Les tech. de combat

Jigoro Kano apporte un nouveau regard sur les techniques de combat.

Changer de paradigme

L’enseignement d’Iikubo et l’intense période de réflexion à la fois théorique et pratique que vit Kanō Jigorō pendant cette période permettent, à notre avis, au fondateur du jūdō de lever le voile : l’arsenal technique est sans importance ; ce qui compte c’est son application. Ce qu’il définit alors c’est une méthodologie permettant de comprendre comment créer une situation propice à l’application d’une technique (c’est-à-dire d’un principe mécanique), méthodologie qu’il nomme kuzushi, tsukuri, kake.

Certes, Iikubo (comme de nombreux maîtres avant lui), savait, de manière intuitive, l’importance de la situation par rapport à la technique. Il le savait comme on sait faire du vélo, toute sa vie, une fois qu’on l’a appris : sans faire référence aux principes mécaniques qui permettent cette progression incongrue sur deux roues. Il le savait parce que le jeu de la confrontation, la répétition des situations de combat, l’expérience de l’enseignement, le lui avaient appris. Cependant, ni lui ni ses prédécesseurs n’avaient poussé la réflexion jusqu’à tenter de définir, de décrire, de systématiser cet enseignement.

Ainsi, contrairement aux jūjutsu où les solutions techniques constituent le patrimoine, jalousement protégé, le jūdō ne s’intéresse qu’indirectement aux techniques, dans lesquelles Kanō Jigorō ne voit – au mieux – que de simples principes mécaniques.

« D’une situation à l’autre »

Dans les jūjutsu, une technique doit se suffire à elle-même, elle est, par exemple conçue pour projeter et, en dehors de cela, n’a pas de sens. En jūdō, cette même technique peut servir non seulement à projeter mais aussi à provoquer le mouvement et le décalage qui va faciliter le kuzushi. En effet, une attaque – dans la mesure où elle est effectuée avec une maîtrise suffisante – oblige le partenaire, s’il ne veut pas la subir, à l’esquiver, et donc à se déplacer. Or, en fonction de l’attaque portée, les possibilités d’esquive sont limitées. Donc attaquer le partenaire en anticipant ses possibilités d’esquive permet de canaliser son mouvement et donc de gagner du temps pour l’action suivante. Cela permet, dans son mouvement de fuite, d’être déjà dans la construction du kuzushi pour la technique suivante sans repasser par une position neutre, d’analyser à nouveau son mouvement et de choisir encore une option d’attaque. Ainsi, les techniques peuvent servir à en emmener d’autres.

Clarifions maintenant ce que signifie « mettre à profit toutes les opportunités ». Puisque, comme je l’ai expliqué rapidement précédemment, un doigt suffit à mettre en mouvement le corps de quelqu’un, il est facile de transformer une position dans laquelle le partenaire se trouve en sécurité en position pas si sûre que cela. Cette position pas si sûre que cela, vue par un homme habile, est une situation qui permet de porter aussitôt une technique. Cependant, cela n’est pas possible pour les gens de talent ordinaire. Pourtant, transformer cette situation pas si sûre que cela en position encore moins sûre est évidemment plus facile que de le faire à partir d’une position sûre comme au début. Ainsi, une fois le partenaire même très légèrement ébranlé par une traction ou une poussée, si on ajoute la force appropriée, la plupart des gens pourront perturber la position jusqu’à placer facilement leur technique. Il est important de se déplacer ainsi d’une situation à une autre. Ceux qui ne comprennent pas ce principe à la fois appliquent trop de force sur le partenaire et, en même temps, même s’ils parviennent à le déloger, ils ne parviennent pas à le déséquilibrer jusqu’à porter une technique et ils en restent là. Ce faisant, le partenaire, même s’il a été momentanément déséquilibré, revient à sa position initiale. Ainsi, le précieux déséquilibre obtenu, même infime, est inutile et le seul gain est de la fatigue. Cela ne se limite pas aux seuls cas de simple déséquilibre du partenaire : quand on a lancé une technique qui n’a pas fonctionné également, il est fréquent que l’on revienne dans la position initiale et que l’on doive tout refaire depuis le début. Là encore c’est parce que la force qui a obtenu le déplacement plus ou moins grand a été inutile : il faut poursuivre soit en portant une technique, soit en trouvant le moyen de déséquilibrer grandement.
Je pense qu’il ne fait aucun doute que lorsque l’on a porté une technique, même si celle‐ ci n’a pas réussi, elle a de toute façon placé quelque peu le corps du partenaire en position d’insécurité. Tout refaire à nouveau après qu’il se soit replacé et que je me sois également replacé est peine perdue. C’est pourquoi dans un pareil cas également il faut se déplacer d’une situation à une autre. Seulement, selon les cas, il arrive que mon corps se trouve dans une position défavorable à force de poursuivre le mouvement. En pareil cas, comme on n’a pas le choix, il faut s’écarter temporairement du partenaire avant d’avancer à nouveau. Il arrive aussi qu’à cause de la fatigue je ne parvienne plus à enchaîner les actions. A ce moment là, il n’y a rien d’autre à faire que de prendre de la distance et éviter les attaques du partenaire. Si l’on excepte ces cas particuliers, il ne faut pas négliger de toujours poursuivre un déséquilibre et de lancer des techniques. Ici, il y a une chose à laquelle il faut faire attention, c’est que si on enseigne comme je viens de le présenter, certaines personnes qui ne réfléchissent pas profondément vont peut‐être penser qu’il faut simplement bouger son corps à tort et à travers et se déplacer sans s’épargner. Se déplacer follement n’a pas d’autre bénéfice que de s’épuiser physiquement. C’est plutôt là quelque chose que l’on doit éviter. Ce que je dis, c’est que le déplacement doit absolument être réfléchi de façon à ce que, de situation en situation, il apporte un bénéfice au déséquilibre ou à la projection. Cet enseignement ne se limite pas seulement au cas du randori : tout ce que les gens font dans la société est soumis au même principe.
Qu’il s’agisse de l’élève qui à l’école apprend son travail scolaire, ou quand les personnes âgées travaillent pour la société, afin que la moindre énergie que j’aie investie précédemment ne soit pas inutile, il faut que je me déplace de situation en situation. Tout abandonner sous prétexte que ce que j’ai déjà fait n’a pas donné des résultats parfaits, c’est les rendre complètement inutiles. Pour que ce que j’ai fait auparavant soit autant que possible une aide pour ce que je vais faire ensuite, en d’autres termes, ce que je fais ensuite doit autant que possible exploiter ce que j’ai fait précédemment, il me faut réfléchir pour bâtir dessus.

Les ashi-waza 足技, « techniques de jambes », en particulier les balayages (les techniques de jambes consistent en balayages, fauchages et crochetages des appuis de l’adversaire), prennent de l’importance à ce moment-là de l’histoire du jūdō et pour cette même raison. Il est très difficile de projeter directement par un balayage ; en revanche, enchaîner les techniques de jambes peut permettre de déstabiliser l’autre relativement facilement, l’obligeant à penser plus à replacer ses appuis et à s’inquiéter du balayage suivant qu’à attaquer ou lire le mouvement et le dessein de l’adversaire. Ainsi, les appuis étant, au fur et à mesure des attaques, de moins en moins assurés, la phase du kuzushi est déjà créée tandis que celle du tsukuri est facilitée par l’avance que l’on a dans le mouvement.

Les ashi-waza, en jūdō, peuvent servir soit à projeter, soit à favoriser la mise en situation, tsukuri, pour un autre type de techniques en sapant la posture, en la détruisant, kuzushi. L’utilisation de ces techniques de jambes était si particulière au Kōdōkan jūdō que, dans le milieu des jūjutsu, les gens se mirent à parler des « pieds du Kōdōkan » (Kōdōkan no ashi 講道館の足).

« En sursis »

La méthode du jūdō s’appuie sur le mouvement. Elle s’y inscrit, le prend à son compte et l’accompagne. C’est alors qu’intervient la technique : soit elle prolonge le mouvement jusqu’à la chute (c’est le nage-waza), soit elle l’étouffe et le fige jusqu’à l’immobilité (katame-waza).

Kanō Jigorō n’a conservé, dans l’arsenal technique, que les techniques qui exploitent des principes mécaniques sans recours à la force musculaire. Le jūdō, dans le dōjō, c’est la méthode kuzushi, tsukuri, kake, qui permet de se placer en situation d’appliquer un principe mécanique pour lequel la force musculaire n’est pas nécessaire.

La technique de jūdō s’applique, en fait, quand tout le travail de kuzushi, tsukuri, kake est déjà terminé, et que l’autre est dans une posture si relativement faible qu’il est, en quelque sorte, « déjà tombé ».

La technique, quelle quʹelle soit, se porte une fois que la posture du partenaire est convenablement détruite.

Dans sa conférence de mai 1889, Kanō Jigorō explique qu’à cette condition, l’autre « se trouve dans une situation que l’on pourrait s’essayer à qualifier de mort en sursis »:

Comme l’homme se tient habituellement sur deux jambes, le poids de tout le corps est entièrement supporté par les deux pieds. Ainsi, la méthode la plus simple pour faire tomber une personne se tenant ainsi, consiste à faire pencher le corps de celle‐ci dans n’importe quelle direction afin que le poids de tout le corps repose sur la surface la plus petite possible, que ce soit sur une partie d’un seul pied ou sur les talons des deux pieds, puis de supprimer ce point d’appui par un geste de balayage ou de retrait appliqué au point où se trouve – ou bien est sur le point de se trouver – ce poids. C’est pourquoi, lorsque, quand je tire ou que je pousse pour faire en sorte que le corps de l’autre penche dans une direction donnée, l’autre, pour tenter de conserver la sécurité de son corps, modifie sans cesse la position de ses pieds. De mon côté, je peux analyserla façon dont le partenaire change ses appuis, et agir sur lui de façon à détruire sa posture au moment précis où il va à nouveau modifier la position de ses pieds. Lorsque le corps de l’autre se retrouve dans une situation critique, il souhaite retrouver sa posture originelle et, pour cela, il doit impérativement, à nouveau, changer sa position de pieds. A ce moment là, si de mon côté je me déplace aussi en m’adaptant au déplacement du partenaire, finalement, le corps du partenaire se retrouve dans une position extrêmement périlleuse dans laquelle je peux le projeter aussitôt si je porte une technique, même minimale ; en réalité, il est toujours debout mais il se trouve dans une situation que l’on pourrait s’essayer à qualifier de mort en sursis.

Faire, une fois de plus, le « choix de la faiblesse »

Le jūdō est une méthode qui propose d’abandonner la tentation de la force physique, pour se reposer sur des principes plus subtils, plus universels : la gravité, le levier, l’anatomie, etc.

C’est pourquoi, paradoxalement, en jūdō, être naturellement fort physiquement est, dans un premier temps, un handicap qui ralentit le progrès. Comme dans les débuts il est de toute façon difficile de réussir une vraie technique, ceux qui sont naturellement forts veulent obtenir la victoire avec la puissance, même plus ou moins n’importe comment. Alors, quand on ne reçoit pas un enseignement rigoureux dans ses débuts, finalement, on prend l’habitude de s’entraîner sans apprendre la véritable technique, et en employant mal la force.

C’est de cette faiblesse que naît l’intelligence, c’est elle qui réclame l’inventivité et c’est par elle que la méthode est nécessaire. Pourtant, cette méthode demande beaucoup de temps, beaucoup d’essais et d’erreurs pour être efficace, d’où la nécessité d’une grande quantité de pratique. Mais cela ne suffit pas, il faut chaque fois venir pratiquer en faisant le choix de cette faiblesse, le refus de la facilité de l’emploi de raccourcis comme la force musculaire pour compenser un défaut de maîtrise.

Les techniques, dans le Kōdōkan jūdō, n’ont rien de secret. Elles sont un outil dont l’usage permet la recherche et l’expérimentation du principe. Elles en sont également la manifestation, la démonstration, l’incarnation.

Essentielles, elles le sont par la place qu’elles occupent quotidiennement dans le dōjō, mais le simple fait que Kanō Jigorō n’en ait pas fait l’un des éléments de la pratique suffit à montrer, selon nous, qu’elles ne constituent pas, en fait, une préoccupation essentielle.

En effet, comme nous l’avons déjà vu, les techniques ne sont pas des « bottes secrètes », elles ne se conçoivent qu’en situation, soit mises en scènes pour illustrer une situation-type, comme dans le kata, soit expression même du principe, à un instant particulier, dans des conditions particulières, dans le randori.

Différentes origines

La plupart des techniques de jūdō, ainsi que nous l’avons souligné précédemment, proviennent des anciennes écoles de jūjutsu, soit par transmission directe (les professeurs de Kanō Jigorō ou bien les experts avec lesquels il échange), soit par l’intermédiaire des documents de transmission qu’il a pu se procurer, ou des livres occidentaux qu’il a pu consulter.

Certaines techniques sont réputées être de son invention, mais il nous semble plus juste de dire qu’il les a redécouvertes. En effet, la tradition martiale – même en se limitant au Japon – est suffisamment ancienne pour pouvoir démontrer que les différentes techniques conservées par Kanō Jigorō ont déjà été décrites au moins une fois dans une école quelconque. Kudō Raisuke (工藤雷介), auteur de Hiroku Nihon jūdō 秘録日本柔道 (Jūdō japonais, annales secrètes), annonce ainsi, en tête de chapitre et en caractères gras : « Kata-guruma n’a pas été découvert par Kanō ! » ou « Harai-goshi, la technique secrète du jūdō de Kanō, existait dans les écoles anciennes ! ». Cet auteur, qui croit pouvoir faire les gros titres en démontrant que certaines techniques parfois attribuées à Kanō Jigorō (mais jamais revendiquées par lui) ne sont pas de son invention, démontre surtout qu’il n’a pas saisi que l’arsenal technique n’est pas un élément essentiel de la pratique pour le fondateur du jūdō.

Certaines techniques, enfin, ont été « créées » par le jūdō mais simplement parce que ce sont les conditions de la pratique du jūdō qui les ont rendues possibles. En effet, le jūdō est une lutte où l’on est habillé de souples mais solides vêtements qui permettent la saisie, ce qui permet de nombreuses techniques qui ne seraient pas envisageables revêtu d’une armure ou, au contraire, quasi-nu. Preuve en est l’explosion du nombre et de la variété des techniques qu’il est possible de constater à partir de 1907, date à laquelle les manches des vestes et les jambes de pantalon se sont allongées jusqu’à leur forme actuelle – dans le but initial de limiter les écorchures et brûlures dues aux frottements sur les tatami.

Enfin, certaines techniques sont nées de l’étude d’autres techniques. En observant la façon dont différentes personnes faisaient, par exemple, certains balayages, Kanō a pu s’apercevoir que, bien que leurs formes soient proches les unes des autres, leurs techniques ne correspondaient pas exactement aux mêmes principes mécaniques.

Une sélection sévère

De toutes ces techniques inventoriées, découvertes, voire inventées, Kanō n’a pas fait collection. Au contraire, il a procédé à un tri extrêmement sévère. La technique, pour Kanō Jigorō, doit être basée sur un principe mécanique, c’est-à-dire sur les lois du mouvement et de l’équilibre : il doit être possible de la réaliser sans avoir recours à la force musculaire ou à une particularité physique. Il peut s’agir d’une logique de balayage, de fauchage, de levier, etc. Cette première sélection lui a permis d’éliminer la plupart des techniques anciennes.

Il a ensuite tiré un trait sur les techniques les plus dangereuses. Celles qui lui paraissaient tout de même intéressantes ont simplement été conservées de manière à être travaillées dans le cadre du kata.

Parmi les techniques restantes, Kanō Jigorō se livre à un travail d’analyse. Il les classe par grandes familles et les (re)baptise. Autrefois, elles avaient des noms imagés (par exemple yume no uchi (夢中 « dans un rêve »), yuki-ore (雪折 « céder sous le poids de la neige »), yūdachi (夕立 « averse d’orage ») – pour citer quelques noms conservés dans le koshiki no kata), en partie pour protéger leur secret, en partie parce que personne ne s’était préoccupé du principe mécanique sur lequel elles pouvaient se fonder. Kanō Jigorō décide de les isoler des situations pour lesquelles elles étaient connues, et de leur donner des noms descriptifs facilitant leur identification, leur compréhension et leur mémorisation : de ashi barai 出足払 « balayage du pied qui avance », ō soto gari 大外刈 « grand fauchage extérieur », morote seoi nage 双手背負投 « charger sur le dos avec les deux mains », etc.

Si le travail des principes se fait essentiellement par les kata, le travail des techniques – à l’exception des techniques de frappe –, lui, se fait par le randori. Leur théorie est ainsi indissociable de leur application.

Il s’agit ensuite de la technique et, en connaître beaucoup est le premier mérite. Même sans en connaître beaucoup, en avoir une bonne maîtrise est le deuxième. Même sans en avoir une maîtrise pratique, en comprendre bien le principe est le troisième.

Il existe, en jūdō, trois grandes familles de techniques mais seules deux sont véritablement pratiquées. A noter que pour désigner ces familles de techniques, Kanō Jigorō emploie le terme waza mais qu’il utilise parfois le caractère 業, et parfois le caractère 技. Il s’agit de nage-waza 投技 « techniques de projection », katame-waza 固技 « techniques de fixation » et ate-waza 当技 « techniques de frappe ».

Bien que le jūdō soit qualifié d’art « d’attaque et de défense », kōgeki bōgyo 攻撃防禦, ces catégories regroupent exclusivement des techniques d’attaque. Il n’existe pas à proprement parler de techniques de défense, celles-ci s’effectuant principalement par le déplacement et la posture.

Ce que l’on appelle attaque en jūdō, par commodité, se sépare en trois catégories : projeter, immobiliser, frapper. Projeter, c’est, par toutes sortes de déplacements et gestes adaptés aux différentes situations, renverser le partenaire à terre. Immobiliser se divise en shime‐waza, kansetsu‐waza et osae‐waza mais, en résumé, il s’agit d’exercer une contrainte sur le corps, le cou, les bras ou les jambes du partenaire pour qu’il ne puisse plus bouger, ou qu’il ne puisse supporter la souffrance. Frapper, c’est utiliser la main, le pied, la tête, parfois des outils ou des armes pour atteindre toutes sortes de zones sur le corps de l’adversaire et lui infliger une douleur, ou bien le tuer. Ainsi, la défense, ce sont les nombreux mouvements et gestes qui me permettent de me préserver face à ces attaques.

A ces trois familles, nous pouvons rattacher une quatrième, qui ne reçoit pas le nom de waza mais de hō, « méthode » : kappō 活 法 « méthode de réanimation ».

Nage-waza 投技

Nage-waza « techniques de projection » est la famille la plus fournie. C’est aussi celle qui a la faveur de Kanō Jigorō, celle qui le fascine le plus, celle qui, pourlui, renferme le plus sûrement et le plus manifestement les principes du jūdō, sa subtilité, sa richesse.

Le nage‐waza est ce qu’il y a de plus important parmi tous les types de techniques que comprend le jūdō du fait que c’est la catégorie la plus fournie, que sa théorie est complexe ; c’est aussi la plus raffinée.

Elle se décompose en quatre sous-catégories : te-waza 手技 « techniques de mains », ashi-waza 足技 « techniques de pieds », koshi-waza 腰技 « techniques de hanches », sutemi-waza 捨身技« techniques de sacrifice du corps » (elle-même décomposée en ma sutemi waza 真捨身技 « techniques de sacrifice du corps dans l’axe » et yoko sutemi waza 横捨身技 « techniques de sacrifice du corps latérales »). Le nage no kata 投の形 reprend ces sous-familles en isolant pour chacune trois techniques exprimant le mieux son principe et qui sont exécutées à droite et à gauche.

Katame-waza 固技

Le katame-waza se divise en trois sous-familles : osae-waza (抑技) ou osae-komi-waza (抑込技) « techniques d’immobilisation », kansetsu-waza (関節 技 ) « techniques sur les articulations » et shime-waza ( 絞 技 ) « techniques d’étranglement ».

Katame est un substantif issu de katameru 固める, qui signifie durcir, figer, fixer. Les katame-waza sont donc les techniques qui figent le mouvement, l’arrêtent. Or, comme le dit le Tao-tö-King, chapitre 76, « le dur et le fort accompagnent la mort », ces techniques qui durcissent, figent, rigidifient le mouvement sont donc les techniques qui mettent fin à l’action.

Ayant étudié l’école Tenjin shin.yō, Kanō Jigorō est parfaitement conscient de l’importance dans le combat des clés sur les articulations et des étranglements, ces deux catégories formant les techniques de soumission. Mais il a également remarqué que certains combattants savent amener leur adversaire au sol, l’y immobiliser, le priver de mouvement jusqu’à ce que se présente l’occasion de porter une technique de soumission. Au début, Kanō Jigorō inclut le travail d’immobilisation non pas comme un élément offensif, mais pour faire en sorte que ses élèves apprennent à s’en sortir, à s’en dégager, à retrouver leur liberté de mouvement et leur capacité à en créer.

De plus, il existe toutes sortes de méthodes pour immobiliser le corps du partenaire, mais celles‐ci, du point de vue du combat réel, ne représentent pas un bénéfice remarquable. Plutôt que de maîtriser la façon d’immobiliser, il est à l’inverse nécessaire de maîtriser la façon de se relever quand on a été immobilisé. Cependant, comme pour s’entraîner à se relever il faut absolument s’entraîner à immobiliser, dans la méthode de combat du Kōdōkan, on s’entraîne aussi dans une certaine mesure à immobiliser.

Ate-waza 当技

Ate-waza ou « techniques de frappes » regroupent tout ce qui est coups avec les différentes parties des pieds et des poings, mais aussi avec les coudes, les genoux, la tête… Elles ne sont étudiées, en jūdō, qu’au travers des kata.

Les coups se disaient aussi atemi dans les jūjutsu anciens et ils désignent le fait de frapper ou de cogner violemment, à l’aide d’une partie des membres ou de la tête, une zone du corps de l’autre parmi celles qui sont les plus vulnérables, de manière à le faire souffrir, lui faire perdre momentanément connaissance, ou le tuer. Il y a de nombreuses manières possibles, mais frapper du poing entre les yeux ou à la poitrine, ou un peu en dessous du sternum, ou bien frapper de l’avant du pied les testicules sont les plus communes.

Kappō 活法

Kappō, les « méthode de réanimation », sont présentes mais peu étudiées en jūdō. Plusieurs hypothèses peuvent être avancées pour expliquer cet état de fait. D’abord, le jūdō est axé sur la répétition, sur l’accumulation d’expérience et doit éviter autant que possible la blessure ou la syncope. Si cela arrive, c’est par accident. Aussi, la pratique de ces méthodes, si elle n’est évidemment pas, en soi, dénuée d’intérêt, n’est pas indispensable dans la pratique quotidienne. Il est bon de connaître quelques techniques d’urgence mais il n’est théoriquement pas utile de s’y attarder.

On appelle techniques de réanimation les méthodes pour ramener à la vie quelqu’un qui aurait été étranglé, fortement frappé ou qui se serait noyé. Il existe différentes façons de faire mais la plupart s’apparentent à la respiration artificielle que pratiquent les médecins. Parmi elles, certaines sont plus ou moins complexes et comme elles ont été inventées autrefois alors que la physiologie n’existait pas encore vraiment, je pense qu’il faut vraiment être admiratif. Toutefois, si on parle de l’ensemble, ce que l’on appelle techniques de réanimation ne sont ni aussi rares ni aussi utiles que ce que les gens pensent. Je pense que les techniques de réanimation ne doivent par nature pas être incorporées au jūdō mais être seulement une sorte de complément.

Du nage waza au katame waza

Il faut se souvenir ici (voir première partie) que c’est de son expérience au sein de l’école Kitō que naissent les révolutions conceptuelles qui vont transformer le jūdō tout juste créé par Kanō Jigorō. Lui qui souhaite transmettre son expérience n’a donc de cesse d’affirmer l’importance du nage-waza, qu’il tient pour plus subtil et plus riche que le katame-waza – sur lequel les anciennes écoles de jūjutsu insistaient pourtant largement, pour la plupart.

[…] pendant ma période de pratique, je me suis pas mal exercé en katame‐waza également mais après avoir découvert l’extrême subtilité du nage‐waza par l’étude de l’école Kitō, j’en suis arrivé à être persuadé que, dans la pratique de l’aspect technique du jūdō, il fallait principalement insister sur le nage‐waza.

Il est vrai qu’en nage-waza le mouvement est plus libre, aussi les occasions de l’exploiter sont-elles plus nombreuses.

Comme autrefois les gens qui pratiquaient le jūjutsu comme technique d’appréhension s’exerçaient principalement au katame‐waza, quelques uns parmi eux ne comprenaient pas le véritable sens du nage‐waza et il semble que certains n’y accordaient que très peu d’importance, pourtant, lorsque l’on comprend la logique du nage‐waza, un sens profond se fait jour. De plus, pour ce qui est de la priorité de pratique entre le nage‐waza et le katame‐waza, il y a trois raisons pour placer en tête le premier. La première est que, comme je l’ai écrit précédemment, comme il y a de nombreuses techniques, que sa théorie est complexe, que d’autre part c’est fort subtil, il faut commencer tôt et continuer longtemps à s’exercer sinon on ne peut en avoir qu’une étude sommaire. Deuxièmement, l’entraînement au katame‐waza est fort douloureux et comme, comparativement, le nage‐waza est plus intéressant, cela peut éveiller plus vite l’intérêt pour le jūdō. Troisièmement, il est difficile à quiconque a commencé par l’entraînement au katame‐waza de progresser en nage‐waza tandis qu’il est aisé de comprendre le katame‐waza pour qui s’est d’abord entraîné au nage‐ waza. La raison en est un peu complexe mais si le partenaire arrive avec l’intention de combattre debout et que moi je souhaite m’y opposer par du katame‐waza, il m’est possible de l’attirer vers du katame‐waza alors que si l’adversaire entame par du katame‐waza et que je souhaite y répondre par du nage‐waza, cela m’est extrêmement difficile. Quand les spécialistes du katame‐waza saisissent fermement le keiko‐gi et qu’ils maintiennent au sol ou s’enroulent à la jambe et ne laissent pas s’échapper, l’adversaire n’a pas d’autre choix que de répondre par un vigoureux travail de katame‐ waza. C’est pourquoi les personnes qui ne sont pas spécialistes du nage‐waza mais qui sont compétentes en katame‐waza, comme elles n’aiment pas perdre, évitent naturellement le nage‐waza et s’arrangent pour en venir au katame‐waza. Ce faisant, elles deviennent de plus en plus habiles en katame‐waza mais leur nage‐waza ne progresse pas du tout. Au contraire, ceux qui sont habiles en nage‐ waza mais non spécialistes du katame‐waza, même s’ils ont l’intention de vaincre par le nage‐waza, quand l’adversaire les accueille par du katame‐waza, il leur arrive de ne pas avoir d’autre choix que de répondre par leur faible katame‐waza. De plus, quand ils rencontrent un adversaire spécialiste du nage‐waza, s’ils décident à leur tour de descendre en katame‐waza, ils peuvent à n’importe quel moment se créer l’occasion d’essayer. Selon cette logique, il est bon de commencer d’abord par insister principalement sur l’entraînement en nage‐waza. Certains protesteront sans doute : « Si l’on considère qu’il est difficile pour un spécialiste de nage‐waza de s’en sortir par du nage‐waza tandis qu’il est facile pour un spécialiste du katame‐waza d’arriver à ses fins par le katame‐waza, c’est que le katame‐waza est plus important que le nage‐waza. Aussi ne devrait‐on pas, en jūjutsu, ne pas insister sur le nage‐waza et porter son attention sur le katame‐waza ?». Il s’agit bien sûr là d’une erreur d’interprétation due au fait qu’ils ne considèrent qu’un seul aspect. Que les spécialistes du katame‐waza puissent tenter d’imposer leur spécialité et ne pas donner d’opportunité aux spécialistes de nage‐waza de lancer leur technique favorite est la règle au cours des randori tels qu’ils sont pratiqués dans la plupart des dōjō. Pourtant il n’en va pas de même en combat réel : même si le spécialiste de katame‐waza parvient à s’enrouler, étant donné que dans un combat réel il est possible de porter des atemi ou des coups de pied, il n’est absolument pas dit qu’il pourra garder l’avantage. Lors d’un combat réel, l’important c’est l’agilité du déplacement et cet exercice, seul le combat debout le permet. En particulier lorsque l’on combat contre plusieurs adversaires, la liberté et l’agilité des déplacements du corps comme de l’esprit, forgées par les combats debout, sont spécialement importants. Mais ce n’est pas tout, la pratique du jūdō a un but élevé ; or, si on néglige le nage‐waza, que l’on ne se ménage pas suffisamment d’occasion d’étude de sa théorie complexe et subtile, alors il est impossible de réaliser le but de la pratique. De plus, quand on ne fait pas suffisamment d’exercice de nage‐waza, comme on n’a pas eu suffisamment d’occasions de s’exercer à se mouvoir librement, le jūdō perd grandement de sa valeur sur le plan de l’éducation physique.

Commencer par le katame-waza, c’est donc prendre le risque de ne pouvoir découvrir la dimension de la souplesse, du mouvement, de l’adaptation à celui-ci, de la vie : il faut ainsi veiller à démarrer l’étude par le nage-waza, avant d’étudier le katame-waza.

Les gokyō 五教

Qu’on l’écrive 五経, 五行, 五境 ou, comme ici, 五教, le mot gokyō est trop riche de sens pour que Kanō Jigorō n’ait pas volontairement voulu provoquer des échos. Gokyō 五行, les cinq principes mais aussi les cinq étapes de la pratique pour l’éveil bouddhique ; 五経, les « cinq classiques » du confucianisme ; 五境, un terme bouddhique pour les cinq sens, ou cinq racines des perceptions ; 五 教, les « cinq enseignements » ou cinq vertus du confucianisme qui entretiennent les cinq liens ; 五教, la division en cinq périodes des enseignements de Çakyamuni.

Le gokyō 五教 de Kanō Jigorō est, comme son nom l’indique, un ensemble de « cinq enseignements », une progression pédagogique (cependant limitée au nage-waza). Elle n’en reprend pas toutes les techniques mais propose une difficulté croissante, essentiellement pourtant du point de vue d’uke, celui qui chute. Il s’agit donc d’une démarche visant à structurer l’apprentissage. Le premier gokyō est établi en 1895 et compte quarante-deux techniques. Il sera revu et corrigé pour aboutir à une nouvelle version en 1920. Huit techniques du premier gokyō sont enlevées et six nouvelles ajoutées, pour un total de quarante, soit huit techniques par « enseignement ».

Plusieurs éléments sont à noter. D’abord, que certaines techniques disparaissent pour céder leur place à d’autres entre les deux versions montre le souci constant de Kanō Jigorō d’aller vers plus de pertinence dans ses choix. Ensuite, que le nombre total diminue alors qu’entre temps le développement du jūdō ne cesse de produire de nouvelles techniques, montre encore une fois que ce qui intéresse Kanō Jigorō est de mettre en évidence des principes et non de collectionner des techniques. Enfin, cette date de 1895 pour la première version n’est peut-être pas anodine. En effet, le jūdō se développant, le nombre de dōjō augmentant, et avec lui, le besoin en enseignants, Kanō a sans doute voulu donner des solutions pédagogiques à des professeurs non expérimentés, garantissant la progression technique et la sécurité des pratiquants. 1895, c’est aussi la date de la création de la Dai Nihon Butoku-kai (大日本武徳会). Peut-être Kanō Jigorō, sachant que la tendance serait à la synthèse, a-t-il aussi voulu avoir des solutions clés en main de diffusion à proposer qui aille dans son sens. Si la Butoku-kai n’adoptera pas officiellement le gokyō du Kōdōkan, le jūdō devenant vite le courant dominant des jūjutsu qui y sont représentés, il sera rapidement, dans les faits, diffusé au travers de ses structures.

Kanō a compris que l’on ne peut appliquer une technique que si l’on est soi-même en position forte tandis que le partenaire est en position faible.

La technique est ce qui se porte lorsque le corps du partenaire manque de stabilité.

La technique de jūdō est donc l’art de la meilleure utilisation de l’énergie à trois titres au moins. D’abord parce que son principe même est d’exploiter des lois physiques, mécaniques, physiologiques qui ne nécessitent pas ou peu de force musculaire. Ensuite parce qu’elle ne se porte que dans une situation qui ne demande qu’un minimum d’énergie. Enfin parce que la façon d’amener cette situation consiste à utiliser le plus efficacement, le plus intelligemment, son corps et son esprit.