Son œuvre

Alors que les arts martiaux japonais allaient disparaître, Kanō Jigorō créé le Judo. Il s’était lancé dans le jujitsu pour s’imposer physiquement et s’entrainer au self défense mais il y trouve bien plus. Pour réitéré l’expérience, il créa son école : Le Kōdōkan jūdō.

Le jūdō est fondé au mois de mai de l’an 15 de l’ère Meiji, soit en 1882. Différents facteurs peuvent expliquer cette invention : ainsi l’héritage des arts guerriers antérieurs (les jūjutsu) et l’arrière-plan socio-historique en sont, comme on le verra rapidement, des prémices non négligeables. Pourtant, l’un comme l’autre, probablement indispensables, n’auraient pu suffire sans la réflexion, la pensée, l’action, la vision et la volonté d’un homme, Kanō Jigorō 嘉納治五郎 (1860-1938).

Lorsqu’il baptise sa méthode jūdō 柔道 – ou plus exactement Kōdōkan jūdō 講道館柔道 –, Kanō Jigorō a 21 ans. Il est étudiant à l’Université de Tōkyō, (Tōkyō daigaku 東京大学) et, depuis janvier 1882, chargé de cours au Gakushūin 学習院.

Kanō Jigorō pratique alors les jūjutsu de l’école Tenjin shin.yō (Tenjin shin.yō-ryū 天神真楊流) et de l’école Kitō (Kitō-ryū 起倒流), mais depuis cinq années seulement pour la première et à peine quelques mois pour la seconde, ce qui ne lui confère aucune légitimité dans ces domaines. L’époque, elle, est plutôt au rejet de ces techniques guerrières héritées d’un passé certes encore récent, mais que chacun – et notamment les hommes du milieu de la bourgeoisie aisée auquel il appartient – s’efforce d’oublier. Autant dire que rien ni personne ne le pousse alors à fonder une école.

Au début, lorsque jʹai fondé le Kōdōkan, cʹétait une époque où les domaines des jūjutsu, des techniques du sabre etc., avaient pratiquement disparu de la surface de la terre et où ne restait personne pour sʹy intéresser […] Moi, j’étais persuadé que les jūjutsu ne sont pas de simples méthodes d’attaque et de défense mais possèdent de nombreuses autres significations subtiles ; toutefois, des gens pour y croire également, il n’y en avait presque pas. Ainsi, lorsque jʹouvris mon dōjō pour la première fois, nombreux furent ceux de mon entourage à tourner cela en ridicule et à penser quʹil sʹagissait, pour utiliser des termes modernes, dʹun anachronisme. Mais, moi, jʹy croyais et ne me décourageai pas dans mes efforts […]

Dans ce contexte, la fondation du jūdō est donc une incongruité. D’où vient-elle ? D’un constat, d’une prise de conscience qui, pourtant, demeure, lors de la création du jūdō, une incompréhension, une interrogation

Il sera temps d’y revenir de manière plus détaillée par la suite, mais il faut savoir que lorsque Kanō Jigorō commence l’étude du jūjutsu de l’école Tenjin Shin’yō, c’est avant tout pour « se construire une grande force physique afin de ne pas être méprisé », c’est-à-dire dans le but de s’imposer physiquement :

[…] j’ai fait du jūjutsu simplement parce que, comme je détestais perdre, je, voulais juste me construire une grande force physique afin de ne pas être méprisé

Sa conception de la discipline est alors très simple, très utilitaire : il s’agit pour lui de « s’exercer à l’attaque et à la défense » :

[…] la conception de mes professeurs, qui enseignaient, comme la mienne, qui allait apprendre, était toujours qu’il s’agissait d’un moyen de s’exercer à l’attaque et à la défense

Et de fait, le jeune Kanō Jigorō parvient à ses fins. L’apprentissage du jūjutsu, lui permet de cesser de se sentir méprisé, puisqu’au moment de la remise des diplômes universitaires (en juillet 1881), les humiliations qu’il a dû subir autrefois du fait de sa faiblesse physique ne sont plus que des souvenirs.

Il sʹensuivit quʹà lʹépoque de la remise des diplômes de lʹuniversité, jʹavais acquis une forte
confiance en moi, jʹétais considéré par les autres également, et bien que je ne pesais qu’un peu
plus de 49 kg, je nʹétais méprisé par aucun des autres étudiants.

Que l’entraînement ait rendu le jeune Kanō Jigorō fort n’est pas surprenant en soi. La surprise est ailleurs, dans une conséquence inattendue de la pratique de ces techniques de combat. En effet, esprit brillant prisonnier d’un corps malingre, Kanō Jigorō est un étudiant irascible, colérique. Il préfère la solitude, fuit la compagnie de ses camarades. Pourtant, au fur et à mesure de son entraînement, non seulement il devient plus fort, mais il prend également conscience que son caractère change :

[…] le jūjutsu dʹautrefois se limitait à des techniques dʹattaque et de défense et, c’était dans la seule intention de ne pas perdre face aux autres que je lʹavais étudié ; mais le résultat fut que, moi, si faible, je devins plus fort que des personnes naturellement robustes, et alors que jʹétais quelquʹun de nerveux et facilement violent, cela mʹapprit à contrôler mes émotions, à ne plus céder si vite à la violence, à réfléchir aux choses calmement, et à ne plus régler mon comportement en fonction de mes sentiments mais en fonction de la raison.

Au bout de quelque temps, Kanō Jigorō fait donc le constat que la pratique
quotidienne des jūjutsu l’a transformé selon différents plans.

Physiquement, d’abord, ce qui n’a rien de mystérieux, puisque l’exercice du jūjutsu passe par le travail du corps : son corps s’est façonné, il s’est adapté à la discipline et aux efforts demandés.

Psychologiquement, ensuite, et selon deux axes.

  • Premièrement par rapport à lui-même : le jeune homme a travaillé sur son corps, au point de transformer celui- ci en un instrument de sa volonté ; il se l’est approprié, et se sent à l’aise avec lui. Dès lors, lui qui considérait son corps plutôt comme une matière étrangère à lui, s’est finalement « incarné ». Il se sent mieux avec lui-même, l’esprit et son enveloppe étant dorénavant en accord.

  • Deuxièmement, son rapport aux autres se transforme également. Désormais rompu à l’exercice du combat, il envisage l’éventualité d’un conflit physique avec plus de sérénité. En conséquence son attitude change peu à peu et, ceux qui le fréquentent, constatant à la fois ses transformations physiques (il est clairement devenu plus fort) et les modifications de son caractère (il fait preuve de plus d’assurance), se trouvent moins enclins à le
    railler ou le mépriser. Pas de mystère ici non plus.

Socialement enfin, et cette transformation sociale est plus surprenante. En effet, les changements précédents auraient pu lui permettre de donner sa mesure sans plus se préoccuper des agressions extérieures. Mais il se découvre capable d’accueillir l’autre sans être a priori ni défensif ni agressif, capable d’apprécier la compagnie des autres, la discussion, et la collaboration.

C’est sans surprise que le jeune Kanō Jigorō constate les changements physiques et psychologiques que l’entraînement lui a fait vivre. Mais en ce qui concerne les modifications de son rapport social aux autres, il ne peut que les remarquer et s’en étonner. Comme une graine se décompose puis germe avant de sortir de terre, à l’abri de la lumière et de notre œil, Kanō Jigorō constate cette « œuvre au noir », sans pouvoir réellement expliquer comment s’est produit le changement qu’il remarque.

Si l’entraînement qu’il a suivi au sein des écoles de jūjutsu a pu transformer un asocial colérique comme Kanō Jigorō en un homme ouvert aux autres – et peu importe, dans un premier temps, comment – alors il faut « les faire pratiquer largement dans le monde ». C’est la principale conclusion que le jeune homme, qui refuse de « garder quelque chose d’aussi précieux » pour lui seul, tire de sa réflexion, et c’est ce qui le motive lorsqu’il décide de créer son école, persuadé qu’il est que, les mêmes causes produisant les mêmes effets, il doit tenter de faire vivre son expérience à d’autres que lui.

J’en vins à penser que je ne devais pas garder quelque chose d’aussi précieux pour moi seul et qu’il me fallait le transmettre le plus largement au plus grand nombre de personnes, qu’il fallait distribuer ces bénéfices au peuple. Je pris donc la résolution de me servir de ce que j’avais déjà
étudié comme base, d’y adjoindre des idées et de le faire pratiquer largement dans le monde.

C’est ainsi un homme d’emblée persuadé du bien que la reproduction de l’expérience qu’il a vécue peut apporter au plus grand nombre qui crée le Kōdōkan jūdō.

Son caractère exceptionnel, ses aspirations sans commune mesure, sa formation tant intellectuelle que physique sont donc les facteurs principaux qui le poussent à créer sa méthode, puis à se battre pour qu’elle s’affirme et se diffuse.