La compétition

Jigoro Kano n’était pas très enthousiaste vis-à-vis de la pratique de la compétition en judo. Il finis par admettre ses avantages, mais elle reste cependant hantée pas des dérives qui ne vont pas dans le sens de l’esprit du judo que Jigoro Kano se bâtait pour transmettre.

A l’époque de Kanō Jigorō naissent quatre types d’affrontements que l’on peut qualifier, en français, de « compétition », c’est-à-dire de combats régis par des règles, généralement en présence d’un arbitre. Tous n’ont ni les mêmes ambitions, ni les mêmes enjeux, ni le même intérêt : il s’agit des rencontres inter-styles, des rencontres intra-dōjō, des compétitions scolaires et des compétitions sportives.

Dans le cadre d’un combat réel, déterminer le vainqueur est simple : peu importe le temps écoulé ou les moyens employés, celui qui est vivant – ou tout du moins plus valide que l’autre – a gagné ! Or les combats de compétition sont des affrontements joués, ritualisés. Ils ne cherchent pas à reproduire un combat réel et ne mettent pas la survie des combattants en jeu. Comment, dès lors, déterminer qui gagne de qui perd ? « Le combat c’est, en d’autres termes, gagner ou perdre mais quel est donc le sens de gagner ou perdre ? ».

Il semble donc d’emblée nécessaire de mettre en place des règles (qu’est- ce qui est autorisé et qu’est-ce qui ne l’est pas ?), un cadre (comment, concrètement, s’affronte-t-on ?) et une méthode permettant de départager le vainqueur du vaincu (comment sait-on qui a gagné, qui a perdu ?). Pour faire respecter les règles, mettre en place le cadre et décider du vainqueur, un arbitre est a priori
également indispensable.

[…] l’arbitre doit être sacré : une fois sa décision annoncée, personne ne doit plus pouvoir la discuter.

Kanō Jigorō a une vision toute personnelle de la victoire et de la défaite en compétition. Pour lui, si dans le cadre d’une compétition, il est toujours facile de déterminer un perdant (c’est celui qui, d’après les règles, est vaincu au terme de la rencontre), il n’est pas forcément évident de déclarer l’autre vainqueur. Pour le fondateur du jūdō, on ne peut être vainqueur que si on a effectivement lutté d’une part (la victoire par forfait ou blessure n’en est pas une), et que si chacun des deux protagonistes a pu s’exprimer (la victoire immédiate de celui qui écrase son adversaire sous sa force ou son poids sans laisser le combat se dérouler n’en est pas une).

Le vainqueur est celui par lequel le jūdō s’est le mieux exprimé. Le vaincu ne l’est que dans la logique binaire du jeu de la compétition. Pour Kanō Jigorō, pour qu’il y ait victoire, le perdant ne doit pas être vaincu mais convaincu, ayant profité d’une leçon de jūdō, dont les arguments l’ont conquis et non défait.

Il faut que cela se passe comme je l’entends malgré la lutte de mon adversaire. C’est pourquoi pour gagner en combat, il faut que cela se passe comme je l’entends bien que mon adversaire lutte pour l’emporter, c’est à dire sous une forme que mon partenaire approuve.

Vaincre, c’est donc offrir prise et l’emporter tout de même. Créer et laisser se développer des situations permettant à chacun d’exprimer son habileté, et être le plus habile.

En situation de rivalité comme en combat de jūdō ou de kendō, il faut avoir pour idéal de l’emporter en offrant un maximum de facilités au partenaire, même si cela nous place en position de désavantage, parce que nos compétences sont par trop supérieures. Quand l’un l’emporte de cette manière, celui qui a perdu estime plus encore son partenaire, celui qui a gagné se sent bien et tous deux se transmettent mutuellement un magnifique sentiment. A l’inverse, quand on se présente avec une attitude ne présentant pas la moindre délicatesse à l’égard du partenaire, en ne souciant pas du moyen quel qu’il soit, même vil, du moment que l’on gagne, non seulement celui qui a perdu n’éprouve évidemment aucun respect pour son adversaire, mais ils se séparent sur un sentiment d’animosité persistant.

Historiquement, les rencontres inter-styles ne sont pas le premier type de rencontres auxquelles ait participé le Kōdōkan. Toutefois, ce sont ces rencontres qui lui ont permis de se faire reconnaître au Japon. C’est aussi la méthode à laquelle ont recouru les émissaires du Kōdōkan (officiels ou non) et autres pionniers du jūdō dans tous les pays où il s’est implanté. Les rencontres inter-styles ont pour objet de démontrer la supériorité de la méthode.

Dōjō yaburi

Dōjō yaburi 道場破り, (littéralement « casser le dōjō ») est une pratique courante dans l’histoire des arts guerriers japonais. Il s’agit ni plus ni moins que d’aller démontrer la supériorité de son style en faisant irruption dans un dōjō et en lançant un défi à ceux qui y pratiquent.

Si le Kōdōkan a connu ce phénomène, il en a bénéficié plus que souffert, et ce essentiellement parce qu’il n’a pas été sujet à des attaques dans ses tout débuts, quand il était encore vulnérable. Nous pouvons y voir plusieurs raisons. La première raison est l’état de déchéance des jūjutsu. A cette époque, les jūjutsu n’intéressent que peu de monde en dehors d’un tout petit cercle d’initiés ; et comme les quelques pratiquants se connaissent tous plus ou moins, le risque d’attaques inattendues est assez faible.

La deuxième raison tient au fait que Kanō Jigorō n’est pas isolé dans son laboratoire du Kōdōkan. D’abord, il est toujours – et jusqu’à la mort de celui-ci le 29 avril 1888 – l’élève d’Iikubo Kōnen 飯久保恒年, expert incontesté de la Kitō- ryū. Ensuite, même si ses professeurs de la Tenjin shin.yō-ryū sont morts, il se rend régulièrement au dōjō d’Inoue Keitarō 井上敬太郎, qui remplaçait parfois Iso Masatomo 磯正智 lorsque Kanō Jigorō était l’élève de ce dernier. Les liens entre Inoue et Kanō demeurent très forts et nombre de ses élèves deviendront des hauts gradés du Kōdōkan.

La troisième raison est liée à la modestie avec laquelle Kanō Jigorō démarre son activité. Il est jeune (seulement 21 ans), il a très peu d’élèves, et il est plutôt vu comme un universitaire, un intellectuel, que comme un combattant redoutable. Ces caractéristiques, en fait, le protègent plus qu’elles ne l’exposent : il provoque chez les pratiquants de jūjutsu plus d’indifférence que de mépris, et plus de mépris que d’intérêt. Ce n’est que lorsque le Kōdōkan commence à réellement s’affirmer que certains pratiquants des autres écoles vont chercher à rencontrer des jūdōka en combat dans l’espoir de les battre – afin de montrer leur supériorité et le manque de crédibilité de la jeune école.

Par la suite, la réputation dont jouit le Kōdōkan est telle que ceux qui se présentent cherchent plus à s’évaluer (eux-mêmes) qu’à démontrer la supériorité de leur style sur le jūdō. Enfin, les années passant, il devient de plus en plus rare que qui que ce soit ne vienne contester l’hégémonie théorique et pratique du Kōdōkan. Au cours de toute cette période, Kanō Jigorō ne cesse d’interdire à ses élèves de répondre aux défis qui leur sont lancés. En particulier, s’ils ont l’autorisation d’accueillir tous les pratiquants au Kōdōkan, ils ont l’interdiction formelle d’accepter quiconque venu pour en découdre, notamment quand il est absent. Pour Kanō Jigorō, le but de son école et ce dans quoi il souhaite investir son énergie est la formation de l’individu. Cependant, il semble aussi considérer les défis comme un mal nécessaire, tant que son autorité n’est pas totalement assise. De fait, c’est après cette période qu’il peut développer publiquement son discours, affirmant la différence, la particularité de sa méthode, ses ambitions nouvelles par rapport aux écoles anciennes. Nous pouvons, ainsi, grossièrement, clore cette période de défis avec sa conférence devant le monde de l’éducation, en 1889 : « Le jūdō en général ainsi que sa valeur sur le plan de l’éducation », jūdō ippan nami ni sono kyōiku-jō no kachi 柔道一班並ニ其教育上ノ価値 (11 mai 1889).

Trois éléments vont aider Kanō Jigorō à asseoir la réputation du Kōdōkan : la compétition d’arts martiaux de la préfecture de police de Tōkyō, les rencontres avec l’école Totsuka, et les défis. Plus tardivement, a posteriori, de nombreux récits aux accents héroïques viendront également reconstruire la période 1884-1888 et en installer la légende.

Les légendes

Les récits rapportant comment le Kōdōkan a acquis sa réputation ne manquent pas. Mais aucun n’est complet, et il n’est jamais deux dates qui coïncident, ou deux faits qui ne soient contradictoires. Or, en l’absence de documents d’époque, il est difficile d’établir la réalité historique. A cela s’ajoute le roman Sugata Sanshirō 姿三四郎, écrit par Tomita Tsuneo (富田常雄), fils de Tomita Tsunejirō (富田常次郎). Ce dernier est le premier élève de Kanō Jigorō. Il figure en premier sur le registre d’inscription. Son fils, lui-même 7e dan de jūdō, a donc connu de près l’univers du Kōdōkan jūdō et, des souvenirs de son père et des hommes qu’il fréquente depuis son enfance, il tire un roman qui raconte les débuts du Kōdōkan. Le héros, qui s’inspire de Saigō Shirō (西郷四郎), finit par battre, lors de la compétition de la préfecture de police de Tōkyō, le représentant des anciennes écoles de jūjutsu (et le père de l’élue de son cœur). L’adaptation cinématographique de ce livre est aussi le tout premier film de Kurosawa Akira. Ce long métrage jouera d’ailleurs un rôle peut-être plus important encore que le livre pour diffuser dans les esprits une vision romanesque des débuts du Kōdōkan… et brouiller les pistes du chercheur.

La compétition d’arts martiaux de la préfecture de police

keishichō bujutsu taikai 警視庁武術大会 Selon la version la plus répandue, c’est lors de la compétition d’arts martiaux de la préfecture de police, le 5 mai 1885, dans l’enceinte du Yayoi jinja (弥生神社), devant Mishima Michitsune (三島通庸, 1835-1888), préfet de police de Tōkyō de triste mémoire, que Saigō Shirō (西郷四郎, 1866-1922, 1,53m, 53 ou 56 kg selon les versions) aurait, sur sa technique-signature yama-arashi (山嵐), battu Terushima Tarō ( 照島太郎 , 1,71 m, 83 kgs), de sept ans son aîné, représentant de l’école Totsuka, ou plus exactement, de l’école Yōshin (Yōshin-ryū 楊心流), branche Totsuka (Totsuka-ha 戸塚派).

Cette version est celle que l’histoire officielle du jūdō laisse à croire, celle qui revient dans la plupart des récits, celle qu’accréditent les romans et les films. Mais nous pensons qu’elle ne correspond pas à la réalité historique. D’abord, le Yayoi-jinja fait référence au Yayoi irei-dō (弥生慰霊堂), lequel n’a été inauguré qu’en octobre 1885 (soit quelques mois plus tard). D’ailleurs les festivités de ce temple ne se tiennent pas en mai, mais le 13 et 14 octobre. Enfin Mishima Michitsune n’a été nommé à la tête de la préfecture de police de Tōkyō que le 20 décembre 1885.

En fait, il est probable que la première compétition d’arts martiaux de la police de Tōkyō ait effectivement eu lieu en 1885 pour l’inauguration de ce temple dédié aux policiers et pompiers morts en service. Mais il est pratiquement certain que le Kōdōkan n’y a pas participé. Aucun document ne l’atteste, et le Kōdōkan n’est en aucune manière lié à la police. En revanche, il semble que Mishima, une fois en poste, ait souhaité reproduire l’expérience d’année en année, en ouvrant la participation aux différentes écoles, pour déterminer la plus forte et lui offrir d’enseigner aux policiers de Tōkyō.

L’escrime ou le jūjutsu ne se limitent pas aux experts de la préfecture ; lançons un appel dans tout le pays et réunissons à cette compétition toutes les écoles et branches sans en refuser aucune, et prenons pour la préfecture de police ceux qui démontreront une habileté extraordinaire.

Cette compétition se serait d’ailleurs tenue pour la dernière fois l’année de la mort du préfet de police, en 1888 . Il est donc vraisemblable que cette compétition ait connu quatre éditions, dont trois sous l’égide de Mishima, c’est-à- dire trois ouvertes à toutes les écoles. Si le Kōdōkan y a participé, ce ne peut donc être qu’entre 1886 et 1888, soit d’une à trois fois.

Il est difficile de savoir quelles étaient les règles de cette compétition. La plupart des versions mentionnent la présence d’un arbitre, et il semble que le match nul était déclaré après une heure de combat. Aucun texte ne fait mention de coups ou techniques interdites et, pour que l’un des combattant puisse être déclaré vainqueur, il fallait que l’autre ne puisse plus se relever (suite à un coup ou à une projection), qu’il tombe en syncope suite à un étranglement ou encore qu’il déclare forfait, sur clé sur les articulations, par exemple, ou pour toute autre raison.

La branche Totsuka

La branche Totsuka, parfois aussi appelée école Totsuka (Totsuka-ryū 戸 塚流) est en fait issue de l’école Yōshin (Yōshin-ryū 楊心流). Dans les dernières années du Bakufu, les élèves de cette école – qui en aurait compté jusqu’à trois mille – étaient considérés comme les plus redoutables combattants du pays. Après la Restauration (1868) c’est à eux que la préfecture de Chiba fait appel pour former policiers et gardiens de prison. Fondée sur les qualités de combattant de Totsuka Hikosuke 戸塚彦助 (vers 1807-1881) et de son successeur, Totsuka Hidemi 戸塚英美 (1840-1908), elle repose, dans les années 1880, sur leurs disciples, notamment les « dix redoutables » (jukketsu 十傑). Ils sont alors, en matière de combat, la référence nationale.

Ce qu’il est possible d’établir

Les textes de Kanō Jigorō et les faits attestés ne permettent d’établir que peu d’éléments.

Saigō Shirō rencontre effectivement un élève de la Totsuka, Ōtake Morikichi 大竹森吉 (1,74 m, 86 kg). Nous savons que ce combat a lieu avant le printemps 1886, car Kanō Jigorō le place avant la période Fujimi-chō. Il s’est tenu au Kōdōkan même, et Saigō l’emporte non sur yama-arashi mais sur ō-soto-otoshi.

Pendant cette période, de temps à autre, des pratiquants des jūjutsu d’autrefois venaient d’un peu partout pour combattre. Certains étaient originaires de la province Bizen. Ōtake notamment, élève de Totsuka de l’école Yōshin, est alors venu. Cet Ōtake n’avait jamais perdu contre les autres mais quand il combattit avec Saigō, celui‐ci le projeta plusieurs fois de suite sur ō‐soto‐otoshi. Comme cet Ōtake était alors connu et fort réputé, cette victoire accrut grandement la popularité du Kōdōkan dont la réputation augmenta encore un peu plus.

Entre 1886 et 1889 (période Fujimi-chō), les combattants affluent, de toutes les régions et de toutes les écoles. Fort de ce récent succès contre un élève de la Totsuka, et probablement désireux d’étendre la réputation du Kōdōkan le plus loin possible, Kanō Jigorō les laisse se mesurer à ses élèves.

Pendant la période Fujimi‐chō, les gens vinrent de toutes les régions de plus en plus nombreux pour demander à combattre à mesure que la réputation du Kōdōkan se répandait.

En 1888 (an 21 de l’ère Meiji), pour la dernière compétition d’arts martiaux de la préfecture de police de Tōkyō, le Kōdōkan comme la branche Totsuka sont présents et une dizaine de combats les oppose. Saigō est absent, et c’est Yamashita Yoshitsugu 山下義韶 (1865-1935) qui combat contre Terushima Tarō.

[…] il était naturel que sur la grande compétition de la préfecture de police, l’école Totsuka et le Kōdōkan s’affrontent. Dans une rencontre vers l’an 21 de l’ère Meiji, les élèves de l’école Totsuka étaient quatorze ou quinze et la même chose du côté du Kōdōkan, je crois que tous les combattants participèrent. A ce moment là, si quatre ou cinq combattirent avec d’autres, une dizaine au moins rencontrèrent des élèves de la Totsuka. […] Ce qui fut incroyable sur cette rencontre c’est qu’il n’y eut que deux ou trois matchs nuls et que tous les autres furent remportés par le Kōdōkan. Les élèves du Kōdōkan étaient bien sûr devenus forts mais qu’ils aient progressé au point de pouvoir obtenir un tel résultat, je ne l’avais pas envisagé.
[…]
Comme je l’ai dit précédemment, avant la Restauration, les élèves de la Totsuka étaient reconnus par tous comme les plus forts du Japon. Mais, après cette rencontre, la compétence du Kōdōkan fut sans plus de doute démontrée à tous clairement.

Finalement, le préfet de Chiba, probablement intrigué de la victoire du Kōdōkan sur les élèves de l’école à laquelle il a confié la formation de ses hommes, demande à Totsuka Hidemi de se rendre au Kōdōkan. Cette visite a très probablement lieu fin 1888, puisque Funakoshi Mamoru est resté préfet du département de Chiba de mars 1880 à novembre 1888, et que Kanō Jigorō précise que cette rencontre a suivi la compétition de 1888. Ce que Totsuka Hidemi observe alors semble le convaincre de la valeur du Kōdōkan.

A ce moment là, Totsuka était semble‐t‐il le professeur de jūjutsu des prisons du département de Chiba et, sur ordre du préfet d’alors, Funakoshi Mamoru, il vint avec son disciple principal, Nishimura Sadasuke, observer les méthodes pédagogiques du Kōdōkan. Après toutes sortes d’explications, il regarda Saigō faire randori avec un partenaire et je me souviens que Totsuka Hidemi fit l’appréciation suivante : « c’est certainement quelqu’un que l’on peut qualifier d’expert ». Je ressentis une immense satisfaction en entendant cela.
Lors des dernières années du shogunat, Totsuka représentait la plus haute autorité en matière de jūjutsu. Comme mon professeur de la Tenjinshin.yō‐ryū et l’expert de la Kitō‐ryū, Iikubo, avaient souvent combattu et souffert contre la Totsuka au Kōbusho à la fin du shogonat, j’avais entendu dire qu’il y avait des gens forts dans cette école, aussi le plaisir que j’ai ressenti en entendant cette critique du représentant actuel de Totsuka en voyant la pratique de Saigō que j’avais formé en personne était‐il incomparable. A cette époque, bien sûr, comme par la suite, je ne l’ai pas raconté à beaucoup de personnes mais c’est resté profondément gravé dans la mémoire jusqu’aujourd’hui.

Il est peu probable que, ses meilleurs élèves participant à une compétition d’un tel enjeu, Totsuka Hidemi n’aie pas été présent. Or, il semble découvrir Saigō lors de sa venue au Kōdōkan, ce qui confirme que celui-ci n’a pas participé à la
compétition.

Il existe de nombreux récits, parfois très détaillés de rencontres entre tel ou tel membre du Kōdōkan et d’autres combattants, généralement de la branche Totsuka. A notre connaissance Kanō Jigorō n’a pas parlé d’autre rencontre inter- styles que cette rencontre Saigō – Ōtake et la compétition d’arts martiaux de 1888.

Peut-être d’autres combats ont-ils eu lieu, mais il est difficile de le savoir, encore moins d’en connaître le contexte. Beaucoup sont réputés s’être tenus lors de ces fameuses compétitions de la préfecture de police. En 1886, en 1887 ? Peut-être, mais alors, pourquoi le jūdō n’est-il enseigné dans cette institution qu’à partir de 1888 ? Toujours est-il que cette dernière compétition marque la fin de la période des défis pour le Kōdōkan, au Japon, et le début de sa suprématie. A partir de là, Kanō Jigorō pourra développer ouvertement son discours sur la méthode, celle-ci s’étant désormais imposée sur le terrain même des anciennes écoles de jūjutsu.

Ce crédit nouveau est à compter, sans doute, parmi les facteurs qui permettent à Kanō Jigorō de partir sereinement en voyage vers l’Europe, de fin 1889 à début 1891 : sa méthode est en effet désormais suffisamment structurée intérieurement et suffisamment forte et affirmée face aux autres pour qu’elle puisse se passer de lui quelque temps.

Cependant, il serait faux de penser que la fin de la période des défis marque également la fin des rivalités opposant les autres styles au jūdō : de nombreux combattants issus d’autres écoles continuent ainsi de chercher à rencontrer et combattre les pratiquants de jūdō. Mais Kanō Jigorō n’encourage pas ses élèves à répondre aux provocations. Au contraire, il leur déconseille tout combat dans ce but, et leur propose plutôt de faire preuve de curiosité face à d’éventuels autres styles, dans une dynamique de collaboration plutôt que de compétition.

Les compétitions organisées par le Kōdōkan permettent aux élèves de Kanō Jigorō de se situer, dans leur propre travail comme par rapport aux autres. Les premières datent de 1884. Il s’agit des tsukinami shiai 月次試合 et des kōhaku shiai 紅白試合. Nous les avons déjà évoquées.

Dans le randori quotidien, l’enjeu est la recherche des principes, l’application des techniques. Il faut chercher des solutions par l’essai et l’erreur, l’accumulation d’expérience, la formation du corps. Peu importe de chuter, de se faire immobiliser ou de subir une technique de soumission, pourvu que l’expérience serve au progrès, que l’attitude soit celle de la recherche. Ainsi, avec un partenaire de randori qui ne pose pas de sérieux problèmes, Kanō Jigorō conseille-t-il d’ouvrir, de laisser l’autre déployer son arsenal technique, de ne pas défendre, de manière à complexifier l’exercice et afin de rendre les solutions plus difficiles à trouver.

La compétition est pour Kanō Jigorō un exercice différent. S’il s’agit toujours d’exploiter et de démontrer les principes, il ne faut plus faire preuve de générosité mais, au contraire, saisir la moindre erreur du partenaire pour la sanctionner et ainsi marquer des points. Kanō Jigorō décide de mettre en place ces moments, ces rendez-vous compétitifs parce qu’il lui semble important de proposer à ses élèves des moments où la confrontation est plus difficile (pour l’émulation, pour mesurer les progrès, et pour le jeu).

Ainsi, si le randori doit être ouvert, le combat de compétition est au contraire fermé. Les élèves doivent ainsi apprendre à travailler des deux façons. Sans doute, pour pouvoir demander efficacement à ses élèves d’être ouverts et généreux au quotidien, faut-il leur laisser un espace de fermeture et d’égoïsme. Kanō Jigorō considère aussi que l’expérience de la compétition offre de précieuses pistes de travail aux pratiquants. Tel jūdōka, devenu « expert » d’une technique donnée dans le cadre rassurant de son dōjō, peut se révéler incapable de porter cette même technique dans un contexte plus opposant. Tel autre, qui ne trouve pas de « solution » au quotidien dans telle ou telle situation pourra trouver de nouvelles ressources dans le climat de tension particulière instauré par un combat plus fermé. Ainsi le rendez-vous régulier de la compétition constitue-t-il, pour Kanō Jigorō, l’un des éléments de la pratique, au même titre que les autres : il demande à chacun (y compris aux plus âgés et aux plus gradés) de participer le plus souvent et le plus longtemps possible aux rencontres internes du dōjō.

Les règles qu’il établit pour ces compétitions montrent que sa motivation est de créer de l’expérience, de faire en sorte que ce soit profitable. Cherchant à limiter les blessures, il s’éloigne considérablement de la mise en scène d’un combat qui mimerait plus ou moins un combat « réel » ou même « réaliste ». Ainsi, il proscrit les coups pour ne privilégier que les techniques de projection et les techniques de contrôle, qui lui paraissent plus intéressantes pour l’expérience qu’il souhaite mettre en place. D’autre part, il interdit un certain nombre de techniques, qu’il juge efficaces mais potentiellement dangereuses, toujours pour améliorer les conditions pédagogiques de l’expérience.

Au Kōdōkan, dans une compétition de randori de jūdō, la victoire peut être obtenue en nage‐ waza ou encore en katame‐waza. (Explication) dans un véritable combat, il faut ajouter l’ate‐waza mais, dans une compétition de randori, afin qu’aucun des deux partenaires ne se blesse, j’ai limité au nage‐waza et au katame‐waza.
Le nage‐waza comprend tachi‐waza et sutemi‐ waza et le katame‐waza comprend shime‐waza, osae‐waza, kansetsu‐waza.

Parmi les shime‐waza, les ciseaux à la poitrine, dans les kansetsu‐waza, les techniques portant sur les doigts, les chevilles les poignets ou encore les ashi-garami [clés de jambes], ne sont pas autorisées en compétition. (Explication) La raison pour laquelle, parmi les shime‐waza, les ciseaux à la poitrine ne sont pas autorisés est que, entre gens de même niveau, ce ne sont pas des techniques très efficaces, et que si elles sont effectivement quand il y a une différence de dan, il arrive, quand on résiste trop, qu’elles produisent des dégâts sur les organes ou blessent les côtes. La raison pour laquelle les kansetsu‐waza sur les doigts ou les poignets et chevilles sont interdits est que, comme ces techniques sont très vite efficaces, il y a risque de blessure sur ces
articulations avant que l’on puisse faire un signe. De même, les ashi‐garami étant des techniques très vite efficaces et qui blessent aussitôt si l’on résiste légèrement, je les ai incluses dans celles‐ci.

Les rencontres inter-écoles sont des compétitions par équipe qui ne sont pas à l’initiative de Kanō. Son attitude apparaît plutôt ambivalente à leur égard, tout est question de posture et de perspective : d’un côté, face à leurs détracteurs, il les défend, d’un autre, il semble assez désespéré par ce qu’il y voit. Dans un texte intitulé A propos des rencontres inter-écoles, taikō shiai ni tsuite 対校試合について, Kanō Jigorō fait le point sur la polémique entre les partisans de ces rencontres et ceux qui veulent les interdire. Malgré les critiques qu’il formule à leur égard, il voit, dans cet exercice, six avantages : encourager l’esprit d’école, souder l’équipe, demander ponctuellement un effort plus intense qu’à l’accoutumée, permettre de rencontrer de nouveaux partenaires, découvrir d’autres écoles et, enfin, apprendre à se comporter en hôte ou en invité. Cependant, Kanō Jigorō avoue ne pas apprécier le spectacle :

De plus, comme à cet endroit la tendance était à disputer des combats et qu’on ne voyait aucune intention de déployer le véritable esprit du jūdō, c’était pénible à voir.

En outre, comme il s’agit de compétitions par équipe, lorsque l’un des combattants voit que la victoire lui semble impossible, il cherche à obtenir un match nul et adopte une posture défensive. Aussi Kanō Jigorō regrette-t-il que « ceux qui adoptent une mauvaise attitude lors de la compétition ne sont pas rares ». Le fondateur du jūdō est convaincu que ces défauts ont tous la même origine : la seule prise en compte de la victoire ou de la défaite immédiate, c’est-à- dire l’absence de toute perspective à long terme. Il reproche aux combatant leur manque de conscience du but de l’exercice.

Le but pour lequel les élèves de chaque école pratiquent le jūdō ne doit pas être de disputer des rencontre inter‐écoles, mais de former l’esprit nécessaire pour lorsqu’ils feront un vrai métier dans la société.

[…] ce qui compte dans cette compétition, ce n’est pas de gagner ou perdre, mais de savoir quelle est la maîtrise technique, combien raffinée est l’attitude, et combien sur cent choses, la préparation a été minutieuse […]

Ce qu’il constate, sans plaisir, c’est que nombre de ses élèves confondent le moyen et le but, et font de la victoire en compétition un objectif personnel – plutôt que de profiter de l’expérience pour progresser. L’échec devrait être source de nouvelles pistes de travail, et non l’occasion de s’en prendre à l’arbitre ou aux autres combattants…

Même si l’arbitre a fait preuve de partialité, les gens participent à la base aux compétitions pour recevoir des critiques des gens. Si, en comparant mes compétences aux autres, j’ai pu en estimer en moi le niveau, alors c’est bon. Si on comprend bien cela, il ne doit pas être nécessaire de se soucier tellement du comportement des autres.

C’est ainsi que « quand on réfléchit au but ultime de la pratique du jūdō, plutôt qu’à la victoire ou défaite immédiates, la pratique du jūdō participe complètement à la formation du caractère et à la formation de l’esprit. » et que l’exercice de la compétition prend sens.

Pour ne pas tomber dans ces dérives, il conseille finalement à ses élèves de ne pas participer à plus d’une compétition inter-écoles par an.

Lors des rencontres inter‐écoles, si on maintient une attitude juste, que l’on respecte l’étiquette, que l’on attaque continuellement et selon les règles, ce que l’on recherche et apprend dans l’entraînement ordinaire, comme cette attitude ou l’habileté, est naturellement valorisé. Si avec cette attitude, on travaille grandement la technique, même si lors d’une rencontre inter‐écoles, le résultat du combat est mauvais, il y a espoir d’un grand succès futur. Gagner en compétition, si cette victoire a été obtenue de façon inadmissible ou vile, comme il y a peu de chance de progresser grandement par la suite, n’a que peu de valeur.

Le principal but des rencontres sportives est l’émulation qu’elles suscitent. Reste que Kanō Jigorō ne les considère qu’avec une extrême prudence. Il ne faut pas oublier que Kanō Jigorō demeure profondément marqué par les exhibitions que les pratiquants – et pas les meilleurs – de jūjutsu faisaient, du temps de la Restauration, pour récolter de quoi vivre. C’est pourquoi, il a toujours insisté, jusqu’au début des années 1930, pour que les compétitions se déroulent à huis clos. Néanmoins, en tant que père du mouvement olympique japonais, il est également tout à fait conscient de l’engouement pour le mouvement sportif, kyōgi undō 競技運動, dans son pays.

Aussi, à la fin des années 1920, Kanō Jigorō est-il pris à parti dans une polémique qui oppose les partisans de la compétition sportive « à l’occidentale » et ceux qui défendent une sorte de « spécificité japonaise ». Pour lui cependant, aucune des deux positions n’est juste : il ne souhaite pas plus populariser le jūdō, de ses méthodes d’entraînement à ses formules de compétition, sur le modèle des sports de compétition occidentaux, qu’il ne souhaite considérer le jūdō comme une pratique spécifiquement japonaise que toute influence dénaturerait.

Avec le développement des sports de compétition ces dernières années, on me pose souvent des questions sur le rapport entre eux et le jūdō. Les questions revêtent diverses formes mais, pour donner les deux extrêmes, certains rejettent le mouvement compétition : alors qu’il existe dans notre pays toutes sortes de bujutsu, formidables à la fois pour l’éducation spirituelle et l’éducation physique, quel besoin y a‐t‐il à s’investir dans des disciplines de compétition importées de l’étranger ? Ils disent que si l’on s’exerce aux bujutsu propres au Japon, on peut développer naturellement l’esprit japonais et se former également moralement mais que, si l’on se plonge dans les disciplines sportives venues de l’extérieur, alors, naturellement, on devient étranger jusque dans l’âme. D’autres prônent les bénéfices du mouvement compétition et disent que le jūdō aussi doit se populariser sur le modèle des sports de compétition et qu’il faut tout faire de la sorte, des méthodes d’entraînement aux formules de compétition. Aucune de ces deux conceptions n’est juste.

Kanō Jigorō est partisan, on l’a vu, de l’exercice de la compétition (c’est- à-dire de la compétition vue comme l’un des éléments de la pratique, et non comme un but en soi). Il précise même, dans un texte écrit à l’occasion des premiers championnats du Japon, en 1930, « je suis persuadé que la nécessité d’établir des championnats à l’échelle mondiale se fera sentir dans le futur […] ». Il reconnaît volontiers l’intérêt de l’émulation que provoquent les rencontres de compétition ; et il n’est pas indifférent à l’idée de faire découvrir le jūdō à un public toujours plus large.

De manière pragmatique également, il ne lui déplaît pas de répondre aux attentes d’un certain public, qui aurait peut-être opté pour une autre discipline que le jūdō si celui-ci n’avait pas offert cette expression de compétition. Il affirme ainsi que le jūdō peut avoir une expression en tant que sport de compétition, même si son champ est plus large que cela, et qu’attirer plus de pratiquant par ce biais ne lui semble pas une mauvaise idée.

Dans la mesure où la spécificité du jūdō est devenue solennellement claire, que dans certains cas on puisse le conduire à la façon d’un sport de compétition est certes une exigence de notre époque mais je pense qu’il y a place à la discussion en ce qui concerne la pertinence d’agir ou non de la sorte. Si, bien qu’il s’agisse d’une demande de l’époque, il n’y a pas de raison fondamentale de le faire, sans doute faut‐il faire marche dans le sens opposé. Tenter d’examiner ce problème en profondeur ne peut être aujourd’hui considéré comme un travail inutile. Que considérer le jūdō de la même façon que les sports de compétition aujourd’hui pratiqués dans le monde ne soit évidemment pas approprié est une réalité que nous avons déjà clarifiée mais, dans la mesure où le jūdō est, par un côté, un type de technique pour disputer des combats, il va sans dire qu’il est possible de le pratiquer à la façon sport de compétition. Mais montrer cette compétition à un large public, ferait‐il en sorte que la plupart des gens comprennent, que cela se grave dans leur esprit ? Rester enfermer dans nos dojos comme jusqu’à maintenant ne nous coupe‐t‐il pas du peuple ? Aussi, je pense que rompre avec nos habitudes, s’ouvrir au public, amener le plus de monde possible à venir voir, et à comprendre est aussi une bonne façon pour diffuser le véritable esprit du jūdō.

Enfin, Kanō Jigorō ne peut souscrire au principal argument de ceux qui s’opposent à la compétition au prétexte que le jūdō serait « spécifiquement japonais ». Lui qui cherche plutôt à en démontrer la rationnalité et l’universalité, qui travaille à sa diffusion internationale, décide donc qu’intégrer une dimension de compétition à sa discipline peut être une bonne chose, à trois conditions. Tout d’abord que les combattants aient conscience que la compétition n’est qu’un aspect du jūdō, et que la victoire en compétition ne permet pas d’atteindre les objectifs du jūdō ; ensuite que tous les combattants restent amateurs et ne puissent gagner leur vie par ce moyen ; enfin qu’ils se comportent en « gentlemen » (shinshi-teki ni 紳 士的に), c’est-à-dire que la recherche de gloire ne prenne pas le pas sur l’exercice proposé.

Pour commencer, le jūdō est, ainsi que je l’explique toujours, une voie universelle. Donc, selon le type de choses qui l’applique, elle se divise en plusieurs catégories et devient bujutsu, éducation physique, éducation intellectuelle, formation morale, manière de vivre. Or, une discipline de compétition est un type d’activité qui consiste à disputer des matches et, tandis que l’on fait simplement cela, elle devient naturellement un mécanisme qui renforce le corps et forme l’esprit. Il est indiscutable qu’un sport de compétition, pour peu que sa méthode soit appropriée, a de grands résultats sur le renforcement du corps et de l’esprit. Toutefois, son but est simple et étroit tandis que celui du jūdō est complexe et large. En fait, ce que les sports se proposent de réaliser n’est rien d’autre qu’une partie de ce qui constitue le but du jūdō. Mener le jūdō à la façon compétition est évidemment possible, et c’est même bien mais, si l’on ne fait que cela, on ne peut atteindre le but originel du jūdō. C’est pourquoi, tout en reconnaissant que conduire le jūdō à la manière d’un sport est une exigence de la tendance d’aujourd’hui, il ne faut jamais oublier, même un instant, en quoi réside la spécificité du jūdō.

Pour conclure, si Kanō Jigorō accepte l’idée de la compétition sportive, que, bien que trop conscient de dérives possibles, il en comprend les avantages, voire la nécessité, il n’oublie pas – et souhaiterait que tout judoka en fasse autant – que « compétition » et « sens étroit », s’ils ne s’écrivent pas avec les mêmes caractères (競技 pour le premier et 狭義 pour le second), sont de parfaits homophones : kyōgi.

Le Kōdōkan a l’intention de s’orienter et de progresser dans cette direction dans le futur. Mais comme je l’ai expliqué ci‐dessus, je n’ai en aucun cas l’intention que le Kōdōkan dans sa totalité ne devienne une structure ou adopte un comportement de compétition. On préserve la spécificité du Kōdōkan et on ne change rien du tout aux principes qui l’ont régi jusque là mais, pour ce qui est de mener le jūdō du point de vue de la compétition, je ne vois pas le besoin que nous avons à nous distinguer des autres disciplines sportives. Aujourd’hui, la plupart des étudiants pratiquent les activités de compétition sous cette forme. Si c’est mauvais, alors que seul le jūdō ne le fasse pas ne règle pas la question. Il faudrait aussi les leur faire arrêter. Il n’y a aucune raison pour que, quand les étudiants font une quelconque éducation physique, sa pratique en compétition soit bonne et que ce ne soit mauvais que quand ils font du jūdō. Pour ma part, j’approuve le sport tel qu’il est aujourd’hui, dans la mesure où il est pratiqué en gentleman comme une activité amateur. Je ne reconnais pas d’argument pour que seul le jūdō n’entre pas là dedans.