Sa définition

Jūdō 柔道, « la voie de la souplesse », des mots à l’allure simple mais extrêmement profonds.

Étymologie du caractère jū 柔 :

Caractère composé de parties faisant sens. « Lance + bois », bois ayant la souplesse permettant d’en faire un manche de lance. Qui a le sens d’une flexibilité qui ne rompt pas même pliée.
[dictionnaire étymologique des éditions Gakken]

On comprend bien pourquoi le bois d’une lance ne peut être trop dur sous peine de casser au premier choc. Il ne peut être trop souple sinon il serait impossible à manier, à diriger. Il ne peut pas non plus, après avoir été plié, garder cette position, il lui faut retrouver sa position d’origine. Ce qui peut être qualifié de jū (柔), a donc pour caractéristique une sorte de fermeté souple : bien droit sans intervention extérieure, qui s’adapte à celle-ci si elle se fait sentir, avant de revenir à sa position initiale lorsqu’elle disparaît. Ainsi, la particularité commune aux jūjutsu serait d’enseigner à ne pas opposer la force à la force, mais à lui céder souplement.

Jū no ri, 柔の理

En 1915, Kanō Jigorō écrit qu’il suppose que le jū 柔 de jūjutsu trouve son origine dans l’expression jū no ri 柔の理, où ri 理 désigne le principe (notion confucéenne évoquant à la fois principe particulier et l’aspiration vers un principe ultime – en l’occurrence, celui de jū 柔, « souplesse », « adaptation », « faiblesse »).

Je ne sais pas exactement d’où vient ce caractère jū que l’on utilise pour les jūjutsu anciens ou le jūdō mais que cela renvoie au sens de jū dans jū no ri ne laisse guère place au doute.

Tomiki Kenji en propose cette définition :

Sans s’opposer à la force de l’attaque de l’adversaire, la rendre inefficace en l’accompagnant tranquillement. Cʹest‐à‐dire prévoir la direction et la vitesse de la force adverse et, tout en l’accompagnant, effacer son propre corps, et dans cet instant précis, saisir l’occasion de l’emporter.
[Tomiki Kenji]

Kanō Jigorō est toutefois souvent un peu plus précis, bien que toujours plein de précaution. Au-delà de jū no ri, il remonte à ce qui lui semble être l’expression première, le concept de référence : jū yoku gō o sei su (柔能制剛, « ce qui s’adapte peut l’emporter sur ce qui est rigide »).

Maintenant, en ce qui concerne le véritable sens de jūjutsu, il existe de nombreuses chroniques et de nombreuses histoires, mais il n’y a rien de bien précis. Il semble au moins que ce nom provienne de l’expression jū yoku gō o sei su.

Autrefois, on pensait généralement que les jūjutsu étaient des techniques d’attaque et de défense constituées sur le principe de jū yoku gō o sei su

On pense généralement que les appellations jūjutsu ou bien jūdō viennent de l’expression jū yoku gō o seisu.

Jū yoku gō o sei su 柔能制剛 est une expression tirée du premier livre (Jōryaku 上略, Première Stratégie) du traité de stratégie militaire Sanryaku 三略 (Trois Stratégies). Le Sanryaku fait partie des « Sept classiques de guerre », Bukyō shichisho 武経七書, un ensemble souvent simplement appelé Shichisho 七書 (les Sept Livres), qui rassemble des ouvrages chinois dont près de mille ans séparent le plus ancien du plus récent.

Le Sanryaku est réputé avoir été donné à Chō Ryō (張良, ?-168 av. J.-C., Pinyin : Zhang Liang), par un sage du nom de Kōseki Kō, 黄石公 (Pinyin Huang Shi Gong), mais il date plus vraisemblablement d’une période située entre le IIe et VIe siècle de notre ère, et plus probablement encore d’une période ultérieure aux Han postérieurs (23-220).

Les précautions de Kanō Jigorō entourant la référence à jū yoku gō o sei su 柔能制剛, peuvent être interprétées de plusieurs façons. D’abord, une telle référence manque de preuves académiques solides, aussi préfère-t-il sans doute rester prudent. De plus, comme il ne souscrit pas à l’origine chinoise du jūjutsu japonais – selon lui il y a bien sûr eu influence ou contact mais pas de transmission directe – peut-être craint-il que l’affirmation de cette filiation ne vienne renforcer l’hypothèse d’une importation chinoise.

Saitō Kōji, Chen Minsheng, Kurosu Ken et Takeda Ryūichi démontrent dans leur étude (Étude sur la formation des arts guerriers des temps anciens en Chine) que les méthodes de combat chinoises se sont développées en se basant sur le principe yin/yang (in/yō 陰陽), tandis que arts guerriers japonais se sont développés sur la dualité qui s’adapte / qui ne s’adapte pas (ou souple / dur) : jū / gō 柔剛.

D’autre part, il existe dans la littérature chinoise antérieure d’autres références à jū et à son potentiel. Notamment dans un texte antérieur que l’auteur du Sanryaku ne peut ignorer : le Tao-tö-King (pinyin : Daodejing) ou, en japonais, dōtoku-kyō 道徳経. Le caractère apparaît dans les chapitres 10 et 55 mais c’est au milieu du chapitre 36, dans l’avant-dernier aphorisme de la première partie, que l’idée se fait plus précise : cinq caractères, deux pôles, un axe : 柔弱勝剛強, le souple et le faible (柔弱) l’emportent (勝) sur le dur et le fort (剛強). Plus question de potentiel ici ! En fin de seconde partie, deux chapitres sont centrés sur cette idée et la développent.

Que le faible l’emporte sur le fort, le souple sur le rigide, tout le monde le sait, mais personne ne peut l’appliquer. C’est pourquoi le sage dit : « celui qui accepte la crasse du pays est le maître du royaume, celui qui en accepte les malheurs, est le maître du monde. » Ce qui est juste sonne de manière paradoxale.

Les affirmations de Lao-Tseu (pinyin : Lao-zi) – si on considère qu’il est l’auteur de ces lignes – sont donc sans nuance, ce qui explique peut-être que la formule de référence soit celle, plus nuancée, du Sanryaku, dont le potentiel est plus conforme à l’expérience commune.

« Que le faible l’emporte sur le fort, le souple sur le rigide, tout le monde le sait, mais personne ne peut l’appliquer. » affirme le Tao-tö-king… à moins d’en trouver le moyen – et de pouvoir l’appliquer – tel est le défi que semblent relever les jūjutsu.

Une recherche dans un dictionnaire étymologique des caractères chinois à l’entrée jutsu 術 montre que le caractère, dans sa formation, évoque l’idée d’une méthode à laquelle on reste fidèle.

Caractère composé d’éléments sémantiques et phonétiques. 朮(jutsu) est un caractère qui représente de façon imagée une pâte collante sur une tige. « Jutsu montre, par l’association de « 行 (chemin, méthode)+élément sonore 朮 », qu’un homme reste fidèle à un chemin pendant de longues années sans s’en départir. Par extension, une façon de faire à laquelle on reste absolument fidèle depuis des temps anciens, une méthode traditionnelle.
[un dictionnaire étymologique des caractères chinois]

Ce même dictionnaire donne pour sens, soit la « méthode », le « moyen permettant de bien réaliser une œuvre ou un travail », soit un « chemin à l’intérieur d’un village » et, par extension, la « logique des choses », ou encore, l’« action de retransmettre comme on nous a transmis », c’est-à-dire la « recette », le « secret artisanal ».

Ainsi, jūjutsu, c’est à la fois la méthode – la technique – qui permet de mettre en œuvre jū, celle qui en révèle la logique interne, mais également ce qui se transmet (qu’on reçoit d’un maître, qu’on travaille, puis qur l’on transmet à son tour).

Ce dernier point éclaire par ailleurs d’un jour nouveau l’importance de la filiation dans les écoles traditionnelles (pas seulement celles de jūjutsu): il est primordial de « transmettre comme on nous a transmis », et ce passage est identifié de manière formelle : un héritier (et un seul) reçoit du fondateur (ou de l’héritier alors responsable de l’école) l’intégralité des documents de l’école, kaiden 皆伝 (littéralement, l’ensemble de la transmission) et vient s’inscrire dans une généalogie très précise – acte qui peut même s’accompagner d’un changement de nom.

Se considérer comme « faible » a priori

Si on oppose la force brutale à la force brutale au cours d’un affrontement sans nuance, alors – et c’est certain – c’est le plus fort physiquement des deux protagonistes (le plus grand, le plus lourd, le plus musclé) qui l’emportera. Devenir plus fort que tous les autres (c’est-à-dire dire le plus apte, à tout moment et contre n’importe quel adversaire, à déployer plus de force physique) pourrait donc être un objectif cohérent pour qui voudrait l’emporter à coup sûr lors d’une confrontation physique.

Cependant, devenir plus fort pose un certain nombre de problèmes. D’abord, en admettant que ce soit possible (qu’on en ait les moyens physiques, qu’on soit en premier lieu, grand et fort, et doté de muscles aisés à renforcer), devenir le plus fort ne va pas sans une période d’entraînement, au cours de laquelle on est à coup sûr, au moins temporairement, moins fort. Ensuite, même au sommet d’un entraînement bien conduit, on ne peut pas se sentir à l’abri d’un autre, devenu à son tour plus fort. D’autre part, certaines circonstances temporaires (blessure, maladie) comme d’autres circonstances plus définitives (handicap, vieillesse) rendent à coup sûr moins fort. Enfin, à lutter force contre force, on imagine aisément qu’il soit possible de l’emporter, au prix d’un épuisement complet, sur un adversaire à la force à peu près égale, mais que se passera-t-il si un second adversaire (même moins fort) se présente ? Usé par l’épuisement, on sera à coup sûr moins fort.

S’entraîner à devenir le plus fort, ou même simplement plus fort semble donc une quête vaine. Il est, en effet de trop nombreuses circonstances (mauvaise constitution, jeunesse, maladie, blessure, vieillesse, enchaînement de plusieurs combats) qui, alors qu’on peut se clamer plus fort en théorie, ne permettent pas de prévoir avec suffisamment de certitude l’issue du combat. Autrement dit, même le plus fort (en théorie) n’est pas sûr d’être le plus fort (dans les faits), et cette incertitude est plus grande que sa certitude d’être pourtant effectivement le plus fort.

Les jūjutsu enseignent à l’inverse à ne pas opposer la force brute à la force brute. Cette attitude est logique dans le feu de l’action – elle permet d’éviter de se faire tailler en pièce par un grand coup de sabre en enseignant comment, sans s’y opposer frontalement, céder à la force du coup tout en s’esquivant, puis accompagner le mouvement d’un adversaire totalement déséquilibré et prêt à s’écrouler sous la force de son propre coup. Ainsi, ne pas opposer la force à la force, mais s’y adapter et l’utiliser, constitue-t-il un principe guerrier efficace, sur lequel de nombreuses techniques (méthodes, recettes, bottes) peuvent être conçues et affinées. Au premier niveau, celui de la simple observation, les jūjutsu sont des collections de techniques fondées sur ce principe guerrier, appelé jū no ri.

Les jūjutsu enseignent donc à être plus fort (dans les faits) qu’on soit (en théorie) plus ou moins fort – puisque la puissance physique n’est pas la condition de l’application des techniques. Si on va plus loin dans ce sens, les jūjutsu peuvent donc permettre à un moins fort (en théorie, par exemple malingre, jeune, malade, blessé, vieux, ou encore épuisé par plusieurs combats) de devenir plus fort (dans les faits). Ainsi, les jūjutsu représentent un choix d’entraînement pragmatiquement plus efficace que l’entraînement de la force pure, parce que leur étude permet assurément de réduire l’incertitude quant à l’issue de n’importe quel combat, que l’autre soit plus ou moins fort en théorie, ou qu’on soit soi-même plus ou moins fort en théorie.

Il est possible d’aller plus loin encore, ce à quoi invite le principe ancien jū yoku gō o sei su, 柔能制剛, « ce qui s’adapte peut l’emporter sur ce qui est rigide ». Qu’on soit fort ou faible, pourquoi ne pas se considérer comme a priori faible, de manière à évacuer la question de sa propre force, et apprendre à compter sur d’autres principes que cette force personnelle ? Ce « choix de la faiblesse » est celui auquel 柔 jū invite. Si l’objectif est d’être aussi sûr que possible de l’emporter dans le cadre d’une confrontation physique, alors il faut se préparer en se considérant soi-même comme infiniment faible (et l’autre comme infiniment fort), et apprendre, aussi bien que possible, à faire de son corps le vecteur du principe 柔 jū, sans plus se soucier de la force physique que comme d’un élément parmi d’autres.

Appliquer le principe jū 柔

Dans le cadre d’une confrontation physique, il n’est possible de bénéficier de sa propre force que si on est « en équilibre ».

L’équilibre (du latin « égale liberté ») désigne une situation particulière d’un système, où la somme des forces appliquées est nulle. L’équilibre permet la stabilité (si aucune nouvelle force n’est appliquée sur le système) ou le mouvement dans n’importe quelle direction (dans la direction de toute nouvelle force appliquée sur le système).

Les deux pieds sur le sol, le corps au-dessus de ce qu’on appelle le « triangle de sustentation », on est « en équilibre ». Il est alors possible, en prenant appui sur le sol, de pousser légèrement, par exemple, le corps de l’autre. Cependant, dès lors qu’on voudrait pousser plus fort, alors il devient nécessaire de quitter cet équilibre solitaire, et de rechercher un nouvel équilibre, en appui à la fois sur le sol et sur l’autre. Prenons l’exemple d’une voiture à l’arrêt que l’on souhaiterait pousser : le corps à l’oblique, on pousse « de tout son poids » sur la carrosserie. On peut pousser parce qu’on est « en équilibre », mais cet équilibre est dépendant de la présence de la voiture comme troisième point d’appui (en plus des jambes). Que la voiture démarre brutalement et c’est la chute assurée !

Pour, par exemple, faire tomber quelqu’un de manière certaine, on peut ainsi attendre qu’il « s’appuie » sur nous : notre corps constituant le troisième point d’appui indispensable à son équilibre, il suffit de le lui retirer pour aussitôt précipiter sa chute. L’expérience peut être reformulée de la manière suivante : si l’on me pousse, je tire, si l’on me tire, je pousse (osaba hike, hikaba ose 押さば引 け、引かば押せ). Dans les deux cas, non seulement je refuse à la force de l’autre l’appui et la résistance escomptée, mais j’y ajoute par mon action inverse (il me tire, je pousse), ma propre force. L’autre se trouve donc emporté par l’addition de sa force et de la mienne, s’ajoutant l’une à l’autre et s’appliquant dans la même direction.

Evidemment, il en va de même dans toutes les directions. Jū 柔 invite à supprimer toute résistance à l’action de l’autre, à au contraire la « subir » tout en l’amplifiant, autrement dit, à faire ce que l’action de l’autre réclame (céder sous sa poussée ou avancer sous sa traction) – mais pas ce à quoi il s’attend (une résistance à son action) – tout en allant au-delà de là où son action seule l’entraînerait. C’est pourquoi il est possible de proposer, dans le contexte du combat, la traduction « adaptation » pour jū. D’ailleurs, le terme le plus fréquemment utilisé en japonais pour expliquer cette idée de céder d’abord pour l’emporter ensuite est junnō 順応, « adaptation ».

En ce qui concerne jū yoku gō o sei su, supposons un adversaire doté d’une force de 10. Admettons que moi, qui ne possède qu’une force de 7, je me dresse contre lui. Quand, déployant toute sa puissance, cette personne possédant une force de 10 se précipite sur moi, même en utilisant toute ma puissance de 7, comme il s’agit d’un rapport de 10 contre 7, le 7 perd. Qu’il s’agisse d’être repoussé ou qu’on nous fasse tomber en nous poussant, il est évident que celui qui possède 10 gagne. Maintenant, au moment où celui qui possède 10 se précipite, celui de 7, sans s’opposer, s’adapte à la force de poussée et retire son corps. Alors, celui qui possède 10, comme rien ne s’oppose à la force de son élan, trébuche en avant. Quand il trébuche, celui qui à l’origine possédait une force de 10, ne bénéficie plus que d’une force insignifiante d’environ 3. Sa position ainsi détruite, il perd l’équilibre. Mais, celui qui possède 7 ayant volontairement retiré son corps, n’a été ni poussé ni déstabilisé, il a conservé son attitude initiale et bénéficie toujours d’une force de 7. Donc, s’il utilise simplement la moitié de sa force, soit 3,5, il doit encore pouvoir l’emporter contre une force diminuée à 3. Retirer mon corps en m’adaptant à la force plutôt qu’en m’y opposant lorsque l’autre vient me frapper ou le pousser, l’affaiblit.

Jūjutsu : proposition de définition

Le jūjutsu place au centre le principe d’adaptation, de faiblesse, jū no ri 柔 の理, sans doute issu de « ce qui s’adapte peut l’emporter sur ce qui est rigide », jū yoku gō o sei su 柔能制剛 et en propose une exploitation à des fins martiales. Il organise la collecte et la conservation des moyens, des techniques, des « bottes secrètes » pour employer un terme d’escrime occidentale, ainsi que leur étude et leur transmission. Pour nous, jū invite donc à ce choix initial de la faiblesse a priori, c’est pourquoi nous parlons ici du « choix de la faiblesse ». Jūjutsu 柔術 pourrait donc aussi bien être traduit, selon le contexte, par « méthode d’adaptation », « techniques d’adaptation » ou « techniques de la
faiblesse », « techniques pour le faible ».

Jū 柔, principe central

Au moment où il crée le jūdō, Kanō Jigorō est convaincu que jū no ri est le principe sur lequel repose les jūjutsu. Il est également convaincu que ce principe, jū no ri, est celui qui permet de mettre en place un art du combat efficace. C’est sans doute la raison pour laquelle il baptise la méthode qu’il fonde en reprenant ce même caractère 柔 jū.

En 1937, Kanō Jigorō affirmera que d’emblée, il avait conçu le jūdō comme une « grande voie de l’homme ».

Le jūdō que j’ai fondé la quinzième année de l’ère Meiji [1882], provient bien, historiquement, de l’étude du bujutsu appelé jūjutsu mais dès que je l’ai présenté cette année là sous le nom de jūdō, je l’ai expliqué comme une la grande voie de l’homme mêlant les lettres et les armes.

Dans les faits, nous pensons que si la démarche de Kanō Jigorō est bien celle qui le guidera toute sa vie, cette affirmation est fausse. D’ailleurs, en 1889, il affirme lors des précautions oratoires de sa conférence du 11 mai :

Sans doute avez‐vous déjà entendu parler des jūjutsu mais gageons que jūdō est un mot qui sonne de manière nouvelle à votre oreille. Il s’agit bien sûr là d’un autre nom pour jūjutsu.

Notre hypothèse est qu’en 1882, un seul principe guide Kanō Jigorō lors de la fondation du jūdō : c’est 柔 jū.

Pourquoi jūdō plutôt que jūjutsu ?

Si le jūdō est fondé sur jū no ri, et si « jūdō » n’est rien d’autre qu’un autre mot pour « jūjutsu », pourquoi Kanō Jigorō n’a-t-il pas appelé son école Kanō jūjutsu par exemple ?

Plusieurs hypothèses peuvent ici être avancées, mais deux méritent qu’on s’y attache : en raison de la situation des jūjutsu en ce début de l’ère Meiji d’une part, et en raison de la démarche adoptée par Kanō Jigorō d’autre part.

Les jūjutsu appartiennent à un passé désormais révolu

Depuis la Restauration en 1868, avec l’abolition de la société de classes – et donc, de facto, de la classe des guerriers –, en raison également d’une rapide course au progrès technologique (ne serait-ce que l’arsenal guerrier par exemple, qui se transforme rapidement sous l’influence occidentale), les jūjutsu sont tombés dans l’oubli.

Les professeurs qui enseignaient au Kōbusho 講武所 se sont dispersés. Leurs élèves ont disparu. La plupart ont simplement arrêté. D’autres continuent discrètement leur pratique, parfois leur enseignement, tout en exerçant une activité plus socialement « utile », comme le métier de chiropracteur par exemple.

Au mieux, le jūjutsu aurait ainsi pu tomber dans l’oubli, ne se transmettant plus que de façon confidentielle. Mais quelques anciens élèves – la plupart du temps pas les meilleurs – refusant toute reconversion (ou bien n’y parvenant pas) se donnent en spectacle en organisant des défis publics où bêtise et brutalité sont leurs armes les plus sûres. Dans une société qui tente de se « moderniser », les jūjutsu deviennent ainsi un symbole de vulgarité, relents barbares d’une tradition que l’on s’active à bousculer depuis l’ouverture du pays.

Ainsi, le jeune Kanō Jigorō a tout intérêt, s’il désire s’assurer à la fois quelques élèves et un peu de crédibilité, à éviter de trop insister sur une quelconque filiation entre ce qu’il désire mettre en place et les jūjutsu.

A l’évocation des jūjutsu, les gens imaginent des étranglements, des torsions des articulations, des actions telles que étourdir puis ramener à la vie ou encore des techniques dangereuses ou portant préjudice à l’intégrité du corps, sans le moindre bénéfice. Les jūjutsu originels ne correspondant pas seulement à ce tableau. D’ailleurs, ce que j’ai élaboré n’est en rien effrayant, et il faut que chacun puisse comprendre que ce que je défends ne ressemble pas à cette idée que s’en font les gens, mais est quelque chose de différent. Autrefois, il existait une sorte de sanction sociale et on ne pouvait pas enseigner le jūjutsu avant d’avoir obtenu ce que l’on appelait l’autorisation, menkyo ; Cela n’a pas disparu, mais c’est moins un obstacle qu’auparavant, et il semble que certains se mettent parfois à enseigner alors qu’ils n’y sont pas encore habilités, et ce faisant, enseignent quelque chose qui n’est pas véritablement du jūjutsu : bien sûr les gens prennent cela pour du jūjutsu, et en viennent à mépriser le véritable jūjutsu, qu’ils ne connaissent pas. D’autres font parfois du jūjutsu une sorte de spectacle public, percevant un droit d’entrée et se produisant en des lieux réservés au sumō ou à l’acrobatie, conduisant le public à prendre les jūjutsu pour une activité vulgaire. C’est pour éviter toute confusion que j’ai évité le nom de jūjutsu.

Rompre avec la tradition et la marquer pourtant

Kanō Jigorō s’inscrit, c’est certain, dans une tradition. Il a étudié les jūjutsu. Il a rassemblé tous les documents de transmission qu’il a pu retrouver et les a longuement étudiés, et l’école qu’il fonde se nourrit de tout ce que les écoles du passé lui ont enseigné.

Pour autant, il n’a pas pour ambition de « perpétuer la tradition » ou bien de « retransmettre tel qu’on lui a transmis », autrement dit, il ne se place pas dans une perspective couverte par le sens étymologique de jutsu 術. Il cherche, non pas à créer une « autre » école (qui serait une nouvelle école de jūjutsu parmi toutes les écoles de jūjutsu, comme ont fait tous les fondateurs par le passé), mais à créer l’école de jūjutsu – la seule – qui soit à la fois la synthèse et l’essence de toutes les écoles.

Cette école, essence et synthèse de ce qui a existé jusque là, il lui donne un nom qui rompt avec la tradition (puisqu’il ne s’agit pas de transmettre ce qui a été transmis auparavant), mais qui, en même temps, s’inscrit pourtant dans une forme de tradition – puisqu’elle affirme avec force l’importance du principe (ancien et hérité) sur lequel elle s’appuie.

D’autant que ce que je voulais me lancer à enseigner n’était pas le jūjutsu d’autrefois tel quel mais possédait un sens plus profond et un objectif plus large, aussi pensais‐je que plutôt que le nom usuel, un autre serait préférable. Quand on y réfléchit bien, ce que lʹon appelle jū‐ jutsu repose sur une voie qui en est le vrai principe de base dont la technique est en fait lʹapplication. Cʹest pourquoi, pour lʹenseigner, il convient tout dʹabord de se baser sur la voie puis dʹy adjoindre les techniques qui la mettent en pratique. Ainsi, je commençai par vouloir me débarrasser du nom de jūjutsu utilisé jusque là mais, comme ce qui existe aujourdʹhui provient des techniques que nous ont enseignées les générations précédentes de maîtres sous cette appellation, je considérai que le but nʹétait pas de changer tout jusquʹau nom et je gardai donc le caractère jū pour former ʺjūdōʺ.

En 1882, le jūdō est fondé dans le but d’explorer et de mettre en œuvre le principe 柔 jū.

Autrefois, j’avais fait du jūdō un exercice qui, par une mise en application de jū no ri, permettait de maîtriser son adversaire et l’enseignais comme la science allant au bout de cette logique.

Jūdō, un mot déjà connu et utilisé, mais à l’origine non revendiquée

Kanō Jigorō n’est pas l’inventeur du mot jūdō

Kanō Jigorō n’est pas l’inventeur du mot jūdō. Deux écoles, la Jikishin (直 心流) et la Kitō (起倒流), en ont fait usage avant lui. Il semble – même si les sources parfois s’emmêlent et se contredisent, que la Jikishin-ryū et la Kitō-ryū aient le même fondateur, Terada Kan.emon Mitsufusa 寺田勘右衛門満英, né en l’an 4 de l’ère Genna (元和), 1617. Mitsufusa aurait d’abord reçu l’enseignement de son père, Terada Heizaemon Sadayasu 寺田平左衛門定安, le fondateur de l’école Teishin (貞心流, dite de yawara-jutsu 和術). Il aurait également bénéficié de l’enseignement de son oncle, Terada Hachizaemon Yorishige 寺田八左衛門頼重, élève lui-même de l’école Teishin (l’école de son frère aîné) d’une part, mais aussi d’autre part de l’école Fukuno (福野流) et de l’école Ryōishintō (良移心当流), cette dernière étant issue de la collaboration de Fukuno Shichirōemon Masakatsu 福野七郎右衛 門正勝 et de son élève Ibaraki Matazaemon Toshifusa 茨木又左衛門俊房. Il est à noter que ce même Fukuno avait été l’élève du fameux Chin Genpin 陳元贇, mais aussi de Yagyū Sekishūsai Muneyoshi 柳生石舟斎宗厳, fondateur de l’école Shinkage (新陰流) pour le sabre) et de Terada Sadayasu.

Son apprentissage auprès de son oncle Terada Yorishige une fois terminé, Mitsufusa aurait fondé son propre style, Jikishin Yawara ou Jikishin Jū (直心柔), et son école, la Jikishin (直心流). Il aurait ensuite parcouru tout le pays et aurait, au cours de ce périple, reçu l’enseignement du confucianisme par Hayashi Razan 林羅山 et du bouddhisme zen par Takuan Sōhō 沢庵宗彭 (1573-1645). C’est seulement après ces derniers enseignements qu’il aurait fondé l’école Kitō. Une autre version attribue la fondation de l’école Kitō à Ibaraki Toshifusa, l’élève de Fukuno et le co-fondateur avec ce dernier de l’école Ryōishintō. Ibaraki Toshifusa serait, selon cette autre tradition, celui qui aurait reçu de Takuan deux livres, Hontai no maki 本体之巻 (Livre de l’essentiel, ou Livre de la posture fondamentale), et Seikyō no maki 性鏡之巻 (Livre du miroir de la nature profonde), qui font partie des documents de transmission de l’école Kitō. Le nom même de l’école, kitō (se lever 起 et tomber 倒), serait d’ailleurs à attribuer à Takuan. Les deux versions ne s’excluent pas forcément. Il est plus probable, pour une question de dates, que l’influence de Takuan ait été plus grande sur Ibaraki, ce qui n’exclue pas que Terada Mitsufusa ait pu le rencontrer. D’autre part, ce dernier a très certainement étudié l’école Ryōishintō, indirectement au travers de son oncle, et / ou directement avec Ibaraki. Dans ce dernier cas, leur collaboration a pu mener à la fondation de l’école Kitō.

Terada Mitsufusa est ainsi, très probablement, le plus proche point commun entre les écoles Jikishin et Kitō, les deux seules écoles connues pour avoir fait usage du mot jūdō. S’il ne l’est pas, il faut simplement remonter à son père, Terada Sadayasu.

Le jūdō de l’école Jikishin

C’est Inoue Chibudayū Masazumi 井上治部大夫正順 (1724-1780), maître à la quatrième génération de l’école Jikishin, qui la rebaptise. Il remplace la transcription du son shin – jusque là écrit 心 – par 信 et accole le mot jūdō 柔道 pour obtenir Jikishin-ryū jūdō (直信流柔道, « jūdō de l’école Jikishin »). Inoue Masazumi est considéré comme le plus grand expert dans la succession de Terada Mitsufusa. Il prend la tête de l’école juste après la période dite Genroku-bunka (元禄文化, « culture de l’ère Genroku », 1688-1704). Il s’agit d’une période de paix pendant laquelle le Japon ne connaît aucun conflit : les marchands s’enrichissent et les arts – peinture, théâtre – fleurissent. Les arts guerriers, quant à eux, périclitent ; c’est alors que Masazumi écrit le Jikishin-ryū jūdō chūō-sho (直信流柔道中央書, « Écrit central du jūdō de l’école Jikishin »), afin de ré-expliquer aux pratiquants la voie du jū, jū no michi (柔の道).

L’auteur de l’article Jikishin-ryū jūdō du Grand Dictionnaire du jūdō explique que les termes choisis par Inoue Masazumi seraient représentatifs de la pensée de l’école180. Jiki (直), « droit », s’interprèterait ainsi « ne pas tricher, ne pas fléchir, ne pas prendre de distance »  et shin ( 信 ), « franc », « sincère » : « certitude acquise, ne pas douter, ne pas dévier » . Quant à jū (柔), il se rapporterait à : « ce qui emplit tout en ce monde et permet la croissance de tout ce qui existe » et dō (道) à « protéger le jū de l’expression : rigide et souple, un tout harmonieux (gōjū ichiwa 剛柔一和) ».

De plus, « jūdō » serait « la base de la grande nature, le fait d’appréhender les choses selon le principe moral de douce et souple tempérance (寛柔温和 kanjū onwa) qui est naturellement en l’homme », ou encore « ne pas pencher ». L’idéal étant d’arriver à la compréhension de « rigide et souple, un tout harmonieux », de rendre limpide l’éthique « kanjū onwa » et de faire face au monde avec cette attitude.

Le jūdō de l’école Kitō

C’est Suzuki Seibei Kuninori 鈴木清兵衛邦教, maître à la cinquième génération de l’école Kitō, qui ajoute au nom de son école le mot jūdō pour former le courant Kitō-ryū jūdō 起倒流柔道.

Le rédacteur de l’article du Grand Dictionnaire du jūdō qui lui est consacré dit s’appuyer sur les écrits de Mizuno Wakasa no kami Tadamichi 水野若狭守忠 通, élève direct de Suzuki Kuninori.

« Jūdō », c’est la « sincérité ». La « sincérité » est un enseignement sacré, elle est la « voie du ciel », elle est de l’ordre du « divin ». Le « divin », c’est un sentiment de « pensée non corrompue » qui repose, pour l’atteindre, sur « la maîtrise de soi et le respect des règles sociales ». Au Japon également, depuis les temps anciens, existe un tel enseignement. La méthode qui y mène est « étude conjointe de dō [道]
et jutsu [術] ». […]
« Dō » et « jutsu » forment un tout. Mais il y a une différence corps – mouvement. Jutsu est le mouvement, la « technique ». « dō » est « jikidō » c’est réaliser la pratique de « la vertu la plus pure et du plus grand bien ». Toutefois, si l’on n’acquière pas parfaitement la « technique », il est difficile d’atteindre le niveau de la « voie vertueuse ». En conséquence, d’abord forger « jutsu » et, après l’avoir maîtrisé, le jeter, se détacher du combat, corriger les « mauvaises tendances » et dévoiler le principe de progresser sur la « voie du bien », guider vers ce qui est naturel entre la terre et le ciel.
Le véritable principe du « jūdō » ne peut s’acquérir sans librement polir la technique, couvrir tous les déplacements, maîtriser le travail debout comme au sol, dynamique comme statique. Cependant, quand on pense faire le bien avec cela seul, le principe éternel de « l’ordre naturel céleste » est assombri, chargé de la bassesse des mauvaises habitudes anciennes.
C’est pourquoi, après s’être adonné à la technique, quand on pratique la « voie [道] » de l’union du ciel et de la terre, des dieux et de l’homme comme un tout, le principe de « l’ordre naturel céleste » devient nôtre et on atteint le véritable « jūdō ».
[ Mizuno Wakasa no kami Tadamichi]

Une étrange absence

Le mot « jūdō 柔道 » avait ainsi déjà été utilisé pour deux écoles avant que Kanō Jigorō ne l’emploie pour baptiser sa méthode. Et il ne pouvait pas l’ignorer.

Non que le terme jūdō nʹait absolument jamais été utilisé par le passé. Certaines écoles, comme la Jikishin‐ryū de la province dʹIzumo, employaient ce mot de jūdō. Mais cet usage restait vraiment exceptionnel et lʹon disait généralement jūjutsu, yawara ou bien taijutsu. Cʹest pourquoi il est juste de dire que je suis à lʹorigine du mot jūdō tel quʹon le conçoit aujourdʹhui.

Le terme jūdō est aujourd’hui très répandu mais, avant l’ère de Meiji, on ne l’entendait pratiquement pas. Cela ne signifie bien sûr en rien qu’il n’était absolument pas utilisé : il existait une école de jūjutsu à Izumo du nom de Jikishin et, dans celle‐ci, on parlait de Jikishin‐ryū jūdō. Peut‐être y en avait‐il d’autres mais il ne s’agirait que d’exceptions car comme on disait généralement jūjutsu, ou bien “yawara”, ou encore tai‐jutsu, on peut aller jusqu’à dire qu’il n’y avait alors rien du nom de jūdō.

Kanō Jigorō ne cache donc pas connaître l’existence du Jikishin-ryū jūdō. En revanche, il ne fait aucune mention du Kitō-ryū jūdō. Il est pourtant très peu probable qu’il n’en connaisse pas l’existence au moment où il baptise sa méthode, puisque l’école dont ce « jūdō » est issu est justement celle qu’il étudie. Certes, il n’est pas encore en possession des documents de transmission de l’école, mais comment imaginer que son professeur, Iikubo Kōnen, ne lui en ait jamais parlé ? Qu’il n’y ait pas au moins fait allusion en apprenant l’ambition de son élève ? Pourquoi Kanō Jigorō lui-même, une fois les documents de l’école Kitō en sa possession, n’en parle-t-il jamais dans ses écrits ? S’agit-il d’une mise en scène ?

Cette absence a de quoi étonner. En effet, Kanō Jigorō est plutôt honnête, intellectuellement, et il n’est pas coutumier des omissions ou des mensonges. Peut- être a-t-il craint, dans ce cas précis, que ses élèves croient qu’il ait pu souhaiter raviver le souvenir du Kitō-ryū jūdō ? Peut-être n’avait-il pas très envie de devoir s’expliquer à propos de cette référence, encore moins qu’on la prenne pour une filiation, d’autant que la démarche du Kitō-ryū jūdō est essentiellement mystique tandis que la sienne se veut pragmatique. Il est possible que ce soit ce qu’il ait voulu réaffirmer dans ce paragraphe, extrait d’un article écrit en août 1937 :

Le jūdō d’aujourd’hui n’existait pas encore avant la création du Kōdōkan. Le jūdō qui se diffuse actuellement dans la société n’est pas la reviviscence du jūdō dont on n’employait rarement le terme autrefois : c’est le jūdō créé par le Kōdōkan qui s’est diffusé. En conséquence, seul le Kōdōkan a les compétences requises pour expliquer ce qu’est le jūdō. Donc, […] si l’on parle de jūdō, on ne doit pas en rechercher l’explication ou l’interprétation ailleurs qu’au Kōdōkan.

Il est possible aussi qu’il ne fasse là aucunement référence au Kitō-ryū jūdō et que ces propos soient en fait dirigés contre les professeurs de jūjutsu qui ouvrent des dōjō et prétendent, sans formation au Kōdōkan jūdō, y enseigner le jūdō.

Si les gens appelaient jūjutsu ce qui existait jusque là et limitaient le mot jūdō au Kōdōkan jūdō, il n’y aurait aucun problème mais, à partir du moment où j’ai commencé à utiliser le mot jūdō au Kōdōkan, tout le monde s’est mis à appeler jūdō même les jūjutsu d’avant et, finalement, on en est venu à ne plus pouvoir faire la distinction.

Ces derniers temps, tous se mettent à appeler jūdō même ce qui nʹest pas du jūdō du Kōdōkan mais mon choix du terme jūdō diffère du leur car il implique un sens plus large, plus profond.

Dō ( 道 ) est un caractère particulièrement polysémique. Une étude étymologique, combinée à une étude du sens que Kanō Jigorō lui donne dans ses écrits devrait éclairer les raisons pour lesquelles le fondateur du jūdō décide d’en faire le choix, en 1882.

Dō désigne ainsi, étymologiquement, une route qui part d’un point donné et s’ouvre au fur et à mesure qu’on y progresse (qu’on y bouge les pieds)

Le caractère 道 est largement utilisé en Chine. Deux définitions peuvent en être retenues : tout d’abord de Lao-Tseu 老子 :

Le Tao dont on peut parler n’est pas l’éternel Tao
Un nom qui sert à nommer n’est pas l’éternel nom
Le nom qui peut être nommé n’est pas le nom permanent
L’innommable est le commencement du Ciel et de la Terre
Le nommable est la mère de toute chose.
[Lao Tseu]

Donc “道” désignerait l’origine de toute chose, qui n’en serait qu’une manifestation.

Les néo-confucianistes fondent en partie leur réflexion sur le couple ri 理 / ki 気. Ri 理 désigne le « principe » – ce qui ce qui existe au-delà de chaque forme. Le ri préexiste à toute chose, et toute chose a son ri. Les ri individuels de chaque chose sont les images diverses du ri unique et suprême, taikyoku 太極 (le « suprême ultime »). Il s’agit de se rapprocher, pour chaque chose, de son ri, et de manière générale, du ri ultime. Quant à ki 気, il désigne le « souffle », la « matière », la « substance », « l’instrument », la « forme ». Au XIIe siècle, toujours en Chine, le néo-confucianiste Zhū Xi 朱子 (1130- 1200, Shushi en japonais) englobe le taoïsme dans ses propos, affirmant que « La voie n’est autre que le principe » (dō wa sunawachi ri nari 道は即ち理なり), où le principe, ri 理, désigne ici le « suprême ultime » (taikyoku 太極), le ri général, le faîte, le principe ultime, contenu chaque fois dans son indivisibilité et son intégralité dans chaque ri particulier. Ainsi, 道 représente en Chine à la fois l’origine, le principe fondamental et une sorte d’idéal à atteindre, le but indéfinissable que l’on se doit de rechercher, vers lequel il faut tendre. Pour Confucius, 孔子 (japonais : Kōshi, Pinyin : Kong Zi), il s’agit également de la manière selon laquelle l’homme doit se comporter.

Au Japon, le dictionnaire Jidaibetsu kokugo daijiten – jōdai-hen 時代別 国語大辞典 – qui ne reconnaît pas la lecture dō pour la période jōdai, c’est-à-dire jusqu’à l’époque de Nara (710-784) – dit qu’à l’origine « 道 n’avait pour sens que « chi » [domaine]. C’est certainement avec l’ajout du préfixe [honorifique] « mi » que c’est devenu « michi »» « Chi », c’est le « domaine », « l’aire ». Dans un sens géographique en premier lieu, mais pas seulement : ainsi, avec l’introduction du bouddhisme, on parle de hotoke no michi pour le bouddhisme 仏道, le « domaine » des bouddha, « ce qui relève du » bouddhisme, et de kami no michi pour le shintō 神道, ce qui est du « domaine » des divinités locales. « Chi », c’est également la « direction » qui mène vers le « domaine » sus- cité. A l’époque de Nara, le Japon est ainsi divisé selon la méthode dite goki shichidō 五畿七道, les cinq ki 畿 et sept dō 道, où 道 représente à la fois le lieu de destination, le moyen pour s’y rendre, et les territoires qui bordent ces voies.

Le même dictionnaire poursuit ainsi : Système de voies de communication unifié avec pour centre la capitale qui s’est mis en place entre approximativement la réforme de l’ère Taika [645‐650] et la cour de Nara [710‐794]. Les sept routes Tōkai [mer de l’est], Tōsan [montagnes de l’est], Hokuriku [terres du nord], San.yō (Kagetomo) [adret], Sanin (Sotomo) [ubac], Nankai [mer du sud], Saikai [mer de l’ouest] ont été établies, le système d’étapes a été organisé et toutes les régions qui bordaient ces routes ont été appelées michi.

On retrouve également ici le sens contenu dans la graphie : des routes qui s’étendent à partir d’un point (la capitale), que l’on découvre au fur et à mesure (d’étape en étape) et qui mènent vers une destination lointaine grossièrement définie, une terre ou une frontière.

L’emploi de 道 dans le sens de « domaine de compétence », de « spécialité », s’affirme par la suite. Ainsi, à l’époque de Heian (784-1185), on distingue quatre carrières parmi les fonctionnaires lettrés : celle des Classiques, myōgyōdō 明経道, celle du droit, myōhōdō 明法道, celle des lettres, monjōdō 文章道, et celle du calcul, sandō 算道, « domaines » ou « spécialités » qui deviennent l’apanage de certaines familles.

Il est possible de retrouver cet emploi de michi dans le Dit du Genji (源氏 物, Genji Monogatari), très probablement écrit au tout début du XIe siècle, avec en particulier les mentions ki no michi no takumi 木の道の匠, « artisan œuvrant dans le domaine du bois » (livre 2), ou bun no michi 文の道, « domaine des lettres » (livre 10), ou encore daigaku no michi 大学212の道, « domaine des études » (livre 21). Il est également possible de trouver plusieurs mentions de l’expression hotoke no michi 仏の道 « domaine des bouddha » (livres 25, 37, 40 et 51), ainsi qu’un emploi dans un sens différent, le sens confucéen évoquant la « manière dont il faut se comporter » : onna no michi 女の道 « voie (ou manière) des femmes » (livre 52), ko no michi 子の道 « voie (ou manière) des enfants (livres 12, 34, 36 et 46) ou oyako no michi 親子の道, « voie (ou manière) des parents et des enfants » (livre 36).

L’étape suivante repose sur le fondateur du bouddhisme zen de la secte Sōtō 曹洞宗 au Japon, Dōgen, 道元 (1200-1253) – dont le nom même signifie « origine de la voie » ou « qui se fonde sur la voie ». Ainsi, dans le fascicule intitulé Hotsu bodai shin 発菩提心 (la Production du cœur d’éveil) du Shōbōgenzō 正法眼蔵, (Œil et/du trésor du vrai dharma), il écrit : « Bodhi est la prononciation indienne, ici nous disons dō ». Pour Dōgen, sans ambiguïté, dō 道 représente l’état intérieur ultime que l’on doit rechercher.

Dōgen précise également que « si un homme naît dans une maison et entre dans la voie de celle-ci, il doit d’abord étudier la technique de cette maison » – en ce sens, 道 ne représente pas seulement « l’état ultime », mais aussi chacun des « domaines » particuliers.

Zeami 世阿弥 (1363?-1443?), l’artiste qui a codifié le théâtre nō 能, en a écrit la plupart des traités et la moitié du répertoire, est également le créateur présumé du terme geidō 芸道, « les arts » – mais pas n’importe quels « arts » : ceux qui impliquent, ensemble et dans un même effort, une même tension vers un but commun, à la fois le corps (voir par exemple l’importance fondamentale, essentielle, de la forme, du kata 型) et l’esprit. Cette tendance était déjà forte chez Dōgen qui emploie souvent l’expression 身心, le corps et l’esprit.

C’est à ce moment là qu’apparaissent les termes tels que sadō 茶道 (voie du thé), kadō 華道 ou 花道 (voie des fleurs). Dans la sphère des armes et de la guerre, il est probable que le terme budō 武道 (ce qui relève du domaine des armes, la voie des armes, la voie de la guerre, la voie martiale) apparaisse à peu près à la même période, et dans tous les cas, avant l’époque d’Edo, mais on n’en trouve cependant aucune trace dans le Gorin no sho 五輪書 (Traité des cinq roues), attribué à Miyamoto Musashi 宮本武蔵 (1584?-1645) où les caractères 道 et 武 – pourtant omniprésents – ne sont jamais associés. En réalité, à quelques rares exceptions près, 道 n’est quasiment jamais associé à un terme désignant une arme ou un style de combat avant que Kanō Jigorō ne l’emploie.

Quand on s’intéresse aux lectures de ce caractère, on constate que la lecture dō ne s’implante vraiment qu’avec l’essor du bouddhisme. Dō est ainsi chargé du sens « d’état ultime », de « domaine », mais aussi de « but » voire « d’idéal ». Le son, dō どう, sonne comme un mot interrogatif (dō deshō ka どう でしょうか) questionnant l’état ou les moyens (dō sureba どうすれば).

Quant à la lecture michi, elle garde un sens plus tangible, plus dynamique, plus actif : elle désigne « l’acte d’avancer en suivant une direction », la « découverte faite au fur et à mesure de l’effort fourni pour avancer encore, pour progresser ». Il est à ce propos intéressant de constater que michi peut aussi s’écrire 未知, « ce que l’on ne connaît pas encore » ou bien encore 満, un caractère évoquant la lune pleine ou encore la marée haute [états qui surviennent après une ascension progressive]. A noter également le mot verbal michiru 充ちる, qui signifie « remplir complètement »: un même son michi, pour une même idée sous- jacente, le fait de « tendre progressivement vers la complétude ».

Deux autres lectures encore enrichissent le sens, lorsque 道 est utilisé en mot verbal : iu « dire », « expliquer » et michibiku (lecture aujourd’hui réservée à la graphie 導) « indiquer le chemin ». Il est à noter que le mot dōjō s’écrivait 導場 lorsque Kanō Jigorō étudiait le jūjutsu.

Donc 道 n’évoque pas simplement le fait d’avancer, de parcourir, de découvrir, de progresser, mais également le fait de décrire, d’expliquer et de montrer le chemin.

Domaine, principe, enseignement, route, direction, aire, voie, moyen, progression, cheminement, explication, guide, idéal, façon de se comporter, éveil, but ultime, lieu où aboutit la voie, etc. : tous ces termes forment le champ sémantique de 道. Au-delà de ce champ sémantique, il est possible de construire un sens, une signification : 道 évoque l’idée d’un départ vers un but lointain (ou à la découverte d’un vaste domaine) dont on s’approche (ou que l’on arpente) d’étapes en étapes, sur un chemin que l’on découvre au fur et à mesure.

Quel sens doit-on donner au dō du mot jūdō en mai 1882 ? Au moment de la création du jūdō, le principe « d’adaptation » 柔 jū (c’est-à-dire ses racines, son fondement, ses applications, ses limites, etc.) est au centre des préoccupations de Kanō Jigorō. Cette préoccupation quotidienne – et sans doute également, comme on l’a également vu, le besoin de marquer une forme de continuité dans cette étude avec les jūjutsu, le pousse ainsi à choisir 柔 jū comme premier caractère du nom de son école.

Ce jū qu’il reprend, dans la lignée traditionnelle des jūjutsu, est le jū de jū no ri 柔の理, « principe de ce qui s’adapte », dont Kanō Jigorō fait remonter l’origine à la formule plus ancienne jū yoku gō o sei su 柔能制剛, « ce qui s’adapte peut l’emporter sur ce qui est rigide », dont la forme plus complète est 柔能制剛, 弱能制強 « ce qui s’adapte peut l’emporter sur ce qui est rigide, le faible peut l’emporter sur le fort ».

La formule complète évoque ainsi la possible supériorité de ce qui s’adapte par rapport à ce qui est rigide, de ce qui est faible par rapport à ce qui est fort. C’est ce principe jū que Kanō Jigorō décide de mettre au centre de son étude. C’est 道 dō que Kanō Jigorō choisit comme second caractère. Ce dō est d’abord à prendre dans le sens de « principe » et de « domaine ». En effet, le jūdō est, en 1882, tout entier (et malgré les dénégations ultérieures de Kanō Jigorō) consacré au « principe », au « domaine » de l’adaptation. D’ailleurs, Kanō Jigorō confie, lors de sa conférence du 11 mai 1889, qu’il a, un temps, envisagé d’appeler le jūdō : jūrigaku 柔理学, « science du principe jū » ou jūriron 柔理論, « théorie du principe jū ».

Il y a certainement des personnes qui se demandent
pourquoi je n’ai pas employé jūrigaku [science du
principe jū] ou jūriron [théorie du principe jū] et que j’ai
opté pour jūdō […]

Cependant, choisir finalement le caractère 道 dō, montre que Kanō Jigorō, s’il souhaite faire jū le principe essentiel et central du jūdō, affirme dans le même temps sa discipline comme « méthode visant à parcourir et arpenter un domaine déterminé (ici, jū) » (et non comme la transmission telle qu’on lui aurait transmis d’un catalogue de techniques fondées sur jū).

Or, si moi jʹai créé le terme jūdō, ce nʹest pas
simplement pour faire comme lʹikebana que lʹon
appelle kadō mais pour exprimer que je pose 道 dō
[la voie] pour fondamentale.

 

Jūdō : pour une première définition

On peut ainsi retenir comme première traduction-définition du mot jūdō les expressions « quête du principe de la faiblesse, de l’adaptation », « exploration du domaine de la faiblesse, de l’adaptation », en particulier en ce qui concerne les années immédiatement après 1882.

Cependant, puisque la notion de « cheminement » est déjà là, il est aussi possible de traduire d’emblée jūdō par « voie de l’adaptation », « voie de la faiblesse ».

Simplement, la seule différence est que, si on dit jūjutsu, on désigne principalement la technique tandis que si on dit jūdō, on désigne 道 dō [la voie] ainsi que toutes ses applications pratiques.