Les cycles

La pratique du judo peut se découper en cycles et se découpent en deux parties : les cycles du dojo (périodiques) et les cycles individuels. Ils ont évolué dans le temps, mais en comprenant leurs origine on en comprend mieux traditions pour celles encore présentes aujourd’hui.

La vie du pratiquant de jūdō est jalonnée par un certain nombre d’étapes. Certaines impliquent la communauté du dōjō, tandis que d’autres ne concernent que le pratiquant.

La plupart de ces cyles, de ces rythmes, ont été mis en place en 1884, c’est- à-dire moins de deux années après la fondation du Kōdōkan en mai 1882.

Un cycle annuel : le kagami-biraki

Le kagami-biraki 鏡開き est institué par Kanō Jigorō à l’occasion des rites du nouvel an de 1884. 1883 est donc la seule année de l’histoire du Kōdōkan qui n’aura pas connu cette cérémonie.

Kanō Jigorō n’invente pas entièrement le kagami-biraki. S’il aménage la cérémonie en elle-même, il redonne vie à une tradition dont il reprend des éléments, dont le nom, la période de l’année, les mochi.

Le dictionnaire Kōjien établit que le kagami-biraki était à l’origine un des rites qui ponctuaient l’année dans les familles de guerriers, au moins pendant la période d’Edo (1600-1867), peut-être même à partir de la période Azuchi- Momoyama (1573-1600). Ce rite consistait, au moment du Nouvel An, à rompre les kagami-mochi 鏡餅 – boules de pâte de riz cuit en forme de miroir. Les hommes les déposaient sur le coffre renfermant les attributs de leur appartenance à la classe des guerriers (c’est-à-dire leur armure, leur casque et leurs armes), tandis que les femmes faisaient de même sur leur coiffeuse ; les kagami-mochi étaient ensuite transformés en une sorte de bouillon (zōni) et étaient consommés sous cette forme, accompagnés d’une purée sucrée de haricots rouges (shiruko).

L’article du Kōjien précise également que ce rite avait autrefois lieu le 20 du premier mois, puis le 11 de ce même mois, et que l’on parle également de kagami-wari 鏡割, rompre le miroir.

Funai Hironori 船井廣則 propose, comme explication de la remise en vigueur du kagami-biraki par Kanō Jigorō, une référence au passé guerrier et à l’esprit qui animait cette catégorie sociale dans les époques passées. Pour nous, cette explication ne tient pas suffisamment compte de l’état d’esprit de Kanō Jigorō en ce début des années 1880, où il est tout entier tourné vers l’éducation de l’homme et la structuration de sa méthode. Funai précise tout de même que la tradition ne s’était pas limitée aux familles guerrières et avait touché les familles commerçantes, dont Kanō Jigorō est, lui, issu. Alors, peut-être s’est-il souvenu avoir suivi cette tradition dans sa petite enfance ? Toutefois, selon nous, l’explication est probablement plus simple. En effet, Kanō Jigorō devait éprouver le besoin d’instaurer, pour les raisons qui vont suivre, une cérémonie qui implique tout le dōjō et, en ce début d’année, la date du kagami-biraki tombait plutôt bien, les gens qui devaient se rendre dans leur famille en province pour le premier de l’an étant de retour à Tōkyō.

Dans sa re-création, Kanō Jigorō ne reprend pas la date du 11 janvier mais, pour des raisons pratiques, fixe chaque année cette cérémonie au deuxième dimanche de janvier. C’est une cérémonie longue et solennelle pendant laquelle se succèdent discours, démonstrations, repas. Les tables ont été dressées au préalable dans le dōjō par les personnes ayant reçu un grade dans l’année. Si une partie de la nourriture, notamment les kagami-mochi, a été apportée par tous les pratiquants pendant la première semaine de janvier, ce sont les nouveaux promus qui s’attèlent à la préparation des plats. Ce sont eux encore qui assureront le service et se chargeront du rangement.

Il fut ensuite décidé que pour célébrer le nouvel an, on devait pourvoir le dōjō en kagami‐mochi du 1er au 7 janvier de chaque année. […] Ceux qui ne sont pas à Tōkyō prennent une feuille et y notent leurs vœux de bonne année. En fait, on essaie de célébrer au Kōdōkan le kagami‐biraki le deuxième dimanche de chaque année. Cette cérémonie s’ouvre, aujourd’hui encore, aux environs de 9 heures et n’a pratiquement pas connu de modifications depuis les premiers temps. D’abord, les professeurs s’adressent aux élèves et leur parlent du jūdō. Ensuite, on fait l’honneur à quelques élèves, choisis parmi les plus studieux de l’année précédente, parmi ceux qui ont le plus progressé et parmi ceux qui ont déjà atteint une certaine maturité de démontrer kata ou randori. Et ce, avec les groupes des jeunes enfants, des adolescents, des dan inférieurs puis des hauts dan. Cela nous mène généralement vers 11 heures, voire 11 heures et demie. Ensuite, on déguste avec tous les participants le shiruko fait à partir des kagami‐mochi apportés par ceux qui se trouvaient à Tōkyō jusqu’au 7 janvier ainsi que des mochi frits. La coutume veut que ce jour, les gens qui ont eu une promotion soient les hôtes : ils dressent les tables dans le dōjō, servent et accueillent les participants.

L’une des raisons de la mise en place de ce rituel vient peut-être de la nécessité de re-motiver les pratiquants. Janvier, c’est le cœur de l’hiver : les dōjō ne sont pas chauffés et la pratique est dure pour les corps et les esprits… ! Rappeler, par l’évocation du miroir, le retour prochain de la lumière et de la chaleur permet peut-être de souligner que le plus dur a été fait, et qu’un nouveau cycle commence.

C’est aussi, bien sûr, une façon de partager. Manger ensemble, c’est faire partie de la même famille. Et cette nourriture physique (mochi, shiruko…) comme spirituelle (discours de Kanō Jigorō, des professeurs, démonstrations de kata, de randori…) s’est longtemps faite à huis clos, tous les membres du Kōdōkan étant conviés. A partir de janvier 1930 néanmoins, Kanō Jigorō ouvre une partie de la cérémonie au public, en partie pour mieux faire connaître le jūdō.

Ensuite, parmi les évolutions du Kōdōkan, j’ai ouvert le prolongement de la cérémonie du kagami‐ biraki au public. Cette cérémonie se tient depuis pratiquement la création du Kōdōkan, c’est une de ses vieilles coutumes, riche d’une histoire de près de cinquante ans. Cependant, jusqu’à il y a deux ans, elle se tenait dans le dōjō et n’était pas ouverte au public. Mais cela était difficile à faire comprendre aux gens et les personnes accompagnant les élèves au dōjō, ne connaissant pas le sens du jūdō, se sont souvent fait de fausses idées à ce propos. C’est pourquoi je suis persuadé qu’en ouvrant pour la première fois l’an dernier le prolongement de la cérémonie du kagami‐biraki au public, j’ai donné une occasion de faire comprendre à tout le monde le jūdō. C’est la raison pour laquelle j’en suis venu à le refaire cette année et que je pense continuer dans le futur.

Cycle semestriel

Kanō Jigorō avait institué deux périodes de trente jours d’entraînement spécial. Une au moment le plus froid de l’année, le kangeiko 寒稽古 « entraînement dans le froid », sur janvier et février, et une au cours des mois les plus chauds, juillet et août, le shochū keiko 暑中稽古 « entraînement dans la chaleur ».

La mise en place de l’entraînement d’hiver est contemporaine du premier kagami-biraki, en janvier 1884. Si, pour Kanō Jigorō, le second semble marquer la rupture (d’une fin de cycle au début d’un autre cycle), le premier marque sans doute la continuité, à l’instar du toshi-koshi soba 年越し蕎麦, « soba qui fait passer d’une année à l’autre ».

De la même façon que l’on commence une de ces nouilles le dernier jour de l’année pour la terminer le premier jour de la suivante, le kangeiko commence quelques jours avant le kagami-biraki pour se terminer quelques jours après. Ainsi, il est demandé un effort exceptionnel au pratiquant, effort qu’il soutient jusqu’à la cérémonie du kagami-biraki, – laquelle marque la fin de l’année d’entraînement – et qu’il maintient encore quelques jours : si l’année a changé, si quelque chose a été « rompu » (fin puis renaissance), le principe de la régularité de l’engagement et de l’entraînement, lui, demeure.

D’après le Jūdō daijiten, Kanō Jigorō aurait puisé l’idée du kangeiko dans une ancienne pratique, appelée kanshugyō 寒修行, des arts ou des sectes religieuses. En jūdō, concrètement, il s’agit, du 6 janvier au 4 février, soit 30 jours, de venir s’entraîner tôt le matin, en général à partir de 5h30. Tous les pratiquants y sont attendus, qu’ils soient étudiants ou dans la vie active mais, comme il faut ensuite assurer sa journée de travail, cela devient vite redoutable.

Kanō Jigorō prévient de deux choses : d’abord que cet exercice ne convient pas à tout le monde et, ensuite, que cela soit profitable ou non ne dépend que du pratiquant, de son attitude, de son état d’esprit.

Le kangeiko, pour les personnes malades ou de constitution extrêmement fragile, peut être plus préjudiciable que bénéfique mais, pour quiconque jouit d’une santé normale, il n’y a aucun préjudice pour de nombreux bénéfices. Mais que l’on profite ou non de ces bénéfices dépend grandement de l’attitude avec laquelle on fait le kangeiko.

L’entraînement d’été, shochū keiko, ne voit le jour que treize ans après le kangeiko, en juillet 1897. Si, comme pour ce dernier, il s’agit de s’entraîner pendant 30 jours, (cette fois à partir du 15 juillet), il s’en distingue par deux points. D’abord, il s’agit de s’exercer pendant les heures les plus chaudes, c’est-à-dire à partir de 13h : en conséquence, Kanō Jigorō ne s’attend pas à ce que tout le monde puisse venir, ne serait-ce qu’à cause des horaires. Le shochū keiko s’adresse donc plutôt au public scolaire et universitaire qui peut ainsi mettre à profit les vacances d’été.

Lorsque le Kōdōkan organise le shochū keiko, comme pour le kangeiko il ne s’agit pas d’obliger tout le monde à pratiquer, comme les malades, les personnes de faible constitution, cela ne concerne pas les gens qui ne peuvent supporter l’entraînement dans la chaleur, de même que ceux qui doivent partir en voyage peuvent le faire mais, ceux qui ne sont pas malades, n’ont pas un corps faible, ne doivent pas partir en voyage, n’ont pas d’autre empêchement, doivent dans la mesure du possible venir pratiquer […]
[…] ceux qui ne participent pas pour une raison valable, n’ont pas à en ressentir de honte mais ceux qui négligent le shochū keiko parce qu’elles ont en elles des manques tels que développés précédemment, devraient à mon avis, pour quiconque possède un corps un tant soit peu vigoureux, en éprouver une grande honte.

Pourquoi ces périodes exceptionnelles ?
Pour Kanō Jigorō, il ne s’agit pas de souffrir pour le simple plaisir d’avoir souffert et d’y avoir survécu. Ce qu’il demande à ses élèves, c’est d’être conscients de ce qu’ils sont en train de vivre pour mieux en profiter et que cela soit le plus utile possible. En somme, il met en scène une situation qui demande de la persévérance et des efforts parce que ce sont deux attitudes qui, pense-t-il sont indispensables à l’homme, pour mieux se connaître et être utile à la société.

Supporter trente jours d’entraînement dans le froid et la chaleur représente d’abord un défi pour le pratiquant. Kanō Jigorō suppose que ce défi peut constituer une bonne source de motivation.

[…] puisqu’il est difficile pour tout le monde de sortir, s’exposer au soleil, bouger son corps et transpirer quand on n’a pas de but, je pose pour objectif un type de pratique pour laquelle on a envie de faire une longue route sous le soleil de plomb pour se rendre au dōjō et où l’on peut bouger son corps et transpirer sans souffrir.

[…] quand il fait chaud, faire exprès une activité qui échauffe le corps est, pour les personnes en forme, amusant. Ce genre de pensée ne vient pas aux gens faibles, que ce soit mentalement ou physiquement mais, pour ceux qui sont pleins d’énergie, ne pas succomber à la chaleur, résister à la température, la combattre, a de l’intérêt.

Faire entièrement, sans manquer un seul entraînement, c’est aussi avoir su composer avec soi-même, avec son esprit (avoir su résister à la fatigue, faire malgré elle) mais aussi avec son corps (avoir su ne pas se blesser malgré l’épuisement physique). Il ne s’agit pas de faire « contre », contre son corps, contre son esprit qui ne veut plus, mais « avec » ; avec cette fatigue qui envahit le corps et l’esprit, avec ce froid ou cette chaleur. Kanō Jigorō pense que ceux qui vont au bout de l’épreuve sont ceux qui ont su prendre en compte la globalité de la situation (les conditions extérieures, leur condition physique) pour simplement faire ce qu’ils s’étaient engagés à faire, attentifs et vigilants, y compris envers eux-mêmes.

Kanō Jigorō souhaite profiter de ce que le jūdō peut offrir, c’est-à-dire un engagement à la fois physique, intellectuel, mental, avec des règles simples – venir au dōjō et pratiquer – pour éduquer les qualités qui lui paraissent essentielles à la vie en société.

À peu près rien de ce que l’homme accomplit dans la société, qu’il le fasse pour lui et sa famille ou bien pour les autres ou encore l’Etat, ne peut se faire sans fatigue du corps et de l’esprit ; or, posséder la vigueur de, par exemple, ne pas succomber au froid ou au chaud, d’endurer la fatigue, de supporter le travail, est une condition indispensable du succès ; de la même façon, ne pas hésiter ou tergiverser face à une difficulté, en être au contraire stimulé, savoir réfléchir au moyen de la surmonter, vouloir continuer et ne pas céder sont également des qualités nécessaires au succès. Mais, si l’on veut posséder une telle force et un tel caractère, cela est impossible sans accomplir toujours les efforts nécessaires. Ne pas détester être dehors exposé au vent glacé, marcher sur une route inondée du soleil brûlant d’été sans abandonner, sont des habitudes extrêmement difficiles à inculquer spécifiquement : la pratique du jūdō est ce qu’il y a de plus adapté pour donner naturellement l’habitude de vouloir accomplir un but que l’on s’est fixé. Le kangeiko éduque naturellement la résistance – ne pas céder à la fatigue et au travail ; ou la ténacité – mener à bien avec entrain des choses difficiles. Cest pourquoi il ne faut pas comprendre le kangeiko comme la pratique d’exercices de techniques pour simplement projeter ou saisir quelqu’un, mais le
considérer comme l’opportunité la plus adaptée sur le plan du renforcement physique comme du renforcement mental, et ne pas oublier qu’il est l’occasion d’éduquer les compétences que l’on devra utiliser un jour prochain, dans la société, pour accomplir tous les types de travail.

Une période de trente jours de pratique intensive permet forcément de progresser. L’expérience accumulée est importante et, si la technique progresse, le corps, s’adaptant à l’effort, s’en trouve renforcé, plus adapté encore à la pratique, tandis que la volonté nécessaire pour ne pas abandonner consolide les qualités mentales.

Ce sont là des conséquences évidentes, mais Kanō Jigorō insiste sur un autre aspect encore : l’immersion dans la pratique, dont lui-même retire de nouvelles idées et un regain de motivation.

[…] quand on ne pense pratiquement qu’à une seule chose du matin au soir, il nous vient plein d’idées et l’intérêt croît.

Le kangeiko ou le shochū keiko sont ainsi des occasions qu’il souhaite ménager à ses élèves, afin de leur permettre d’accumuler une grande quantité de travail pendant un temps aussi long que possible, de manière à leur permettre de progresser :

Qu’il s’agisse de quoi que ce soit, si on ne le fait pas sérieusement, on ne progresse pas. Mais, pour faire sérieusement, il faut s’exercer de façon ininterrompue pendant un temps adéquat.

Kanō Jigorō rappelle souvent ce que le jūdō, et lui-même, doivent à ces longues plages de temps consacrées à une seule activité. À ce propos, il garde un souvenir particulier de la période estivale qui lui permettait, puisqu’il était en vacances, de s’investir pleinement dans quelque chose et d’en ressortir, quelques semaines plus tard, changé. Dans de nombreux articles (notamment ceux dont sont tirées les deux citations précédentes) il invite les gens à l’imiter, à faire cette expérience.

Kōhaku shiai 紅白試合
Parmi les rituels bisannuels, la compétition kōhaku shiai 紅白試合, ou « compétition des rouges contre les blancs » date, elle aussi, de 1884. Il s’en tient deux par an, l’une dite de printemps haru kōhaku shiai 春紅白試合, au mois de mai, et l’autre d’automne aki kōhaku shiai 秋紅白試合, au mois d’octobre.

Je me souviens qu’au Kōdōkan les rencontres des rouges contre les blancs ont commencé en l’an dix‐sept ou dix‐huit de l’ère Meiji. A cette époque le dōjō était la pièce où je vivais dans l’arrondissement de Kōjimachi kami niban chō et, comme elle ne représentait que huit tatamis, que c’était un peu trop étroit, je le souviens qu’en démontant le placard on arrivait finalement à une surface de dix tatami.

Les règles datent, elles, de 1885. Il s’agit d’une compétition par équipe où les participants sont séparés en deux groupes (les rouges et les blancs), à peu près équilibrés en force, eux-mêmes organisés par ordre de grades et force supposée. Le combattant qui gagne reste sur la surface de compétition et combat contre le suivant dans la ligne du groupe opposé. En cas de match nul, c’est le dernier entré en compétition qui reste. Pour l’emporter, il faut marquer un ippon, un point. A cette compétition est lié le batsugun seido 抜群制度 , « système d’excellence », qui consiste à ce que toute personne ayant battu au moins cinq personnes du même grade par ippon reçoit immédiatement une promotion de grade, batsugun sokujitsu shōdan 抜群即日昇段. On ne sait pas exactement quand a été mis en place ce système mais on sait que le premier à en bénéficier a été Hirose Takeo 廣瀬武夫, en 1890. Après avoir battu cinq partenaires 1er dan, ce qui était alors son grade, et avoir fait match nul avec le sixième, il reçoit le jour même le 2e dan. Quant à savoir si Kanō Jigorō a inventé ce système à cette occasion, difficile à dire. Néanmoins, cette tradition s’est maintenue. Quant au record, il date d’avant la Deuxième Guerre mondiale, et est de vingt-sept victoires.

Au début du Kōdōkan, il y a peu de participants, ce qui permet de faire la compétition sur la matinée. Très vite, ce n’est plus le cas et la journée entière y est consacrée. Dès la compétition de printemps 1911, deux jours sont nécessaires, puis trois dès 1914, puis cinq à partir de 1920.

Dans l’ouvrage sur Kanō Jigorō édité par le Kōdōkan, il est également précisé que le groupe vainqueur reçoit un drapeau de la victoire qui, pour les six mois suivant (avant la rencontre suivante), est décoré de la couleur de ce groupe. Ce qui est intéressant c’est que ce drapeau arbore le signe « lequel représente un cœur de fer entouré de ouate pour former une boule et qui symbolise, dit-on, un des bons aspects du pratiquant de jūdō, « souple à l’extérieur, ferme à l’intérieur ». Ce drapeau, dont on suppose qu’il est apparu aux alentours de 1894- 1895, a aujourd’hui disparu.

Cette compétition revêt une importance particulière pour Kanō Jigorō car elle se dispute par équipe : tout le monde est supposé participer, et chaque combat compte dans la constitution du résultat final. Pourtant, Kanō Jigorō constate que certains élèves sont absents (ce qui donne une victoire au camp adverse), et tente régulièrement d’expliquer le sens de cette compétition en ce qui concerne la responsabilité de chacun à l’égard du groupe :

Surtout que dans cette compétition, puisque le groupe des rouges et le groupe des blancs s’affrontent, si je ne participe pas, cela handicape mon camp dans son ensemble. Quand on se comporte de façon vertueuse vis‐à‐vis de son groupe, on s’arrange des petits obstacles généraux et on assume ses responsabilités. Pourtant, on peut en voir certains qui, bien que leurs empêchements ne soient pas si importants que cela, ne participent pas. Comme l’enseignement du jūdō consiste à accorder de l’importance à la loyauté, je souhaiterais que dans le futur, en tant que pratiquant de jūdō, on accorde plus d’importance à cet aspect.

Cycle trimestriel

Tous les trois mois a lieu une cérémonie de passage des kyū et des dan, shinkyū shōdan shiki 進級昇段式. Les premiers dan ont été attribués en août 1883 à Tomita Tsunejirō 富田常次郎 et à Saigō Shirō 西郷四郎. Tous deux ont encore été promus 2e dan en novembre de la même année. Ce sont donc eux qui ont inauguré, en 1884 encore une fois, lors du premier kagami-biraki, les honneurs faits aux promus dans l’année.

Bien qu’il arrive au Kōdōkan qu’il y ait des promotions exceptionnelles, le nombre de passages de grade est normalement fixé à quatre par an. Cependant, c’est au moment du kagami‐ biraki qu’il y a le plus de promus.

Cycle mensuel

Les « compétitions qui reviennent mois après mois », tsuki-nami shiai 月 次試合, ont été mises en place dès 1883, comme le kōhaku shiai, puis précisément définies l’année suivante. Elles se sont appelées tsuki nami shōbu 月次勝負, « combats qui reviennent mois après mois » jusque vers 1922. Il s’agit là d’une compétition individuelle qui ne donne pas lieu à une remise de grade exceptionnel, même en cas de nombreuses victoires. Il s’agit plutôt de ranger les pratiquants dans l’ordre de leur force à l’issue de cette compétition, ordre remis en question tous les mois.

Tous les pratiquants sont ainsi alignés dans l’ordre déterminé par la rencontre précédente. Le plus faible débute la rencontre et combat contre celui qui est placé à côté de lui. S’il gagne, il change de place dans l’ordre ; une défaite ou un match nul mettent fin à son ou ses combats.

En cas de match nul, comme pour le kōhaku shiai, c’est le dernier entré en lice qui reste. Pour l’emporter, il faut marquer deux ippon (deux points selon le système dit sanbon shōbu 三本勝負, combat au meilleur des trois points, ou nihon shōbu 二本勝負, combat en deux points).

Le nombre d’élèves augmentant rapidement, Kanō Jigorō doit bientôt créer plusieurs groupes et leur attribuer des jours différents. Je faisais faire des compétitions pour l’émulation avant mais je crois que c’est vers la dix‐huitième année de l’ère Meiji que les règles des rencontres des rouges contre les blancs et des compétitions mensuelles ont été précisément établies. Pour ce qui est de leur organisation, en ce qui concerne les compétitions mensuelles, on place au préalable les pratiquants par ordre et, une fois par mois, on choisit un dimanche où on l’organise. On commence d’abord par celui qui est tout en bas qui ouvre la compétition avec celui qui suit, et il progresse de ce qu’il a gagné. Si on n’élimine qu’une personne, on ne progresse que d’un rang. En résumé, on se retrouve par ordre de force.

Cycle hebdomadaire

Le dimanche était un jour à part au Kōdōkan. Une fois par mois, il était consacré au tsuki-nami shiai et, dans l’année trois autres dimanches étaient réservés pour le kagami-biraki de janvier et les kōhaku shiai du printemps et de l’automne. Les autres dimanches, l’entraînement était plus long que d’ordinaire et était prolongé par la tenue du kōgi et du mondō (systématiquement dans les premières années du Kōdōkan puis plus irrégulièrement).

[…] Tous les jours les horaires d’entraînements étaient fixés de quinze heure à dix‐neuf heures et, le dimanche, de sept heures à midi […]

Cycle quotidien

C’est la base même de la pratique, presque sa définition. Sans cette régularité, pas de réel progrès envisageable. Nous y avons consacré un chapitre en première partie.

Tous ceux qui pratiquent le jūdō doivent pratiquer au quotidien de façon à aller dans le sens du grand objectif du jūdō.

L’inscription

Tout parcours individuel commence par « l’entrée » dans le dōjō. En japonais cela se dit nyūmon 入門 « passer la porte », celle du maître pour se faire disciple.

Au début, les élèves ne venaient pas spontanément. Peut-être justement parce qu’il n’est pas reconnu comme maître :

[…] j’avais pleinement confiance en ma qualité de professeur de jūdō mais, pour les gens, je n’étais qu’un jeune licencié ès lettres.

Les membres du Kōdōkan sont alors d’une part ses élèves du Cours Kanō (qui n’ont pas le choix) et d’autres part quelques-uns de ses amis de l’université (qui ne poursuivent pas longtemps leur pratique). Pourtant, après quelque temps, de nouveaux élèves commencent à s’inscrire.

En 1884, Kanō Jigorō établit le registre où tout nouveau venu doit signer de son sang le « serment en cinq points », gokajō no seimon
1. Je franchis aujourd’hui la porte, et, priant les professeurs de
mʹenseigner le jūdō, je jure de ne pas en arrêter la pratique
arbitrairement ;
2. Je jure quʹen aucune façon je ne déshonorerai le dōjō ;
3. Je jure que, sans permission, je ne dévoilerai les secrets à des
personnes extérieures ni par la parole ni par la démonstration ;
4. Je jure de ne pas enseigner le judo sans permission ;
5. Je jure de respecter toutes les règles scrupuleusement pendant
mon apprentissage et, bien évidemment, devenu professeur après
en avoir reçu la permission, de ne pas mʹen détourner.

Peut-être ce serment est-il antérieur, mais nulle trace ne subsiste d’une éventuelle promesse orale. D’ailleurs, Kanō Jigorō demande alors à tous les « anciens » de signer ce registre. Malheureusement, certains ont déjà arrêté et ce registre ne contient donc pas tous les noms de ceux qui ont pratiqué le jūdō entre 1882 et 1884. Par exemple, seuls neuf noms sont inscrits pour la quinzième année de l’ère Meiji (1882) et Kanō Jigorō précise qu’ « en réalité plus ou moins vingt personnes se sont réellement entraînées cette année là ». D’autre part, on ne sait pas exactement de quel mois date ce registre car Kanō Jigorō dit qu’il n’était pas en place début 1884 et que, par conséquent, « le nombre de personnes du registre de signature pour les années 15, 16 et 17 de l’ère Meiji n’est pas équivalent au nombre réel de personnes qui se sont effectivement entraînées ». Par ailleurs, nous n’avons pu déterminer la date à laquelle cette habitude a pris fin.

Kanō Jigorō n’explique pas pourquoi il a mis ce registre en place. Il y a, de toute évidence, une logique administrative : avoir trace des personnes considérées comme membres du Kōdōkan. C’est là un point important car Kanō Jigorō ne demandait alors ni frais d’inscription, ni frais d’enseignement, ni frais d’entretien du dōjō. Demander de signer un serment, qui plus est de son sang, revenait donc à vérifier la volonté d’engagement du nouveau venu – même en l’absence de frais d’inscription. D’autant que c’est le nouveau jūdōka qui, selon le premier article du serment qu’il signe, demande lui-même, dans une démarche volontaire, à rejoindre le dōjō et à recevoir l’enseignement des professeurs.

Les quatre articles suivants du serment visent plutôt à protéger l’école. Les deuxième et troisième points montrent que Kanō Jigorō est très conscient de la piètre opinion que ses contemporains se font du jūjutsu et il veut absolument qu’ils apprennent à distinguer jūdō et jūjutsu. Que ses élèves se comportent mal, à l’instar des pratiquants de jūjutsu dans les premières années de l’ère Meiji, ne serait pas de bonne presse pour la jeune école.

À cette époque, la plupart des gens ne voyaient pas les taijutsu que l’on nomme jūjutsu de la façon dont je les concevais. Ils ne pensaient pas que cela influence le physique et l’esprit : cela leur évoquait plutôt étranglements, dislocations articulaires, os rompus, contusions, écorchures etc.

Les troisième et quatrième points relèvent, à notre sens, de la même crainte. Contrairement au secret demandé autrefois aux élèves par les écoles de jūjutsu (secret qui visait à protéger les techniques), la discrétion que demande Kanō Jigorō vise encore une fois à ce que le jūdō ne soit pas montré n’importe comment et assimilé aux jūjutsu. Il tient donc absolument à ce que toute démonstration publique soit exécutée par lui ou par des personnes qui ont sa confiance, afin de présenter au mieux son école.

Dans les jūjutsu anciens, ce qui faisait le but s’est délité à la façon dont je l’ai dit précédemment et, maintenant, il est vraiment difficile de montrer réellement le genre de choses qu’ils faisaient et quelles méthodes ils utilisaient.

Le dernier point, enfin, a pour but de protéger la méthode. Les règles mises en place – qu’il est en train de structurer à l’époque de la création de ce registre – ont toutes pour objet de permettre à la méthode de donner les résultats qu’il espère, dont il est persuadé qu’elle est vecteur. Il est donc normal qu’il demande aux gens de les respecter lors de leur apprentissage. Mais il est aussi extrêmement important que, devenus professeurs, les pratiquants les respectent et les fassent respecter car ce sont elles qui sont garantes de la qualité de l’expérience proposée.

Les grades

Le grade vient attester des progrès de chaque individu, indépendamment de la logique du groupe. Le grade rythme la pratique tout autant que les cycles du dōjō, mais de manière individuelle. Les grades sont un élément important du système d’enseignement mis en
place par Kanō Jigorō, aussi y consacrerons-nous le chapitre suivant.