarement le temps d’être appliquées et soit font rapidement la preuve de leur inadaptation, soit sont remplacées de nouvelles décisions.

[…] quant à la politique, en y réfléchissant bien, il est possible d’attirer pour un temps l’attention des hommes, mais quand on étudie l’histoire, on sʹaperçoit quʹil arrive souvent que la plupart des traces du travail des politiciens disparaissent tôt, en vingt ou trente ans, disons au maximum en quarante, cinquante, au mieux cent ans.

Sa conviction est faite et rien ne le fera plus douter de l’importance et de la noblesse de l’éducation. Il y consacrera désormais toute son énergie jusqu’à la fin de sa vie, ainsi qu’en témoignent les deux phrases suivantes, sortes de sentences écrites en l’an 5 de l’ère Taishō, 1916 :

Il nʹest rien sous le ciel de plus grand que lʹéducation. L’enseignement juste d’un seul homme s’étend à dix mille hommes, la formation d’une génération s’étend à cent générations.

Il nʹest rien sous le ciel de plus plaisant que lʹéducation ; former des hommes de talent est améliorer le monde ; même si ce corps est périssable, lʹinfluence des actes est éternelle.

A cet engagement pédagogique, il faut ajouter les écoles déjà citées, le Kōdōkan (depuis mai 1882), le Kōbunkan (de mars 1882 à août 1889), dont « la vocation correspondait à [son] ambition de diffuser, ne serait-ce qu’un peu, de par la société les sciences [qu’il avait] pu étudier », et le Cours Kanō (entre mars et mai 1889 – 2 novembre 1919).

Sans oublier le Kōbungaku-in (宏文学院), fondé au sortir de la guerre sino-japonaise pour permettre aux étudiants chinois de venir étudier au Japon et qui, en treize ans d’activité (printemps 1896 – 28 juillet 1909), a accueilli près de 8000 étudiants.