C’est sur une étude appondis du jūjutsu que pourra être bâti le Judo, Jigoro Kano va donc partir à la recherche de l’essence du jūjutsu.
Les jūjutsu dont le jeune Kanō Jigorō a entendu parler pendant son enfance, ceux qu’il étudie à partir de 1877 sont des arts du combat aux origines anciennes – et aux accents plus ou moins désuets lorsque le jeune homme en entreprend l’étude.
Frapper, taper, couper, projeter, étrangler, briser les os, disloquer les articulations, estourbir, blesser, appréhender…et même soigner, sont autant de techniques qu’enseignent les différents jūjutsu. Certes peu d’écoles offrent l’éventail complet de ces techniques : chacune est plutôt spécialisée dans l’un ou l’autre de ses domaines, et reste rudimentaire ou lacunaire dans les autres. Certaines écoles ou certains styles sont même hyper-spécialisés, enseignant et travaillant exclusivement un aspect donné du combat : telle école les coups de pied, telle autre les projections, etc. Difficile, surtout à première vue, de leur trouver plus de points communs que ce nom qui les rassemble : jūjutsu.
Il n’apparaît pas simple, donc, de tirer d’une réalité aussi protéiforme, une définition synthétique. Certains s’y sont cependant essayé : Nitobe Inazō 新渡戸稲 造, dans sa tentative de présentation à l’Occident, et plus particulièrement aux Américains, de la base de l’éducation morale du peuple japonais, explique que le travail des jūjutsu consiste à « […] rendre l’adversaire inapte à toute action […] », c’est-à-dire de parvenir à contrôler l’autre, le maîtriser.
Le jujutsu peut grossièrement se définir comme l’application d’un savoir d’ordre anatomique aux voies de l’attaque et de la défense. Il diffère de la lutte parce qu’il dépend beaucoup moins de la force musculaire. Il diffère des autres systèmes offensifs parce qu’il n’use d’aucune arme. Le secret consiste à saisir ou à frapper telle ou telle partie du corps de l’ennemi pour l’étourdir où lui ôter toute velléité de résistance. Son but n’est pas de tuer mais de rendre l’adversaire inapte à toute action pendant un temps donné.
[Nitobe Inazo – Bushidō, the soul of Japan publié en 1899 en anglais]
Certaines écoles sont centrées sur une arme particulière, telle que le sabre, la lance ou l’arc, et reprennent généralement dans ce cas le nom de cet arme dans leur appellation : gekken (ou gekiken) 撃剣, « attaque au sabre », kenjutsu 剣術, « techniques de sabre », sōjutsu 槍術 « techniques de lance », etc. Ce ne sont pas des écoles de jūjutsu. Pour autant, certains jūjutsu peuvent tout à fait inclure, parmi leur éventail technique, le recours à une arme ou à un outil – la différence tenant alors à ce que les jūjutsu sont organisés autour de l’utilisation du corps comme arme – puisque c’est la seule dont on ne puisse être a priori dépossédé.
Cependant, quand on cherche ce qu’ils peuvent avoir en commun, on peut penser qu’il doit être juste de dire que ce sont « des techniques pour attaquer ou encore se défendre contre un ennemi soit à mains nues soit avec des armes courtes »
D’ailleurs, la première école à être classée dans la catégorie des jūjutsu regroupe des techniques de sabre, à mains nues, au couteau, ou encore destinées à ligoter l’adversaire. Il s’agit de l’école Take-no-uchi (竹内流), qui aurait été fondée le 24e jour du 6e mois de la première année de l’ère Tenbun, c’est-à-dire en 1532, soit bien avant l’époque pendant laquelle ces écoles vont fleurir en grand nombre, la période d’Edo (1600-1867).
Il ne s’agit pas ici de retracer de façon exhaustive l’histoire des méthodes de combat, mais de dégager des tendances permettant de mieux comprendre l’image que le jeune Kanō Jigorō pouvait avoir de ces techniques anciennes.
Combattre l’un contre l’autre
Le combat à mains nues se divise en deux catégories grossières : les boxes et les luttes. Cette distinction n’est bien entendu pas propre au Japon. Les boxes consistent à utiliser pieds et poings pour frapper, les luttes à aller au corps à corps pour projeter, étrangler ou encore porter une clé sur une articulation.
La principale distinction entre boxes et luttes tient donc avant tout à la distance qui sépare les deux protagonistes : les boxes se pratiquent à grande distance, les luttes à courte distance. Il existe également une distance moyenne, qui permet de frapper avec moins d’amplitude, plutôt coudes et genoux, qui autorise certaines projections, et qui reste favorable aux clés sur les doigts, poignets, coudes. La plupart des traditions japonaises de combat à mains nues, ainsi que l’immense majorité des écoles de jūjutsu, travaillent sur les distances moyennes et courtes. Autrement dit, la distance traditionnelle du combat à mains nues au Japon est celle de la lutte et non celle de la boxe, et de fait, les luttes s’y sont largement plus développées que les boxes.
Il faut cependant retenir qu’au Japon le combat à mains nues est plutôt vécu, au moins dans l’imaginaire collectif, comme une lutte où chacun essaie de projeter ou de contrôler l’autre, et non comme une boxe où chacun cherche à frapper l’autre. Même si, évidemment, l’un n’exclut pas l’autre.
Affronter le champ de bataille
Le combat n’est pas forcément un duel. Les batailles rangées impliquant un nombre important de guerriers, inaugurées par les Taira et les Minamoto, principalement entre 1180 et 1185 avaient depuis longtemps modifié l’idée que chaque guerrier pouvait se faire de la notion de survie au cours d’un combat. Certes, l’issue d’une bataille est souvent l’affaire des chefs et des stratèges, mais le comportement de chacun reste essentiel. En effet, si ces armées sont constituées d’archers, de cavaliers et de fantassins, diversement armés et protégés, le principe est de commencer à longue distance (jets de flèches), d’arriver à moyenne distance (cavalier contre lance, ou même sabre contre sabre) pour finir au corps à corps, sabre ou lance brisé ou perdu, au mieux une dague à la main. Naît alors le kumiuchi (組討), où kumi (組) évoque l’idée d’être enlacé, entremêlé, au corps à corps et uchi (討) celle de blesser, d’attaquer : autrement dit, comment, tout en étant gêné d’une part par sa propre armure qui limite la liberté de mouvement et par celle de l’autre, qui limite les points d’attaque possibles, peut-on parvenir à l’atteindre, à le blesser, à le mettre hors de combat ? Glisser une lame, courte ou longue, dans les failles de l’armure est une solution, projeter l’adversaire en est une autre. Car même si l’armure japonaise est moins contraignante que l’armure occidentale, elle limite cependant les mouvements – surtout s’il s’agit d’essayer de se relever – ce qui rend le combattant à terre vulnérable.
Le corps à corps sur le champ de bataille n’est donc pas des plus aisés mais c’est aussi la distance à laquelle l’entraînement personnel, ou l’expérience, peuvent le plus faire la différence : à longue distance, passer au travers des volées de flèches repose plus sur la chance que sur le talent ; à distance moyenne, quand il y a encore beaucoup de mouvement autour de soi, l’attaque peut venir de partout. Une fois au corps à corps, si le risque extérieur au couple constitué n’est pas écarté, cet unique adversaire, avant le suivant, représente le problème immédiat à résoudre. Il s’agit donc d’avoir préalablement étudié la question et de s’y être préparé, puis d’être à la fois intelligent et opportuniste le moment venu.
Au fur et à mesure des batailles, les combattants engrangent un peu d’expérience, apprenant de leurs erreurs passées – ou de celles des autres combattants. Les techniques permettant de prolonger son existence et de se débarrasser de chaque adversaire lorsque la bataille rangée devient un corps à corps, se développent pendant plus d’un siècle, entre l’ère d’Ōnin (1467-1477) et la bataille de Sekigahara (1600).
C’est pendant cette période jalonnée de batailles que Take-no-uchi Nakatsukasa-no-taifu Hisamori 竹内中務大夫久盛 (1503-1595) a l’idée de regrouper toutes les techniques nées sur le champ de bataille (qu’elles soient à mains nues ou avec armes), de les étudier et de commencer à les classer. Il fonde la première école ayant pour objet le combat en 1532 : c’est l’école Take-no-uchi 竹 内流. Aujourd’hui, elle est classée parmi les écoles de jūjutsu, mais elle constitue surtout l’école première, enseignant la guerre et la bataille pour la première fois dans l’histoire japonaise, sans aucune distinction.
A partir du début de la période d’Edo, un nombre très important d’écoles se développent. Kanō Jigorō, au début des années 1880, s’intéresse beaucoup à ce foisonnement. Il consulte de nombreux « documents de transmission », densho (伝 書), achète tous les écrits qu’il peut trouver dans les librairies d’occasion, partage ses connaissances avec les héritiers des différentes écoles. Il constate que certaines écoles font état d’une origine mystérieuse, prétendant qu’une créature n’appartenant pas au monde des hommes, un tengu (天 狗) par exemple, aurait révélé un ensemble technique au fondateur de l’école.
Pour Kanō Jigorō cette origine mystérieuse peut aussi faire référence à un humain qui, ayant connu une révélation, apparaîtrait comme « transfiguré » à ceux qui le connaissent.
À en croire une histoire ancienne, ce serait des techniques étranges et mystérieuses enseignées à Fukayama par un ermite ou directement par un tengu, mais il nʹy a aucune raison de critiquer ici les explications d’une école. Toutefois, on ne doit pas douter de la réalité de ce quʹaprès avoir obtenu l’éveil dans une certaine logique, si lʹon compare à avant, une différence manifeste apparaît.
Il remarque également que d’autres écoles préfèrent expliquer leur origine en l’attribuant à un fondateur humain identifié. D’abord séduit par les détails donnés dans les documents de transmission (des noms, des faits, des dates, des lieux, etc.), Kanō Jigorō constate que rares sont les explications qui résistent longtemps à un examen critique.
Dans une conférence donnée le 11 mai 1889, Kanō Jigorō évoque en particulier la thèse largement répandue qui voudrait que les arts de combat japonais aient une origine chinoise – qu’il s’agisse d’une expédition japonaise sur le continent ayant permis d’en rapporter différentes techniques, ou bien de l’enseignement offert par le Chinois Chin Genpin (陳元贇, en pinyin Zheng Yuan, 1587-1671). Or, certaines incohérences doivent être notées. D’abord, l’école Take-no- uchi est antérieure d’exactement d’un siècle à la venue définitive de Chin Genpin au Japon. Ensuite, si la lutte au corps à corps n’est pas totalement absente en Chine – elle subsiste d’ailleurs aujourd’hui sous le nom de shuai-jiao (摔跤) –, les arts de combat y sont principalement des boxes.
Or, outre que les Japonais n’avaient pas attendu le milieu du XVIIe siècle et la venue d’un ressortissant de l’Empire Ming, aussi brillant soit-il, pour penser à donner coups de pieds et de poings, il est clair que les systèmes de combat japonais apparaissent plus comme des luttes que comme des boxes. Enfin, les jūjutsu proposent le plus souvent une pratique au sol, absente de l’arsenal technique de leurs homologues continentaux. Les principes techniques – essentiellement basés sur le corps à corps – étant extrêmement différents, il est peu probable que les jūjutsu descendent du kenpō, boxe pieds et poings.
Kanō Jigorō, sans exclure une possible influence extérieure ponctuelle, retient plutôt l’idée d’un développement endogène, sans autre précision.
Parmi les pratiquants de jūjutsu courent toutes sortes de théories, comme la venue dans notre pays de Chin Genpin depuis la Chine des Ming et que celui‐ci aurait juste parlé de kenpō sans en enseigner particulièrement lui‐même les techniques, mais on dit que trois rōnin, Fukuno, Miura et Isogai, auraient écouté son histoire, y auraient apporté leurs propres innovations avant de fonder chacun une école de jūjutsu. Dans d’autres écoles encore, on dit qu’un certain Akiyama Shirobee, médecin de Nagasaki, se serait rendu en Chine, y aurait appris seulement trois prises de hakuda, qu’il aurait enrichies après son retour au Japon et créé le jūjutsu.Parmi elles, certaines théories prétendent aussi que le jūjutsu est apparu pour la première fois au temps des dieux et qu’il s’agit de quelque chose d’entièrement inventé par les Japonais.
D’abord, de mon point de vue, je pense qu’il s’agit de quelque chose d’entièrement conçu par les Japonais. La théorie qui fait d’Akiyama le fondateur n’existe que dans une branche de l’école Yōshin et ne se retrouve absolument nulle part ailleurs. Peut‐ être que seule cette branche de l’école Yōshin a une origine qui diffère des autres écoles, mais il y a d’autres raisons encore qui font que je ne crois pas que cela a commencé par Akiyama. La version qui fait de Chin Genpin le fondateur du jūjutsu est largement répandue mais Chin Genpin est une personne naturalisée la deuxième année de l’ère Manji [1659] et décédée la onzième année de l’ère Kanbun [1671]. Si Chin Genpin avait transmis le jūjutsu, on ne peut que penser qu’il s’agissait de quelque chose qu’on pourrait appeler kenpō ou hakuda qui avait cours en Chine dans la période située entre les ères Manji et Kanbun. Actuellement, on peut vérifier dans les documents de transmission également que ce que Chin Genpin a transmis est du kenpō. Or, ce que l’on appelle kenpō ou hakuda, quand on regarde dans les écrits de cette époque en Chine, consiste pratiquement exclusivement en des techniques de coups de pieds ou de coups de poings. On ne peut penser qu’ils aient jamais atteint le raffinement du jūjutsu japonais. C’est pourquoi, même si d’aventure Chin Genpin a enseigné le kenpō, on doit dire que le véritable jūjutsu que, plusieurs siècles après, je considère comme précieux, est quelque chose qui s’est constitué par la réflexion des Japonais. Et, de plus, des techniques pour donner des coups de pieds ou des coups de poings n’ont pas attendu Chin Genpin pour exister depuis fort longtemps au Japon. Il y a par exemple aujourd’hui une école de kogusoku appelée Take‐no‐uchi que l’on dit avoir été fondée en l’an 1 de l’ère Tenbun [1532]. En outre, on rencontre souvent les caractères yawara ou kumiuchi par exemple dans des écrits antérieurs à l’ère Manji.
D’après ce que je viens d’expliquer, on ne peut imaginer que Chin Genpin ait eu un lien marqué avec l’origine du jūjutsu. Mais on ne peut pas penser non plus qu’il n’en a eu absolument aucun. Peut‐être Chin Genpin a‐t‐il expliqué trois, quatre techniques de kenpō à Fukuno, Miura et Isogai, peut‐être leur a‐t‐il fait aussi part de quelques connaissances, peut‐être a‐t‐il exercé une certaine influence sur leur pratique et que, le fait paraissant extraordinaire, cela ait été beaucoup relaté. Peut‐être aussi qu’à cette époque, dire que l’on avait entendu ou appris telle chose d’un Chinois, à l’instar de dire aujourd’hui que l’on a entendu ou appris telle chose d’un Occidental, permettait d’être plus facilement cru.
C’est pourquoi on ne peut dire clairement de quel mois de quelle année date l’origine du jūjutsu mais certainement s’est‐il progressivement construit depuis des temps anciens grâce aux compétences de gens qui se sont appliqués à mettre leur ingéniosité dans cette voie. Cependant, on peut penser qu’il ne s’est vraiment développé et n’a atteint cet état de raffinement qu’après Chin Genpin, c’est‐à‐dire après l’ère Kanbun. Ensuite, il y eut certainement des hauts et des bas mais, jusqu’à la Restauration, il s’est petit à petit répandu dans tout le pays, et a donné un grand nombre d’écoles et de branches.
La paix supprime le champ de bataille, mais elle reste impuissante à juguler l’essor des duels. Or, l’issue d’un duel dépend bien sûr du degré de préparation, d’entraînement et d’expérience des protagonistes. Est-ce la raison pour laquelle les écoles de jūjutsu se développent tout particulièrement pendant la période d’Edo ? Toujours est-il que pendant deux siècles et demi, un très grand nombre d’écoles naît et se développe. Au Japon, les écoles anciennes de budō sont incroyablement nombreuses. Selon les registres, il y aurait 718 écoles de sabre, 179 de jūjutsu, 148 de lance etc. (« Documents sur l’histoire de l’éducation physique » Imamura Yoshio).
179 écoles, regroupées sous l’appellation jūjutsu. En fait, un grand nombre de termes existent : kogusoku (小具足, « petit matériel du fantassin »), koshi-no-mawari (腰廻り, « autour des hanches »), taijutsu (体術 « techniques du corps »), torite ( 捕 手 « saisir les mains »), kenpō ( 拳 法 « techniques de poings »), hakuda (白打 « quatre-vingt dix-neuf frappes »), ou temochi (手持, « prendre les mains »), wajutsu (和術, « techniques de la douceur »), hobaku (捕縛 « attraper et ligoter »), mais les plus fréquentes sont néanmoins jūjutsu (柔術) et yawara – ce dernier étant le plus souvent transcrit par le caractère 和, mais parfois également avec 柔, puisqu’ils partagent cette lecture. Leurs champs sémantiques, sans se recouvrir totalement, s’entrecoupent néanmoins, et le terme yawara s’en trouve enrichit et évoque tour à tour, ou tout à la fois, souplesse, adaptation, harmonie, douceur, gentillesse, délicatesse, faiblesse.
Deux écoles
La dixième année de l’ère Meiji, 1877, est, pour le jeune Kanō Jigorō, qui a alors 17 ans, une année importante.
En effet, il est désormais jeune étudiant, faisant partie de la première promotion de l’Université de Tōkyō (Tōkyō daigaku 東京大学), gage d’une belle carrière de haut fonctionnaire. Une carrière qui va l’amener à diriger pendant près d’un quart de siècle, l’École normale supérieure de Tōkyō (Tōkyō kōtō shihan gakkō 東京高等師範学校), et lui permettre de participer à de nombreuses reprises aux commissions ordinaires et extraordinaires du ministère de l’Education – il en est, dès le début des années 1890 et jusqu’à sa mort, l’un des conseillers et il occupe, brièvement, un poste de directeur du bureau des études générales (Monbushō futsū gakumu kyokuchō 文部省普通学務局長).
C’est également l’année où, s’affranchissant de l’interdiction paternelle, il finit par trouver un dōjō de jūjutsu, et d’en démarrer l’étude. Le jeune universitaire découvre avec passion le jūjutsu de l’école Tenjin Shin’yō 天神真楊流 sous la direction de Fukuda Hachinosuke 福田八之助 : il se rend dès lors quotidiennement au dōjō. Son professeur meurt en août 1879, lui léguant tous les documents de transmission en sa possession, densho (伝書), ainsi que la direction de son dōjō.
Kanō Jigorō poursuit l’étude de ce style sous la direction d’Iso Masatomo 磯正智, mais ce dernier meurt à son tour en juin 1881. En quête d’un nouveau professeur, Kanō Jigorō est accepté par Iikubo Kōnen 飯久保恒年, héritier, lui, d’une autre école, la Kitō (起倒流). Kanō Jigorō obtient en octobre 1883 l’autorisation d’enseigner ainsi que l’ensemble des documents de transmission de l’école, menkyo kaiden (免許皆伝). Il vient de fonder son propre dōjō, en mai 1882, mais il continue de rencontrer Iikubo régulièrement jusqu’à la mort de ce troisième professeur en avril 1888.
Deux enseignements très différents
Kanō est d’emblée frappé par la différence d’enseignement entre les deux écoles qu’il fréquente.
J’ai donc pour la première fois commencé l’étude de l’école Kitō sous la direction du professeur Iikubo mais j’ai été étonné qu’il y ait une telle différence, que j’ai aussi ressentie, entre celle‐ci et l’école Tenjin Shin’yō que j’avais étudié jusque là.
Si la première est spécialisée dans les techniques de contrôle, ou katame- waza (固技), la seconde est centrée quant à elle sur les techniques de projections ou nage-waza (投技).
Dans l’école Tenjin shin.yō, il y avait aussi du nage‐waza mais il s’agissait principalement de shime‐waza [techniques d’étranglement] et de kansetsu‐waza [techniques de clés sur les articulations], ensuite d’osae‐ komi‐waza [techniques d’immobilisation], tandis que l’étude du nage‐waza était comparativement faible. L’école Kitō étant à l’origine une lutte au corps à corps en armure, elle est ce qu’y a de mieux pour le nage‐waza mais elle n’insiste pratiquement pas sur le shime‐waza, le kansetsu‐ waza, l’osae‐komi‐waza.
Ces différences représentent surtout un enrichissement qui enthousiasme Kanō Jigorō. Pourtant, ces deux écoles mises en regard l’une de l’autre présentent chacune avantages et défauts qui n’apparaissent pas lorsqu’on les étudie exclusivement, sans comparaison extérieure. Kanō Jigorō en déduit qu’il en serait probablement de même s’il entamait l’apprentissage auprès de nouveaux professeurs. Pourtant, il ne s’investit pas dans l’étude d’autres styles que ceux de la Tenjin Shin’yō et de la Kitō, c’est-à-dire sous la direction d’un professeur pendant de longues années. D’une part le temps lui manque pour une telle étude systématique, d’autre part sa démarche est différente : il se met à étudier les jūjutsu non dans une perspective de collectionneur (d’écoles, de styles, de techniques), mais dans une perspective de chercheur.
Kanō Jigorō n’a étudié que deux écoles de jūjutsu et, déjà, il constate des différences entre les deux enseignements qu’il reçoit.
Pourtant, malgré les dissemblances, il en perçoit les bienfaits. Ceux-ci se partagent entre trois domaines : le premier est celui du combat – ce qui est bien naturel puisque les techniques qui lui sont enseignées en sont issues ou ont été élaborées dans cette optique –, le second est celui du corps – ce qui est normal également, dans la mesure où le corps est le vecteur, l’outil par lequel les techniques des différents jūjutsu s’expriment, et qu’il doit être renforcé et entraîné afin de jouer correctement son rôle –, et le troisième est celui de l’intelligence et de la morale.
Alors, moi qui autrefois étais extrêmement colérique et du genre à m’échauffer facilement, je me rendis compte que grâce au jūjutsu, non seulement ma santé physique croissait mais que mon état d’esprit également se calmait peu à peu et que j’avais atteint une capacité de maîtrise de moi extraordinairement forte. Je ressentis également que les principes du combat de jūjutsu pouvaient s’appliquer dans beaucoup d’autres domaines de la société. De plus, j’en vins également à ressentir que l’exercice intellectuel qui accompagne l’exercice de combat est un précieux exercice de l’intelligence. J’en vins à penser que bien sûr, en tant que méthode, il n’était à mon avis pas bon de l’appliquer telle qu’elle était enseignée traditionnellement mais qu’en y apportant les bonnes innovations, elle était vraiment précieuse non seulement comme bujutsu mais comme éducation intellectuelle, physique et morale.
Si, entre deux écoles données, les enseignements diffèrent mais que les bienfaits se rejoignent, alors quelles conclusions en tirer ? Pour Kanō Jigorō, différentes déductions s’imposent : d’une part qu’étudier d’autres écoles permettrait de découvrir des enseignements encore différents ; d’autre part que l’étude de toutes les écoles devrait permettre de réaliser la synthèse parfaite des jūjutsu ; enfin que cette synthèse serait probablement l’école parfaite permettant d’obtenir de la manière la plus sûre les plus grands bienfaits, à la fois dans le domaine du combat, du corps et de l’esprit.
De plus, de par mon étude des deux écoles Tenjin Shin’yō et Kitō, je compris que le jūjutsu n’était pas complet avec une seule école et que si on prenait les points forts non pas de deux mais de toutes les écoles, le jūjutsu serait, selon les innovations qu’on lui apporterait, la meilleure manière d’atteindre non pas seulement l’objectif du bujutsu mais aussi de réaliser les trois éducations intellectuelle, morale et physique.
La première idée de Kanō Jigorō est donc d’élaborer une école de jūjutsu « ultime », synthèse de toutes les autres, composée à partir des meilleurs éléments de chaque école qui servirait un dessein d’éducation et non d’efficacité en combat – c’est là toute l’originalité. Le jeune homme entreprend alors avec enthousiasme un vaste travail d’enquête. En particulier, il se met en quête des documents de transmission des différentes écoles de jūjutsu – leurs héritiers les vendent – et les rachète systématiquement dans les librairies de livres d’occasion du quartier de Tōkyō de Jinbō-chō (神保町). Parallèlement, il rencontre tous les professeurs qu’il peut identifier, tout en poursuivant son travail avec son propre professeur et ses propres élèves.
Comme à l’origine, j’ai appris le jūjutsu de l’école Tenjin Shin’yō puis celui de l’école Kitō, j’enseignai, au début, quelque chose qui était comme une synthèse de ces deux écoles. Ceci étant, comme le contenu de ces deux écoles diffère totalement, qu’ils ont des points forts et des points faibles qui se complètent mutuellement, qu’il est impossible de comprendre le fond des choses avec une seule école, que même deux écoles ne suffisent pas, j’en vins à souhaiter d’étudier le plus grand nombre d’écoles possible. Alors, tandis que d’un côté je fréquentais des maîtres de toutes les écoles, que nous échangions nos réflexions et nous montrions mutuellement nos densho, d’un autre côté, comme il s’agissait d’une époque où les menkyo kaiden et densho de toutes sortes que les anciens bujutsu‐ka conservaient précieusement comme des objets de valeur se retrouvaient en devanture des antiquaires, j’achetais et collectionnais tous ces livres et, progressivement, je retirais de grands profits de mes recherches.
Au fil de son étude, Kanō Jigorō constate que certes, la plupart du temps, les enseignements se complètent, mais également qu’il existe des incompatibilités. Il découvre ainsi que certains professeurs, enseignant différentes techniques sous la forme d’une répétition sans opposition, ou sans expérience réelle de la confrontation, ont pu en perdre le sens.
On m’a enseigné beaucoup de façons de faire mais jamais en me précisant : cela repose sur tel principe ou bien il s’agit de l’application de tel principe. C’est la raison pour laquelle, au cours de mes recherches, j’ai pu penser que ce qu’enseignait un professeur différait de ce qu’enseignait un autre. N’ayant pas de base me permettant de juger laquelle était juste, j’ai commencé une étude approfondie du jūjutsu. Au final, j’ai appris auprès de nombreux professeurs et étudié de nombreuses écoles et, quand un enseignement différait d’un autre, je me torturais en essayant de comprendre pourquoi.
Pour réaliser sa synthèse, il lui faut donc définir le principe de base, celui qui fait sens et qui se cache derrière toutes les écoles de jūjutsu, peu importe leurs choix techniques, et celui dont dépendent, pense-t-il, les bénéfices de la pratique.
Près de cent quatre-vingts écoles, des angles différents d’aborder le combat, des choix techniques divergents. Pourtant, un seul terme les rassemble : jūjutsu. Kanō Jigorō suppose que l’une des clés pourrait reposer sur le caractère jū de jūjutsu : jū, yawara 柔.