Les bienfaits

Je citerais simplement la dernière phrase du premier chapitre : « […] l’éducation physique doit permettre d’être plus efficace en combat, l’éducation intellectuelle et morale doit permettre d’éviter d’en arriver au combat, tandis que contribuer à la société doit faire en sorte que les sources de conflits, qu’ils soient entre individus ou entre nations, disparaissent. »

Les racines

Permettre au faible de vaincre le fort, par le seul usage de son corps et non d’une arme : c’est sur cette représentation que Kanō Jigorō commence l’étude des jūjutsu. Les jūjutsu anciens, en effet, ne négligeaient pas l’usage des armes (telles que le bâton, le sabre, le couteau, la lance…) mais enseignaient principalement à la défense à mains nues.

Kanō Jigorō étudie les jūjutsu pour s’imposer physiquement. Mais les jūjutsu eux-mêmes ne prétendent pas avoir d’autre ambition : il ne s’agit que d’apprendre à survivre par des techniques de défense et d’attaque. Les jūjutsu anciens, à l’instar de tous les autres bujutsu, n’avaient pour objectif que l’attaque et la défense.

Certes, Kanō Jigorō va aller au-delà des notions d’attaque et de défense, à partir de son expérience et des transformations qu’il vit, à partir de l’analyse qu’il en fait également, mais l’ambition de la pratique en elle-même ainsi que la motivation initiale de Kanō n’en restent pas moins le combat. Aussi, de quelque point de vue qu’on se place, le jūdō se trouve enraciné (c’est-à-dire non seulement ancré dans le temps, mais également nourri aux niveaux techniques et méthodologiques) dans la question de la survie en cas de confrontation physique.

Très vite après avoir débuté le jūjutsu, Kanō a conscience que la justification première de l’enseignement qu’il reçoit ne correspond plus aux besoins de son époque : il n’y a plus autant d’occasion de devoir combattre. Pourtant, il ne remet pas en cause l’intérêt de ce qu’il étudie, en déplaçant la justification sur ce qui n’était qu’autrefois qu’une conséquence : la formation du corps et de l’esprit. Toutefois, ce qui est sans doute vrai au niveau de la société l’est déjà moins sur le plan individuel : il y aura toujours des Kanō malingres opprimés par leurs camarades pour leurs carences physiques et en quête de solutions de défense.

De la même façon, il est toujours possible de se faire agresser par quelque gredin aux détours d’une ruelle ou d’être victime d’une tentative d’assassinat, comme ce sera le cas en 1921 pour Hara Takashi et Yasuda Zenjirō –deux événements qui marqueront beaucoup Kanō Jigorō et lui feront réaffirmer que, même si l’éventualité est mince, le besoin du jūdō dans son aspect purement martial, reste une nécessité vitale.

Tout le monde reconnaît qu’il faut respecter la vie. Si quelque chose menaçait la vie, il va sans dire que chacun, par tous les moyens, chercherait à l’éviter. Posséder la force qui contrôle l’homme, que ce soit spirituellement ou physiquement, est, pour l’être humain, un type de vif plaisir. Dans un monde comme aujourd’hui où la morale a progressé, où l’on possède une loi et où la police s’est organisée, il est évident que, par rapport aux temps anciens, la loi des gros bras a peu à peu diminué. Cependant, quand on regarde la fin que, récemment, M. Hara, grand du monde politique ou M. Yasuda, homme important du monde des finances, ont connue, et qu’un nombre innombrable de personnes a en fait quitté le monde, rencontrant le même destin, leur volonté brisée, de la même façon que pour un pays l’armée de terre, de l’air ou la marine sont nécessaires, je ressens fortement qu’il serait dommage de ne pas doter chacun de la capacité de se défendre et de s’opposer à l’inadmissible oppression d’autrui. Donner au moins, dans une certaine mesure, la capacité de se défendre, n’est‐ce pas aussi nécessaire dans l’éducation générale ?

Aussi, avoir les moyens de se défendre n’est pas un luxe, c’est une responsabilité individuelle. Kanō compare cela au besoin des États d’avoir une armée forte : elle permet certes de se défendre en cas d’agression, mais elle agit surtout de façon dissuasive, si vis pacem para bellum (si tu veux la paix, prépare la guerre).

En effet, le paradoxe est qu’avoir les moyens de se défendre dispense bien souvent d’avoir à les utiliser. Kanō Jigorō reprend une explication du caractère « martial » bu 武, pour l’expliquer.

J’ai déjà souvent exposé en d’autres occasions la raison pour laquelle le peuple doit universellement s’adonner au bujutsu mais je voudrais essayer de l’expliquer encore ici. De la même façon que le caractère bu (武) a été originellement constitué des deux caractères lance (戈) et arrêter (止), la substance de bu ne doit pas être de se quereller mais de faire en sorte de ne pas être agressé des autres. De la même façon qu’un pays doit avoir une défense, l’individu doit aussi préparer sa défense.

Le kanji-gen précise néanmoins « qu’ »arrêter 止 la lance 戈 forme 武 » est une erreur qui provient du Shunjū sashi-den (Pinyin : Chunqiu zuoshi-fu ) » et propose l’interprétation suivante : Association de sens. « La lance 戈 + les jambes 止 » signifie : la lance à la main, progresser continuellement. Comporte le sens rechercher ce qui fait défaut en s’engageant à corps perdu.

Une erreur d’interprétation de Kanō due, donc, à sa trop bonne connaissance des classiques. Une interprétation qu’il développe aussi au niveau de la Nation avec l’idée que, dans le combat, il n’est pas possible d’agir avec désinvolture ou indolence et que la préparation à celui-ci efface chez l’homme ces tendances.

La prospérité de l’Etat repose en de nombreux points sur l’étude mais il ne faut pas oublier le martial. Quand le citoyen manque de renforcement martial, il devient mou et subit le dédain des autres en tant qu’individu et, en tant que nation, on ne peut se soustraire au mépris des autres pays. C’est pourquoi tout citoyen, en même temps qu’il étudie les sciences, doit accorder de l’importance au martial.

D’autre part, savoir que l’on a les moyens de se défendre si la situation dégénère permet de rechercher plus sereinement d’autres moyens de régler le conflit et, bien souvent, d’éviter le combat physique.

Les arguments du jūdō pour le combat

L’origine guerrière du jūdō, son enracinement dans l’attaque et la défense, influe considérablement sur certaines exigences de la pratique quotidienne. Pourtant, parce que nombre de pratiquants ont oublié cette origine et cet enracinement, ils ont souvent tendance à oublier aussi ces conséquences.

L’attitude

C’est le cas de l’attitude. Cette attitude prônée par Kanō Jigorō, shizen-tai (« posture naturelle » 自然体), héritée de son analyse des enseignement de l’école Kitō, le corps et le regard droits, a ainsi quatre avantages principaux en combat – et là il s’agit bien du véritable combat et non de l’expression compétition du jūdō. D’abord elle permet de faire face – élément qui a son importance surtout sur le plan psychologique ; ensuite c’est une attitude qui n’est ni agressive ni défensive, et qui donc ne préjuge pas de la poursuite de l’action ; d’autre part c’est une attitude de disponibilité physique et mentale qui permet – on l’a vu – une mise en mouvement très rapide ; enfin, elle permet d’avoir une vue globale de la situation, ce qui est particulièrement important s’il y a plusieurs agresseurs.

Le corps

La pratique du jūdō façonne le corps. Il devient robuste, endurant, habitué autant à subir qu’à agir, rompu au corps à corps – quatre avantages dans le conflit physique. Il est aussi souple qu’une feuille de papier longuement froissée dans le creux de la main, agile, rapide. Il répond aussitôt à la volonté mais aussi, intuitivement, par l’expérience répétée du combat, il agit parfois de lui-même, faisant ce qu’il faut faire – ce qu’il a l’habitude de faire – dans une situation donnée sans forcément requérir l’analyse de l’intelligence.

Du point de vue du bujutsu également, il faut pouvoir effacer le corps quel que soit le moment où l’adversaire donne un coup de pied ou de poing et que ce corps réponde à la fois librement et agilement.

Le mouvement

Le pratiquant de jūdō est toujours en mouvement ou sur le point de l’être si la nécessité l’exige. La pratique du randori forme justement le pratiquant à travailler spécifiquement cet aspect.

La qualité du mouvement dépend de l’attitude shizen-tai ainsi que du niveau de formation du corps. Ce mouvement qui prend racine et conserve autant que possible la posture shizen-tai est aussi très peu coûteux en énergie puisqu’il utilise le déséquilibre de notre corps et non la force musculaire. Cela permet d’une part de pouvoir rester, si besoin, en mouvement longtemps et, d’autre part, d’employer éventuellement cette énergie à autre chose. Préserver sa capacité de mouvement – tant physique que mentale –, c’est-à-dire sa capacité d’adaptation, est ce à quoi Kanō Jigorō exhorte le pratiquant, puisque c’est ce qui doit lui permettre de défendre et d’attaquer en conservant à chaque instant autant de choix que possible.

Cette exigence qui consiste à toujours garder autant de potentiel de mouvement que possible est l’un des arguments qu’oppose Kanō Jigorō aux spécialistes du ne-waza 寝 技 ou « travail couché », jeune spécialité née spécialement pour tenter de contrer un nage-waza 投技 « travail de projection » devenu trop efficace. Le travail au sol, plus lent, ne forme pas aussi bien que le travail de projection à l’art d’utiliser le mouvement, et ne permet pas une vision globale des situations.

Si l’on souhaite s’exercer au quotidien dans l’idée que cela serve dans un combat réel, il faut absolument pratiquer de façon à ce que le corps puisse se déplacer en toute liberté et que l’on puisse frapper ou projeter agilement. Il arrive bien sûr qu’il soit nécessaire d’employer des techniques de contrôle, mais c’est sur le tachi‐waza qu’il faut insister.

La technique

A force de travailler avec des personnes ayant appris à chuter, il est facile d’oublier la violence d’une projection, surtout sans tatami. La surprise d’une projection, la difficulté de sa réception, procurent un premier avantage. Mais le jūdō a gardé de ses racines guerrières quelque chose de précieux : aller au bout du mouvement. Il s’agit, même après une projection, de poursuivre le mouvement – que ce soit debout ou au sol – par une technique de soumission, clé ou étranglement. Cette dernière peut être appliquée pour contraindre le partenaire à abandonner l’offensive, ou pour le mettre hors d’état de nuire s’il n’est pas possible de le raisonner ou si, dans le cas de plusieurs adversaires, il ne faut absolument pas qu’il puisse revenir à l’attaque.

La technique est un outil très efficace en soi qui demande, là encore, très peu d’énergie pour peu que l’on soit placé correctement pour pouvoir l’appliquer. Or, la pratique du jūdō consiste précisément à amener cette position idéale en s’exerçant avec des partenaires qui mettent tout en œuvre pour nous en empêcher. Aussi le pratiquant est-il habitué à devoir créer dans la résistance les situations qui lui conviennent pour placer les techniques qu’il maîtrise le mieux. Qui plus est, la gamme de techniques du jūdō est extrêmement variée. Cela va des coups de toutes sortes appliqués de préférence sur une douzaine de « points faibles » kyūsho 急所, aux saisies, clés, étranglements, projections, ciseaux. Toutes sont dangereuses, tout dépend de la façon dont elles sont appliquées et dans quelle intention. Les techniques dangereuses dont parle Kanō Jigorō et qu’il a retirées de la pratique quotidienne et dont certaines demeurent néanmoins dans les kata, ne sont pas très différentes des autres sinon qu’elles sont plus difficiles à contrôler et que le risque de blessure pour le partenaire est trop important. Mais, dans le jūdō, pas de technique secrète qui permettrait de tuer instantanément, pas non plus de travail sur les méridiens qui déséquilibrerait à plus ou moins long terme la circulation énergétique de l’adversaire. Juste de la maîtrise technique, une attitude face au combat et l’expérience de trouver, avec les moyens dont on dispose, la solution au problème posé.

La tactique

Par la pratique du randori, le pratiquant de jūdō sait quelles sont ses propres forces et faiblesses, qu’elles soient physiques, techniques, mentales. L’exercice du randori lui a aussi donné l’occasion de se mesurer avec des gens très différents : grands, petits, lourds, légers, rapides, puissants, endurants etc. La forme de corps de l’agresseur donne déjà une première idée ; le contact donne encore de nouveaux éléments. Déjà habitué à gérer l’espace et les conditions extérieures, le jūdōka devrait être en mesure, avec toutes ces informations, d’établir rapidement une première tactique de combat.

En combat réel, il faut faire preuve de ce qu’on appelle tactique. Si l’adversaire résistait toujours de façon convenue, ce ne serait pas nécessaire mais on ne peut pas savoir sans s’y être frotté quels moyens l’adversaire a mis en place, ou s’il est vif ou encore lent. C’est quelque chose qui est essentiel lorsqu’au moindre geste on touche le corps du partenaire après s’être jaugé puis progressivement rapproché.

Lacunes et dérives du jūdō sur le plan de l’attaque et de la défense

Le jūdō n’est pas une « self défense ». Son objectif n’est pas l’attaque ou la défense, et sa pratique présente un certain nombre de lacunes, dont l’importance dépend de la manière dont il est pratiqué.

Les lacunes structurelles

Le combat n’est pas, pour Kanō Jigorō, l’objet principal de la méthode qu’il crée, mais seulement l’une de ses racines, l’un de ses aspects. Les décisions qu’il prend ont pour but de faciliter l’accès du pratiquant à la compréhension des principes (adaptation, meilleure utilisation de l’énergie), pas de l’amener à être plus efficace dans l’éventualité d’un affrontement réel.

C’est ainsi, par exemple que Kanō Jigorō décide de concentrer le travail sur le corps à corps : ce choix quasi exclusif – en dehors du kata et de quelques temps de pratique orientés bujutsu – rend le jūdōka inapte à gérer les autres distances. De même, le fondateur du jūdō supprime de la pratique du randori les techniques trop dangereuses, ce qui – de fait – exclut tous les coups. Ainsi les jūdōka ne savent-ils plus ni frapper, ni se défendre contre un coup donné. Plus encore, ils occultent la plupart du temps le fait qu’il est en fait possible de donner des coups et se placent dans des postures dans lesquelles, en théorie, ils pourraient y être vulnérables : par exemple en portant une clé ou un étranglement sans se mettre à distance convenable. De plus, y compris s’ils se trouvent dans une posture qui leur permettrait de porter une technique qui mettrait définitivement le partenaire

hors de combat, par méconnaissance, ou non reconnaissance de la situation, – c’est- à-dire manque de travail spécifique au combat – ils n’en font rien. C’est dommageable d’un point de vue purement pragmatique – dans un combat, il n’est pas certain d’avoir une nouvelle occasion de prendre le dessus – comme sur le principe – puisqu’il s’agit d’une mauvaise utilisation de l’énergie.

Que le randori de jūdō ait une grande valeur en ce qui concerne le bujutsu ou l’éducation physique ne se discute pas mais, en même temps, on doit reconnaître qu’il subsiste quelques défauts. Son défaut en tant que bujutsu concerne le manque d’exercices de coups portés. Jusqu’ici, on s’exerçait aux coups portés par l’exercice du kata. Mais, dans les méthodes jusqu’ici, si on ne s’exerce pas extrêmement souvent en répétant, les coups portés ne deviennent pas vraiment efficaces. La raison en est que les coups portés sont mélangés au milieu de nombreux déplacements et même si on s’exerce une heure, on ne s’exerce à frapper ou à donner des coups de pied qu’un nombre de fois limité.

D’autre part les jūdōka sont également en quelque sorte « conditionnés » à ne pas blesser l’autre. Conditionnement qui peut s’avérer préjudiciable dans le cadre d’un combat réel pour les mêmes raisons qu’évoquées ci-dessus. Enfin, comme le jūdō se pratique au quotidien sous une forme duelle, c’est-à-dire un contre un, les jūdōka oublient le plus souvent qu’il puisse en être autrement.

Les dérives conjoncturelles

Les dérives conjoncturelles sont essentiellement liées au développement des rencontres inter-écoles et, plus généralement, de la compétition, surtout par équipe car mieux vaut alors un match nul qu’une défaite. Le but même de la pratique se limitant alors à gagner ou perdre, le respect des principes devient secondaire, surtout quand gagner se transforme en « ne pas perdre ». Toutes les ruses sont alors bonnes pour exploiter le règlement plus que le jūdō que Kanō propose. S’ensuivent des positions inadaptées au combat tout autant qu’au Kōdōkan jūdō, où parfois, il n’est même plus possible de voir le partenaire et où, au sol notamment, on offre son dos, s’exposant ainsi à tout atemi. Les positions n’ont plus pour objet de s’offrir la plus grande liberté de mouvement, mais uniquement d’empêcher l’autre d’appliquer ses techniques.

Cependant, dans le randori tel qu’il est largement pratiqué aujourd’hui, parce qu’il a été diffusé trop vite et que les consignes n’ont pas suivi, les pratiquants commettent des erreurs sans s’en apercevoir, ce qui fait qu’il est pratiqué d’une façon inadaptée pour s’exercer à un affrontement réel et également inadéquate en termes d’éducation physique. Comme personne dans le dōjō ne porte réellement d’atemi, ne transperce au couteau ou pourfend au sabre, ceux qui adoptent de façon insouciante une attitude qui ne leur permet que difficilement d’esquiver lorsqu’ils sont attaqués, jambes écartées, hanches baissées et tête en avant, ne sont pas rares. De plus, sur le plan de l’éducation physique, bien que l’idée soit de devoir développer le corps de façon harmonieuse et équilibrée, ils emploient leurs muscles à l’encontre de ce principe, placent de la force à tort et à travers dans les bras, les jambes ou le corps entier, ce qui les empêche de se déplacer de façon vive et libre.

C’est, au mieux, une incompréhension de l’exercice proposé, au pire un aveu d’incompétence. C’est reconnaître que l’on n’est pas capable d’exploiter les principes proposés et renoncer au travail qui serait nécessaire pour en acquérir la maîtrise.

Cela n’est pas la faute du jūdō, mais la faute de quelque chose qui utilise le jūdō de façon erronée. Alors, peut‐on dire que cette façon de faire de la compétition est pertinente comme pratique du combat en lui‐même ? Il n’en est absolument rien.

Combler les lacunes, freiner les dérives

En ce qui concerne les lacunes structurelles, il y a deux moyens. Le premier est de conserver toujours dans un coin de son esprit la problématique martiale, de se poser parfois la question et de s’y exercer spécifiquement de temps en temps. La kata est une aide précieuse. Le second est de pratiquer selon d’autres logiques. C’est la raison pour laquelle Kanō Jigorō va proposer aux professeurs du Kōdōkan des cours de bâton, ou qu’il encouragera certains à aller étudier le karate ou l’aikidō qui travaillent selon d’autres angles, d’autres logiques. A noter que c’est aux professeurs qu’il suggère l’expérience et non à l’ensemble des pratiquants. En effet, avant de pouvoir profiter pleinement d’un enseignement nouveau, il faut avoir des bases solides, posséder parfaitement l’art d’origine pour que celui-ci s’en nourrisse et non que les deux se corrompent.

En randori, comme frapper du poing ou du pied est dangereux, on ne le fait pas réellement mais les combattants devraient tous deux avoir à l’esprit que le partenaire va peut‐être donner un coup de poing ou un coup de pied, donc adopter une position qui ne soit pas un handicap dans cette éventualité et être prêts à pouvoir réagir en un instant à l’attaque de l’autre.

Pour freiner les dérives conjoncturelles, Kanō Jigorō pense qu’il faut à la fois expliquer intellectuellement et démontrer. Faire comprendre que ces principes ne sont pas uniquement philosophiques, que ce sont aussi ceux qui garantissent l’efficacité.

Aujourd’hui [par rapport aux débuts du Kōdō kan] comme il y a plus de monde, il y a plus de gens forts et il semble qu’en particulier en ce qui concerne les immobilisations et les articulations, il y a eu de grands progrès mais avec l’attitude qui s’est dégradée, on ne voit plus que rarement de brillantes techniques et on doit dire qu’on a régressé. Le seul moyen d’y remédier est de s’efforcer de s’entraîner continuellement en shizen‐tai .

Et, puisque nombre de ces défauts proviennent de la compétition, il faut changer les règles d’arbitrage. Ainsi, les règles établies en commun avec la Butoku- kai en l’an 33 de l’ère Meiji (1900) seront-elles modifiées en 1922 puis 1925. Cela n’aura toutefois pas les effets escomptés et Kanō continuera à réfléchir à des règlements qui obligeraient les pratiquants à avoir une attitude juste.

Pour donner un exemple, il y a le fait de tolérer sans rien dire, ayant peur d’être projeté par l’adversaire, de porter n’importe comment une technique sans efficacité pour se mettre au sol. Lors de
l’élaboration des règles, je pensais que cela ne devrait pas provoquer tellement d’effets pervers mais, à sa mise en application, apparaissent nombre de défauts et j’ai demandé au directeur de la Butoku‐kai ainsi qu’à toutes sortes de personnes s’il n’y avait pas moyen d’y remédier et ai finalement décidé de la réviser et, pour résultat des nombreuses réunions et réflexions communes aussi bien à Tōkyō qu’à Kyōto avec les personnes principales, nous en sommes finalement arrivés à la révision des règles d’arbitrage de l’an 11 de l’ère Taishō [1922]. Cependant, ayant découvert d’autres imperfections, j’ai ajouté d’autres modifications en l’an 14 de l’ère Taishō [1925] pour en arriver aux règles actuellement en vigueur. Je suis persuadé que, si les arbitres sont compétents, ces règles comblent les lacunes qu’il y avait jusqu’ici. Peut‐ être que, dans le futur, d’autres modifications seront encore nécessaires mais on peut dire que les règles d’arbitrage se sont progressivement améliorées au fur et à mesure de leur étude.

Kanō Jigorō ne laisse pas de côté la dimension de combat du jūdō, bien au contraire. Il ne cesse d’y réfléchir et envisage par exemple d’élargir encore la démarche qu’il a eu, lui plusieurs années auparavant en systématisant l’étude des méthodes de combat de façon internationale, et de les passer au crible des critères scientifiques. Ainsi, en 1927, il écrit :

[…] d’abord établir un organe de recherche qui fasse autorité et qui commencerait à étudier les bujutsu de notre pays, puis investiguerait largement ceux des pays étrangers pour former le bujutsu le plus avancé que j’ai l’intention d’enseigner, bien sûr, à notre peuple mais aussi à tous les pays étrangers.

Le combat, un fil rouge

Le jūdō ne fait pas du combat réel son thème principal. Néanmoins tout en part et tout s’y réfère. Les idées de shizen-tai ou de bonne utilisation de l’énergie intellectuelle et physique, qui sont la base du jūdō dans le dōjō, puisent leurs racines dans le combat réel, là où il faut être mobile, rapide et où il convient de savoir utiliser son énergie sans la dépenser inutilement ni trop rapidement. Parce que la survie en dépend.

Kanō Jigorō réfléchit sans cesse en référence à cette question du combat. En toute chose il se demande si les solutions qu’il adopte seraient aussi celles qui lui permettraient de survivre. Ainsi, parmi les différentes dimensions qu’il confère au jūdō, celle du combat est sa référence absolue, même si elle ne constitue pas le but de la discipline. On peut s’en éloigner pour poursuivre d’autres buts et travailler à d’autres dimensions, mais Kanō Jigorō considère qu’on ne peut la perdre de vue. Ainsi, entre autres applications bien sûr, l’éducation physique doit permettre d’être plus efficace en combat, l’éducation intellectuelle et morale doit permettre d’éviter d’en arriver au combat, tandis que contribuer à la société doit faire en sorte que les sources de conflits, qu’ils soient entre individus ou entre nations, disparaissent.

Un corps adapté

Dire que la pratique du jūdō sollicite le corps est une évidence. Le corps y est à la fois l’outil et le vecteur de la volonté.

Un corps forgé par et pour la pratique

La méthode de formation du corps dans les écoles de jūjutsu est des plus simples : on ne s’en préoccupe pas ! C’est la répétition, notamment au travers du kata qui accomplit – ou non – la transformation progressive. Au départ, par manque, notamment, de coordination, de souplesse, de force, d’endurance, de proprioception, de relâchement, les techniques bien sûr, mais aussi les déplacements sont mauvais, à contre-temps, gauches, trop lents ou trop rapides. Mais, à force, le corps s’adapte à l’effort demandé. Les muscles sollicités se renforcent peu à peu, l’endurance devient suffisante et la technique possible. Le corps ainsi formé, moulé par le kata, est donc parfaitement adapté à la pratique, au style de l’école étudiée.

L’objet de ces disciplines consistait à s’exercer à des techniques d’attaque et de défense. Bien sûr, il ne fait aucun doute que la conséquence de ces exercices était un corps solide et la formation de l’esprit, mais le point essentiel n’était pas là.

Lorsque Kanō Jigorō commence l’étude du jūjutsu, son corps est chétif, inadapté non seulement à la pratique, mais également – c’est ainsi qu’il le ressent – à son ambition, son intelligence : il ne lui permet pas de donner toute sa mesure. Après quelques mois de pratique quotidienne, il constate le changement avec surprise. Certes, son corps s’est adapté à la pratique, mais il constate que cette adaptation spécifique n’est finalement pas le principal. En effet, il se sent surtout mieux avec lui-même, réconcilié avec son corps, un corps qu’il sent en meilleure santé et également plus à même de suivre sa volonté, y compris au quotidien : pour porter des choses lourdes, courir etc.

Ceci étant, après un ou deux ans les changements sur mon corps étaient visibles et, après avoir poursuivi l’entraînement trois ans, sa consistance était devenue manifestement excellente. Sur le plan spirituel, je notais également une amélioration, moi qui depuis l’enfance avais tendance à m’emporter, je devins assez patient, mon caractère s’adoucit progressivement et je ressentis sur ce plan de nombreux et divers autres profits […]

Courir deux lièvres à la fois

Les jūjutsu étaient centrés sur l’art de rester en vie et cela constituait leur principal objet. Un corps qui soit adapté à la pratique n’était qu’une condition nécessaire, indispensable même, mais loin d’être suffisante, et que la répétition transforme l’outil qu’est le corps du pratiquant, n’en était qu’une conséquence, au mieux heureuse.

Kanō Jigorō ne les suit pas dans cette démarche. Ce qu’il a ressenti, lui, c’est que cette réconciliation, cette complicité nouvelle, entre lui et son corps a tout simplement contribué à changer sa vie. Pour lui, cela ne peut rester une conséquence et doit devenir l’un des objectifs de la méthode. Dans un monde où – sauf cas exceptionnel – le combat n’est plus nécessaire à la survie, ce sont les effets causés par l’exercice du combat, la préparation à celui-ci, qui doivent en devenir le but. Et parmi ces effets, se réapproprier son corps est d’une importance capitale.

Mais alors les gens se demandent certainement : de la même façon qu’il existe un proverbe disant qu’à pourchasser deux lièvres [aspects combat et éducation physique] à la fois, on en attrape aucun, ne serait‐il pas préférable de ne pas rechercher ces deux objectifs à la fois et d’en choisir un ? C’est ce que l’on pourrait penser à première vue mais quand on y réfléchit bien, il n’en est rien. Dans la vie, il arrive parfois qu’il soit bon de ne pas avoir pourchassé deux lièvres et de n’en avoir visé qu’un seul. Mais il arrive parfois aussi que non seulement en pourchassant deux lièvres on les capture tous deux mais qu’en plus ce soit la bonne façon de faire : le bujutsu et l’éducation physique relèvent de cette catégorie.

Au début, plus que de l’éducation physique, il s’agit surtout de forger, (Kanō Jigorō utilise le terme tanren 鍛錬), le corps pour qu’il puisse supporter la charge de pratique quotidienne permettant l’entraînement et l’application des techniques.

Puis, il en vient à l’idée de former le corps (il utilise alors le terme shūyō 修養) par l’éducation physique, taiiku 体育 : solliciter volontairement tous les muscles, faire jouer toutes les articulations dans leur amplitude maximale, même si ce n’est pas directement lié à une technique.

L’expression formation du corps n’est jusqu’à maintenant pas ordinairement employée mais je l’utilise en contraste avec renforcement, car je pense qu’utiliser ces deux méthodes en même temps permet de rendre le corps parfait. Il en va évidemment de même pour la formation et le renforcement de l’esprit et, dans certains cas, rien n’empêche d’utiliser l’un ou l’autre mais si l’on parle de renforcement, cela désigne plutôt des choses comme cultiver la résistance au froid, au chaud, à la fatigue, à la peine, donner de la puissance aux muscles par le renforcement et le travail, tandis que si l’on parle de formation, il s’agit de rendre l’attitude correcte, d’encourager le développement naturel du corps, de prendre soin des parties du corps qui sont faibles ou encore de les renforcer par des mouvements adaptés et les bien équilibrer avec les autres parties.

Supprimer les techniques dangereuses et travailler la façon de chuter, les ukemi, participent de cette notion d’éducation physique puisque cela permet de ne pas subir de blessure – donc de conserver la santé – et ainsi de pratiquer plus et plus librement sans craindre, pour son corps, de sanction lourde et handicapante.

Pour pratiquer en insistant sur l’éducation physique il faut supprimer tout ce qui présente un risque de danger, même les techniques qui seraient intéressantes pour le combat, et il faut également, dans la mesure du possible, faire travailler les muscles de tout le corps uniformément et, dans le cas où il faudrait faire travailler grandement une partie des muscles, il faut réfléchir afin que cet exercice produise un effet continu.

D’autre part, « ce à quoi il faut veiller ensuite est à s’exercer à la plus grande diversité de techniques possible ». Ce conseil est à la fois pertinent du point de vue du combat – plus on maîtrise de techniques, plus on a de solutions possibles – et du point de vue de l’éducation physique puisque toutes les techniques n’exploitent pas de la même façon les chaînes musculaires, voire font appel à des muscles différents, et sollicitent l’équilibre de manières diverses. Malgré cela, et même si le pratiquant a bien conscience de l’importance de développer en parallèle les deux aspects, il ne peut solliciter de façon exhaustive ni tous ses muscles, ni toutes ses articulations dans leur amplitude maximale. Ainsi, Kanō Jigorō explique que certains mouvements des kata – notamment dans les kata dits « de gymnastique » – ont été introduits dans le but de solliciter des muscles qui le sont peu par la pratique du randori, ou pour faire des mouvements d’amplitude supérieure à ce qui serait nécessaire dans le cadre du combat : « quand on emploie bien le kata, le jūdō n’a plus ni lacune sur le plan du combat, ni défaut sur le plan de l’éducation physique. »

Travaillant dans cette double perspective, chaque aspect se renforce l’un l’autre, jusqu’à atteindre un niveau qui n’aurait pas été possible par l’entraînement exclusif de l’un ou de l’autre. Cet aspect de « complétude » est l’une des obsessions de Kanō Jigorō.

Aujourd’hui, le Kōdōkan jūdō associe l’art martial et l’éducation physique. S’il s’agit de l’association de l’art martial et de l’éducation physique, on doit alors se dire avec inquiétude que son efficacité doit être moindre qu’autrefois lorsque l’on se consacrait exclusivement à l’art guerrier mais il n’en est rien. C’est justement parce que l’on associe l’art guerrier et l’éducation physique que l’on peut déployer une véritable puissance comme art guerrier. Dans les jūjutsu anciens au seul aspect martial, s’il s’agissait de frapper, on s’y entraînait beaucoup mais, même parmi les spécialistes, si on ne s’était pas entraîné de longues années sérieusement les coups n’étaient pas pleinement efficaces. Alors que si on associe dans le même temps l’éducation physique, en d’autres termes si on pratiquait sans cesse l’éducation physique du citoyen, ce serait à coup sûr maîtrisé. Un autre exemple encore : quelqu’un vient pour vous pourfendre. Quand le sabre arrive à cette distance, si vous vous demandez si vous devez vous enfuir ou ce qu’il faut faire, vous êtes irrémédiablement tranché. Il faut travailler à l’inverse de cela. Grâce au travail de l’instinct qui réagit en un instant sans réfléchir et inconsciemment, il faut avoir la promptitude d’un clignement d’œil quand un insecte est sur le point d’y entrer. Quand on vient nous pourfendre, penser qu’il faut fuir puis fuir est trop lent. Il faut effacer le corps en un instant. Pour cela, il faut s’entraîner à cet art martial en s’y exerçant quoi qu’il en soit par l’éducation physique et en s’exerçant quotidiennement pour améliorer son corps.

Le corps du pratiquant de jūdō

Le jūdō est basé sur la mobilité, le mouvement. La posture shizen-tai – nous l’avons vu – est à la base de cette mobilité. Pour qu’il soit possible de conserver une telle posture et d’en user pour profiter des occasions offertes ou se défendre efficacement des techniques portées par l’autre (par exemple dans l’exercice du randori), il faut que le corps agisse conformément à la volonté. Il faut aussi, dans la mesure du possible, que certaines actions aient été autant automatisées que possible, pour éviter, quand ce n’est pas nécessaire, le ralentissement de l’action lié à l’analyse. Cette capacité du corps à agir par lui-même, qu’on appelle « intelligence du corps » se forme par l’expérience et la pratique.

Parmi les termes les plus utilisés par Kanō Jigorō pour parler du mouvement, beaucoup comportent le caractère 敏 bin, qui traduit une idée d’agilité et de rapidité. Ainsi, nous allons trouver les composés suivants qui, tous, peuvent être traduits par « agilité, vivacité, promptitude »: 敏捷 binshō, 機敏 kibin, 敏 活 binkatsu, 敏速 binsoku.

En outre, en randori, comme il faut s’exercer de manière à répondre aux buts de l’éducation physique et du bujutsu, il faut pouvoir prestement esquiver quel que soit le moment où le partenaire vient pour taper ou frapper. Pour cela, il faut pouvoir bouger le corps avec légèreté, sans l’enfoncer lourdement.

Parmi ceux-ci, binkatsu 敏活, sert à la fois à désigner le mouvement, le déplacement (dōsa 動作) et le corps (shintai 身体). Dans ce dernier cas, il est toujours associé à jizai 自在 « libre ». Il faut donc que le corps soit agile et libre.

[…] comme il s’agit de la pratique, si on s’exerce sans se soucier d’être projeté et en s’efforçant que notre corps deviennent au plus vite vif et libre, finalement, cette vivacité et cette liberté atteintes, non seulement on peut librement porter une technique quand il le faut, mais on devient facilement imbattable. […] Dans l’entraînement ordinaire comme dans le combat, dans la mesure où c’est pour la pratique, il faut avoir pour idéal la vivacité et la liberté sans la plus légère entrave.

Jizai 自在, est surtout utilisé par Kanō Jigorō, pour désigner le corps du pratiquant, justement, dans l’expression jiyū jizai 自由自在, « libre, qui répond à la pensée ».

La technique doit, par nature, varier continuellement pour répondre opportunément en fonction de l’attitude et des déplacements du corps du partenaire. C’est en faisant ainsi que l’on parvient à déplacer son corps agilement et à faire répondre chacune de ses parties selon notre pensée.

Dans le même ordre d’idée, Kanō Jigorō écrit souvent que le corps doit suivre « les ordres de la volonté » (ishi no meirei 意志の命令), « ce que désire la volonté » (ishi no hossuru mama ni 意志の欲するままに), doit « se déplacer selon l’intention » (i no mama ni 意のままに, i no gotoku 意の如く).

Comme la pratique du jūdō permet d’appliquer le travail harmonieux de tous les types de muscles selon les ordres de ma volonté, il s’agit du renforcement du corps afin de pouvoir toujours se déplacer et changer en toute liberté selon le désir de notre volonté.

Pour pouvoir répondre aux opportunités comme nous le désirons, le corps doit être suffisamment développé. Kanō parle de développement équilibré et harmonieux. Il ne s’agit pas de créer des déséquilibres, mais un corps qui puisse suivre dans toutes les directions pour répondre à toutes les situations et nécessités. L’expression la plus utilisée est alors enman kinsei 円満均斉 pour laquelle nous proposons la traduction « harmonieux et proportionné ».

Le but de l’éducation physique est de rendre le corps vigoureux et de le renforcer afin qu’il puisse être utile dans la vie. Il existe de par le monde d’innombrables méthodes d’éducation physique mais je ne pense pas qu’il y en ait une autre qui permette comme celle du jūdō de développer un corps de façon harmonieuse et proportionnée et possédant en même temps autant d’intérêt et de bénéfices pratiques.

Il faut donc un corps harmonieux, proportionné (enman kinsei 円満均斉) qui obéisse à notre volonté (jiyū jizai 自由自在) pour des mouvements lestes (bin 敏) et légers (kei 軽, dans les expressions keimyō 軽妙 « légers, simples et gracieux » et keikai 軽快, « léger, agile, leste, preste, alerte »)

Pour expliquer l’effet que la pratique du jūdō doit avoir sur le corps de celui qui s’y adonne, Kanō Jigorō prend l’exemple d’une feuille de papier. Une feuille de papier que l’on aurait tellement froissé qu’elle serait devenue semblable à un chiffon, capable de plier dans n’importe quel sens, quel que soit l’endroit.

Si l’on cherche une analogie, la plupart des autres méthodes d’éducation physique, pour assouplir une feuille, commencent par la plier en deux, puis en quatre, puis en huit ce qui fait que progressivement les plis se multiplient. Le jūdō froisse ce papier dans la main de façon à ce que toute la feuille soit assouplie.

Un corps éduqué

Nécessité de l’éducation physique

Les pratiquants de jūdō ne sont évidemment pas les seuls à posséder un corps. Or, si Kanō Jigorō est conscient que tout le monde ne souhaite ou ne peut pas pratiquer le jūdō, il considère que tout le monde devrait se rapprocher de son corps, l’entretenir et en profiter.

Que l’acquisition de la liberté du corps et des membres soit nécessaire dans la vie, nul besoin de long discours pour le faire comprendre. Comme faire acquérir des compétences utiles est par nature un grand but de l’éducation, une méthode d’éducation physique également doit être jugée en pesant le pour et le contre quant à savoir si elle a pour résultat de permettre d’acquérir des compétences utiles. Il s’agit de, quand on veut porter quelque chose, pouvoir la bien porter, quand on veut tirer quelque chose, pouvoir le faire bien, quand on veut pousser quelque chose, pouvoir bien la pousser, quand on veut tordre quelque chose, pouvoir le faire bien, ou encore lorsque, dans une position singulière, on souhaite mettre de la force, pouvoir mettre de la force comme on le souhaite, quand quelque chose nous tombe soudain sur la tête, pouvoir rapidement s’adapter à la situation et esquiver le corps, ou bien même si la voiture dans laquelle nous nous trouvons se renverse, pouvoir s’en sortir avec habileté et sans blessure, ce sont là des choses extrêmement utiles dans la vie et auxquelles on peut parfaitement s’exercer par la méthode de gymnastique du jūdō.

Kanō Jigorō en vient alors à formuler ce que doit être le corps de tout individu : kyō – ken – yō 強健用, « fort », « robuste » (強), « en bonne santé » (健), et « utile » à la vie quotidienne (用).

Un nouveau défi : une éducation physique populaire

Si l’importance de l’éducation physique semble assez largement reconnue, Kanō Jigorō constate que très peu de ses concitoyens s’y adonnent réellement. Il fait l’hypothèse selon laquelle ce serait parce qu’aucune éducation physique n’est réellement universellement adaptée : il cherche alors à inventer une nouvelle méthode, une éducation physique qui convienne à tous, une véritable éducation physique populaire.

Il annonce ainsi ses intentions en novembre 1926 : […] en ce qui concerne l’éducation physique, en prenant pour base le principe technique du jūdō et en consultant toutes les études se rapportant à l’éducation physique dans le monde, j’ai pour projet de proposer la méthode d’éducation physique la plus évoluée, éclairée par les connaissances de la biologie, de l’hygiène, de l’anatomie, de la pathologie etc.

Définir l’éducation physique

Kanō Jigorō commence par se poser la question du but : que doit-être une bonne éducation physique ? Comment la définir ? Quel but doit-elle poursuivre. Il considère d’ailleurs que les méthodes d’éducation physique déjà établies ne sont pas assez claires quant à leur but.

Dans le cas de l’application à l’éducation physique, en premier lieu, il faut clarifier le but de l’éducation physique. […] Quand le but devient clair de la sorte, on comprend comment mobiliser son énergie de la meilleure façon pour l’atteindre mais, quand on ne comprend pas le but de l’éducation physique, on ne sait en conséquence pas mobiliser son énergie de la meilleure façon pour l’éducation physique. Même si l’on se rend dans tous les pays pour voir, ils comprennent vaguement de quoi il s’agit mais il semble que le but ne soit clairement établi. Il est par exemple des pratiques de l’éducation physique dont, en les regardant, on ne comprend pas l’objectif.

Il voudrait définir un but (et partant, une méthode) qui soit universellement reconnue, aussi lui définit-il des objectifs très généraux qui, considère-t-il doivent faire l’unanimité. L’éducation physique doit ainsi rendre le corps vigoureux (kyōken 強健), ou, plus simplement « bien » (よくする), ce qui pour Kanō Jigorō signifie « en conformité avec les buts de la vie humaine ». Plus précisément, il s’agit d’un corps dont les organes fonctionnent bien, dont les muscles sont développés, dont les articulations sont mobiles, et qui réponde parfaitement à toutes les sollicitations de la vie quotidienne.

Le but de l’éducation physique, dit simplement, est de rendre le corps « bien » mais, avec seulement cela, ce n’est pas clair. […] Ce que j’entends par rendre le corps « bien » est le renforcer pour qu’il réponde aux buts de la vie humaine. En d’autres termes, dans un corps bien, en même temps que tous les organes qui le composent peuvent chacun déployer pleinement leurs fonctions, les muscles se développent complètement, jouissent pleinement de leur amplitude de mouvement et c’est bien sûr un corps entraîné pour pouvoir utiliser efficacement les muscles afin de répondre à tous les objectifs de la vie.

Il finit par définir le but de l’éducation physique, un but dont il considère qu’il peut faire l’unanimité :

A mon sens, si je dis que le but de l’éducation physique est d’entraînerle corps pour qu’il soit vigoureux, en bonne santé, utile à la vie de l’homme et que, tout en faisant cela, elle permette la formation spirituelle, de nombreuses personnes seront certainement du même avis.

Différentes sortes d’éducation physique

Kanō Jigorō étudie avec beaucoup d’attention tout ce qui peut former le corps. Il considère que l’on peut qualifier d’« éducation physique » non seulement ce qui a été conçu comme tel, mais aussi tout ce qui a pour conséquence d’entraîner le corps.

De façon tout à fait rigoureuse, l’éducation physique se limite à ce qui, comme la gymnastique ou autres, a été initialement conçu dans l’objectif de rendre le corps vigoureux mais, selon le point de vue que si, comme je l’ai dit, quelque chose aide à renforcer le corps, peu importe son but initial, en en élargissant le champ à l’infini, alors on peut la qualifier d’éducation physique.

Dans son livre Education physique du peuple à la bonne utilisation de l’énergie, Seiryoku zen.yō kokumin taiiku publié en août 1930, Kanō Jigorō définit différentes catégories « d’éducations physiques » (taiiku 体育) : le corps formé par les pratiques guerrières (bujutsu no unda taiiku 武術の生んだ体育), par la piété (shinjin no unda taiiku 信心の生んだ体育), par le travail (rōmu no unda taiiku 労務の生んだ体育), par la science (gakuri ga unda taiiku 学理が生んだ体 育) et par le plaisir (goraku ga unda taiiku 娯楽が生んだ体育).

Ce que l’on appelle « gymnastique » et qui prend aujourd’hui diverse formes est, au sens strict, de l’éducation physique. Si on se demande si l’activité de compétition appelée athlétisme ou encore le tennis ou le base‐ball sont de l’éducation physique, alors, de manière rigoureuse, il faut répondre que non. Pourtant, comme les gens les tiennent pour tels et que, dans une certaine mesure, ces activités s’acquittent correctement de l’objectif de renforcer le corps, on ne peut certainement pas empêcher qu’ils soient qualifiés « d’éducation physique ». La différence entre ces activités et la gymnastique, c’est que celle‐ci a été conçue dans l’objectif de renforcer l’ensemble du corps tandis que l’athlétisme, le tennis ou le base‐ball ont pour objectif la compétition et n’ont le renforcement du corps que comme conséquence accidentelle – il ne s’agit donc pas de la même chose.. Quand on considère les choses ainsi, je pense qu’il est juste de dire que la gymnastique est une éducation physique engendrée par la science tandis que la compétition est une éducation physique née du plaisir. Si l’on va un peu plus loin dans ce sens, il doit y avoir des éducations physiques nées des bujutsu, d’autres de la piété, d’autre encore du travail. L’objectif des bujutsu est bien sûr d’acquérir une méthode d’attaque et de défense mais tandis que l’on s’entraîne dans ce but, le corps se renforce naturellement. C’est cela l’éducation physique née des bujutsu. De plus, comme chacun le sait, dans notre pays existe la coutume de se rendre en pèlerinage, seul ou en groupe, dans les sanctuaires ou temples. Il faut souvent gravir de hautes montagnes ou se rendre dans des contrées lointaines. Cela a jusqu’ici eu une bonne et non négligeable influence sur le renforcement physique du peuple. C’est l’éducation physique née de la piété. Puis, les gens, en travaillant, sollicitent grandement leur corps et le renforce ainsi. C’est aussi de l’éducation physique.

L’ « éducation physique née des bujutsu », renforce généralement bien le corps, elles présente aussi de nombreux défauts, dont le premier est de négliger parfois les logiques physiologiques ou anatomiques. En outre, s’y exercer nécessite souvent équipement (sabre, armure, vêtements pour la pratique, tatami…) et partenaire.

L’ « éducation physique née de la foi » est une vision plus originale. Kanō Jigorō fait référence aux longs et nombreux pèlerinages qu’entreprennent certains fidèles. Marcher, souvent en montagne, est bon pour la santé mais ne renforce que le bas du corps.

Le travail, surtout physique, forme bien sûr le corps. Cependant, les gestes sont souvent très répétitifs et la gamme de mouvements limitée. Le travail renforce et développe certes le corps, mais souvent de façon très déséquilibrée. L’exemple même de l’éducation physique née de la science est, pour Kanō Jigorō, la gymnastique. Si elle présente l’avantage de s’intéresser à un développement harmonieux du corps, elle présente deux inconvénients majeurs : d’abord, ses gestes sont totalement dénués d’intérêt, ensuite elle n’assouplit le corps que selon des plis bien marqués, pour reprendre l’analogie de la feuille de papier. L’éducation physique qui naît du plaisir est liée, pour Kanō Jigorō, à toutes les disciplines sportives. Leur but n’est pas de former le corps mais de jouer, et elles constituent un entraînement physique important mais souvent très déséquilibré.

D’autre part, elles nécessitent souvent des installations spéciales, des espaces importants, des partenaires, du matériel… Et puis, quand la compétition prend le dessus, elles deviennent plus destructrices qu’éducatives. D’ailleurs, pour Kanō, l’émulation due à la compétition sert surtout à palier le manque d’intérêt de ces disciplines qui, sinon, ne seraient pas pratiquées.

Comme ils ne pratiquent pas, on a inventé quelque chose comme la compétition. C’est pourquoi, le cœur sans cesse préoccupé par la compétition, pensant qu’il serait bien de gagner, ils développent en toute insouciance de façon déséquilibrée leurs muscles pour faire de la compétition. Certains muscles sont grandement développés, d’autres négligés. Dans certains cas, pour gagner en compétition, on utilise le corps de façon déraisonnable et l’on cause des dommages sur les organes internes.

Vers quoi tendre

Trois disciplines trouvent néanmoins grâce aux yeux de Kanō Jigorō. La première est la natation. Si ses inconvénients sont évidents car il n’est pas toujours aisé de la pratiquer, elle a l’avantage de ne pas coûter cher, de pouvoir être pratiquée par tous et, au Japon, presque partout. Inutile d’être accompagné, mais on peut l’être, et on peut choisir son horaire. Mais surtout, elle développe harmonieusement le corps sans provoquer de traumatismes et sans risque de blessure ; enfin elle apprend à évoluer en trois dimensions. La natation est aussi utile car savoir bien nager permet de sauver des vies, à commencer par la sienne. Il s’agit ensuite de la gymnastique et, bien sûr du jūdō. Toutes deux répondent à des critères scientifiques et se pratiquent aussi bien debout qu’au sol. Cependant la gymnastique lui semble peu attractive, en particulier en raison du manque d’intérêt des mouvements qu’elle propose.

Actuellement, la gymnastique suédoise comme la gymnastique danoise n’ont que peu d’utilité sur le plan de la formation mentale. Comme de plus elles ne servent que rarement dans la vie réelle, bien que la gymnastique suédoise et la gymnastique danoise aient bien sûr de nombreux points forts, combien sont ceux qui les pratiquent d’eux‐mêmes de façon habituelle et continue ? Si elles font partie du programme scolaire, on les pratique, mais il n’y a personne parmi les gens ordinaires qui pratique la gymnastique suédoise et la gymnastique danoise. Elles ne servent à rien. Elles n’ont pas d’intérêt.

Le jūdō peut être considéré, selon lui, comme « la méthode d’éducation physique la plus efficace ». Pour autant, elle ne lui semble pas idéale, parce qu’il manque certains mouvements (enroulements, étirements) et parce que les différentes parties du corps ne sont pas travaillées de manière uniforme.

Cependant, si on réfléchit minutieusement, ce n’est pas encore parfait. Si l’on regarde la réalité d’aujourd’hui, il y a peu de mouvements pour enrouler le corps. Il y a également peu de mouvements pour étendre bras ou jambes. S’il est évident que par rapport à la plupart des autres activités corporelles il fait travailler uniformément chaque partie du corps, on ne peut pas encore dire que c’est tout à fait complet.

Ce qu’il faut éviter

Kanō Jigorō définit également les écueils qu’il faut, selon lui, éviter. Par exemple, un corps formé par l’éducation physique est un corps fort (dont la force puisse facilement s’appliquer, sans effort, dans n’importe quelle direction), mais pas forcément un corps musclé. Pas question donc de développer la musculature de manière outrancière :

L’éducation physique a certes pour but de rendre le corps bien portant, mais penser avoir atteint le but de l’éducation physique simplement parce que l’on a développé un corps fort aux muscles comme la pierre est une terrible erreur. Développer de tels muscles nécessite beaucoup d’efforts quotidiens. Une consommation inutile est vraiment grandement nécessaire. C’est pourquoi, du point de vue des gens ordinaires, que les muscles du corps soient gros à ce point et qu’ils soient puissants, n’est pas tellement valorisé. Le célèbre lutteur américain Dallu est venu chez moi et il me dit, en me les montrant : « mes muscles sont comme ça ». Ils étaient vraiment développés et avaient l’air puissant. Je riais intérieurement mais comme il aurait été mesquin de se moquer d’une telle personne, je ne fis aucune critique. Comme ce garçon m’avait dit que, lorsque j’irai aux Etats‐Unis, il m’accueillerait que ce soit à San‐ Francisco ou à Los Angeles, et que, dans la mesure du possible, je souhaitais éviter cet accueil, je pris maladroitement contact et y échappai finalement. Que l’on pense qu’étant accueilli par un tel professeur j’en partageai la pensée me faisait extrêmement honte. Je n’ai jamais valorisé une telle histoire de développement musculaire. S’il ne s’agissait que de cet individu, parfait ! Cependant, si tous les Américains et tous les Japonais devenaient ainsi, il faudrait sacrifier le développement d’autres plans. Que les gens ordinaires développent ainsi inutilement leurs muscles n’est vraiment pas glorieux.

Vers l’éducation physique idéale

Sa définition

Fort de toutes ses observations et de son analyse, Kanō Jigorō formule une définition en cinq points :

L’éducation physique idéale

  1. Qu’elle développe le corps, que ce soit les muscles ou les organes, de
    façon harmonieuse et équilibrée tout en comportant le moins possible
    de dangers ;
  2. Que chacun des gestes [qu’elle préconise] ait un sens, qu’elle nécessite donc une maîtrise technique et, qu’en sus, celle‐ci soit utile dans la vie ;
  3. Qu’elle puisse être pratiquée aussi bien seul qu’en groupe, que l’on soit vieux ou jeune, homme ou femme ;
  4. Qu’elle ne nécessite pas de vaste espace, qu’on puisse la pratiquer avec le moins d’équipement possible, avec les vêtements de tous les jours ;
  5. Qu’elle puisse être pratiquée à une heure fixée à l’avance mais aussi n’importe quand, au moindre instant de libre, quels que soient l’environnement et les possibilités des gens.

Sa méthode

La méthode consiste à allier l’aspect pratique, l’efficacité pragmatique, au plaisir, sans lequel personne ne voudra pratiquer.

Si l’on peut mettre en place parallèlement l’utile et le plaisir, c’est comme donner un bâton d’or à un démon, il n’est rien de plus parfait. Mais même si on ne peut pas complètement les mettre en place ensemble, si l’on peut, jusqu’à un certain point, les teinter l’un de l’autre, c’est une bonne chose. De même, si on peut ajouter un entraînement moral à l’éducation physique, c’est encore plus utile. Arriver à lier les deux est souhaitable pour les deux parties.

L’aspect pratique passe, bien sûr, par le développement harmonieux et équilibré du corps, mais aussi par la préparation à de possibles applications martiales, le tout conçu conformément aux diverses sciences.

En nous appuyant sur ce qui précède, expliquons l’aspect utile. Comme ce que l’on entend par aspect utile correspond à s’entraîner pour que le corps humain soit utile dans la vie, cela peut couvrir de nombreuses choses. […] A partir de là, l’éducation physique la plus complète est celle qui, en même temps qu’elle renforce le corps, rassemble comparativement le plus de mouvements utiles, cʹest‐à‐dire pratiques. Le problème est alors le suivant : trouver quelle est l’activité comparativement la plus utile. […] Ma conclusion est que quelque chose organisé autour d’une éducation physique qui aurait pour base l’entraînement dans un but d’attaque et de défense, qui ferait appel à la biologie, l’anatomie, l’hygiène, la pathologie et qui, dans la mesure du possible, serait dotée de chaque condition nécessaire à une éducation physique idéale, est une éducation physique basée sur le pratique.

En amont du jūdō

Cette éducation physique populaire basée sur la bonne utilisation de l’énergie seiryoku zen.yō kokumin taiiku 精力善用国民体育, est ainsi la troisième génération de l’évolution de l’éducation physique : d’abord celle « née des bujutsu », en l’occurrence des jūjutsu, a donné l’éducation physique pratiquée en jūdō, puis, de celle-ci, est née seiryoku zen.yō kokumin taiiku. Cette dernière est donc censée être moins spécifique, plus en amont, plus proche du principe même d’éducation physique que ses prédecesseurs, plus universelle. Pourtant, bien que Kanō Jigorō proposera diverses méthodes, dont le kata, en jūdō, du même nom, cela ne fonctionnera pas.

D’ailleurs, début 1938, soit moins de quatre mois avant sa mort, il disait encore en conférence, prouvant ainsi que cette idée était toujours présente dans son esprit et qu’il ne comptait pas abdiquer :

Je réfléchis car je souhaite diffuser dans le futur dans tout le Japon une éducation physique du peuple qui aie pour sens de faire des enfants des enfants, des adultes des adultes, des femmes des femmes et touche ainsi tous les genres et qui, tandis qu’ils s’y exercent, améliore leur corps, développe grandement l’esprit citoyen ou encore développe des intérêts raffinés. Il n’est pas nécessaire d’exclure tous les types de disciplines qui existent jusque maintenant. Que ceux qui les aiment les pratiquent est bien. Il est juste que les gens puissent pratiquer ce qui n’est pas néfaste et qu’ils aiment. Mon principe est extrêmement simple. Comme il s’agit, sans exclure ce qui existe déjà, de recommandant ce qu’il y a de mieux, il ne s’agit pas de s’opposer intentionnellement aux méthodes d’éducation physique qui existent au Japon jusqu’ici. L’idée est simplement de composer ce qu’il y a de mieux puis de le recommander afin qu’un maximum de personnes s’engage dans cette direction. Il s’agit là d’appliquer à l’éducation physique le principe du jūdō d’utilisation la plus efficace de l’énergie du corps et du cœur […].

« La troisième maille »

Nous l’avons déjà vu, lorsque Kanō Jigorō entame l’étude des jūjutsu, il n’est pas du tout étonné de voir s’améliorer sa capacité au combat, puisque là est l’objectif de leur étude, précisément. Il n’est pas plus surpris de voir son corps se renforcer. Kanō Jigorō est réellement frappé de voir combien la pratique le transforme.

Selon lui, cette conséquence inattendue trouve son origine dans l’exercice du combat. Avec l’entraînement, le combat s’apprivoise, est appréhendé de manière moins émotionnelle, plus analytique et rationnelle. Cette nouvelle distance est à la fois la conséquence et la condition de la victoire : s’emporter reviendrait à donner l’avantage à l’autre, se précipiter serait prendre le risque de se jeter dans le premier piège. L’exercice du combat enseigne ainsi à mieux gérer ses émotions, à mieux prendre en compte les situations dans leur globalité, avec suffisamment de recul, à gagner en lucidité également.

Dans ces écoles [de jūjutsu], on y approfondit même intensément des choses qui n’ont à l’inverse qu’un lien très éloigné avec le combat. En outre, comme je l’ai dit précédemment, le but originel du jūjutsu est certes de s’entraîner aux méthodes de combat mais, comme objectifs indirects, se trouvaient l’éducation physique et la formation du caractère. Personne ne doute que le jūjutsu est indirectement devenu une éducation physique parce que, pour s’adonner à la pratique du combat, il faut faire faire au corps et aux membres de nombreux et divers mouvements, mais c’est pour cela qu’il permettait aussi de grandement travailler l’esprit. Comme tous les combats réclament beaucoup d’ingéniosité, de tactique etc., pendant que l’on pratique le jūjutsu, on forme beaucoup l’esprit sans s’en apercevoir. En outre, même les dispositions auxquelles on doit accorder de la valeur dans la vie comme le courage ou le calme sont naturellement développées.

Finalement, Kanō Jigorō décide de faire de cette dimension une troisième division de sa méthode. Nommer cet aspect, c’est déjà lui donner une existence, inciter les pratiquants à y réfléchir et à le prendre en compte.

[…] quand on considère le jūjutsu dans son ensemble, on doit le qualifier d’héritage du passé que l’on doit vraiment, dans le monde actuel, considérer comme précieux. En y apportant simplement quelques améliorations, je suis persuadé que l’on peut dire que le jūjutsu peut devenir une sorte de moyen pratique pour réaliser dans le même temps l’éducation physique, l’éducation intellectuelle et l’éducation morale.Alors j’ai réfléchi pendant des années et,  finalement, j’en ai créé une sorte qui s’appelle le Kōdōkan jūdō. En somme, après avoir accompli autant que possible l’étude approfondie des jūjutsu anciens, j’ai pris en eux ce qui devait être pris, jeté ce qui devait être jeté, les ai éclairés de principes scientifiques, ai profondément réfléchi et les ai assemblés de façon à ce que ce soit le plus adapté à la société d’aujourd’hui. Ainsi, ce jūdō tel qu’on l’appelle, a le triple objectif d’éducation physique, de combat, de formation de l’esprit et, si on le pratique, les conditions permettent aussi bien de réaliser l’éducation physique, l’exercice à une méthode de combat, ainsi qu’une forme d’éducation intellectuelle et morale.

L’éducation intellectuelle

Il ne s’agit pas ici de dresser une liste exhaustive des façons dont la pratique du jūdō va former l’individu intellectuellement ou moralement mais plutôt de montrer, au travers des exemples les plus employés par Kanō, une démarche, qui part du combat, de l’expérience de celui-ci, et ouvre aussitôt d’autres perspectives. Cette démarche est celle qui mènera à la partie suivante, consacrée au jūdō dans la société.

L’éducation intellectuelle, c’est simplement la mobilisation de son intelligence pour emmagasiner des connaissances, apprendre de l’expérience, chercher – et trouver ! – des solutions aux problèmes posés. Ainsi, il arrive que l’on fasse des erreurs et « il faut alors réfléchir de façon à ne pas répéter deux fois cette erreur et ça, c’est déjà de l’éducation intellectuelle ». Or, dans le combat, il y a d’innombrables occasions de commettre des erreurs, qui sont autant de sources de réflexion, d’apprentissage. Certains apports du jūdō à l’éducation intellectuelle sont ainsi très simples à comprendre. D’autres le sont moins, et sont même, selon Kanō Jigorō, « difficiles à comprendre quand on n’a pas une véritable pratique du corps à corps d’un point de vue pratique ».

Ainsi le jūdō entraîne-t-il la capacité d’observation, la mémorisation, l’esprit d’expérience (la capacité à tirer de l’expérience des leçons pour l’avenir), l’imagination (pour concevoir et mettre en application de nouvelles solutions), la capacité à s’appuyer, de manière pragmatique, sur ses connaissances et ses capacités, aussi faibles soient-elles.

Sur le plan de la pratique du jūdō, l’observation est ce qu’il y a de plus important. Il en va de même pour d’autres sciences mais, quand on pratique par exemple le randori de jūdō, en particulier quand il s’agit de se demander si ce serait bon de porter cette technique de cette façon, si ce serait mauvais de faire comme ça, s’il est possible de projeter en faisant comme ça à ce moment là, s’il est possible de renverser… il est indispensable de bien observer non seulement pendant son propre entraînement mais aussi au cours de celui des autres. Quand on est ainsi attentif, repérer toutes sortes de situations s’appelle observation et, pour les personnes qui ne la négligent pas, c’est la logique de progression rapide dans la pratique. Pour ce qui est de la mémoire, ensuite, sur le plan de la pratique du jūdō, il est indispensable de respecter tout spécialement ce qui nous a été enseigné dans nos débuts. Pour le respecter, il faut bien s’en souvenir. Au fur et à mesure que l’on progresse dans la pratique, comme il ne faut pas seulement se souvenir de ce que l’on nous a enseigné mais aussi de ce que l’on a observé par soi‐même, il y a de nombreuses occasions d’utiliser sa capacité de mémoire, laquelle se forge naturellement et, de plus, on invente des moyens pratiques pour bien se souvenir. Ensuite, la raison pour laquelle l’expérience est importante sur le plan de la pratique du jūdō, par rapport aux techniques de projection ou d’autre chose, même si on pense que dans telle situation, ça doit se passer comme ça, que quand on ajoute telle circonstance, il doit se passer ça, comme on ne sait pas si cela se passe réellement comme ça, il est indispensable d’essayer sur le terrain. Des choses comme réfléchir mûrement, essayer réellement, réfléchir à nouveau puis essayer une nouvelle fois, cultivent l’habitude de ne pas se satisfaire au quotidien d’une pensée grossière mais de penser des choses certaines. Il s’agit ensuite de l’imagination, laquelle n’est pas quelque chose de si nécessaire au début de la pratique mais, ensuite, elle est vraiment indispensable. Même si on réfléchit beaucoup à si je fais ça, alors il arrive cela, si je fais ci, il arrive ceci, il y a une limite aux idées qui flottent dans l’esprit et, si ce champ est étroit, il n’y a pas de raison de découvrir un moyen habile quel que soit le temps que l’on y passe. A l’inverse, dans la pensée flottent des idées multiples qui sautent d’un sujet à l’autre et, finalement, quand la pensée passe de la première chose que l’on a pensée à des choses considérablement éloignées et, là dedans, on peut concevoir des choses exactement adaptées. Si on invente par exemple une nouvelle méthode, on peut bien sûr être appelé quelque chose comme un maître mais, pour en arriver à être simplement qualifié d’habile, il faut que cette capacité d’imagination soit féconde. Alors, dans le jūdō, on s’emploie à éduquer cette capacité.

De manière plus insolite, Kanō Jigorō assure que le jūdō enseigne à s’exprimer clairement et développerait donc le langage.

Ensuite, la suivante est le langage et c’est extrêmement nécessaire sur le plan de la pratique. La raison en est que si l’on souhaite expliquer par des mots une façon sommaire de faire le randori ou le kata du jūdō, si on ne parle pas de façon très méthodique pour être facilement compris, on ne transmet pas ce que l’on souhaite dire à l’interlocuteur. Démontrer par la forme, par la pratique, une à une est bien mais ça ne se fait pas uniquement comme ça et, dans certains cas, il arrive qu’il faille écrire ou expliquer oralement. En outre, pour enseigner à quelqu’un, entre ne montrer que par la forme et expliquer oralement cette forme tout en la montrant par la forme, il existe une énorme différence au niveau de la compréhension pour la personne qui écoute. D’autre part, que ce soit pour poser des questions sur les points que l’on ne comprend pas, ou discuter en profondeur ensemble, comme il y a de nombreux avantages à pouvoir s’exprimer clairement, sur le plan de l’entraînement au jūdō, on veille à pouvoir s’exprimer clairement et méthodiquement.

Le jūdō développe donc le langage parce qu’on y est obligé de communiquer. La communication est de différents types. Elle est physique, elle est intellectuelle, comme nous venons de le voir. Elle est naturellement physique puisque le jūdō est un corps à corps. Ainsi, la façon d’entrer en contact avec le partenaire – ou de le laisser faire – est-elle extrêmement importante. Les mains doivent être posées au bon endroit pour transmettre la force qu’il faut au moment où il le faut. Jusque là, aucune force ne doit y être placée, elle trahirait l’intention : « l’idéal est de prendre avec les doigts comme si on avait un œuf dur dans la paume et qu’on ne voulait pas l’écraser ».

Pour qu’un partenaire porte une technique à un autre, que se soit par la saisie d’une main ou d’une manche, il lui faut trouver un moyen pour transmettre la force. Donc, quoi qu’il en soit, il faut un contact. Cela s’appelle « contact entre les partenaires ». […]
La façon de transmettre ainsi la force au partenaire par les différents points de contact entre lui et moi est un point qui nécessite beaucoup de réflexion.
Maintenant, un point que je souhaiterais préciser en ce qui concerne le contact entre lui et moi est que la main, qu’elle aie saisi la manche ou le col, doit être la plus légère possible, sans force. La raison en est que si l’on place de la force dans la main, elle se fatigue vite et que lorsqu’on la détache dans l’intention de saisir autre part, l’adversaire s’en aperçoit aussitôt, alors que si l’on a saisi avec légèreté, la main ne se fatigue pas vite et que le risque pour que le partenaire s’aperçoive d’un changement de position est faible. Les gens vont peut être alors se dire : si je ne saisis pas avec force la manche ou le col, la force de traction sera en conséquence faible et ne devrait donc pas suffire à déséquilibrer mon partenaire suffisamment. Il n’en est rien car détruire la posture du partenaire n’est pas une affaire de force placée dans la traction. Comme je l’ai expliqué précédemment, si je tire ou pousse de façon appropriée sur le corps de quelqu’un, je peux le faire se déplacer par la force d’un seul doigt, donc, pour détruire la posture de l’adversaire, ce qui importe, ce n’est pas la quantité de force, mais le choix de la situation, de l’opportunité. C’est pourquoi, comme utiliser beaucoup de force revient à prévenir l’adversaire de notre intention de tirer, c’est extrêmement maladroit : il ne faut pas mettre de force dans la main et saisir la manche ou le col du partenaire avec légèreté, de façon à pouvoir détruire la posture du partenaire en le tirant alors qu’il ne s’y attendait pas, et pouvoir placer ma technique.

Il n’est pas besoin de beaucoup d’imagination pour comprendre quelles implications cela peut avoir dans le monde professionnel, par exemple.

A l’inverse, sachant l’importance des points de contact sur le partenaire, je dois être vigilant à ceux que j’autorise au partenaire, ou ceux qu’il a choisis. Si celui-ci est d’une grande puissance, notamment, je dois veiller à conserver ma posture et à ce que sa force ne s’applique jamais directement sur moi.

Ainsi, ce « contact entre moi et l’autre » (kareware no sesshoku 彼我の接 触) me permet de saisir l’autre, de le comprendre, « d’étudier en profondeur les forces en présence » (kareware no kenkyū 彼我の研究).

[…] il faut décider de l’endroit où l’on pousse le partenaire, si l’on le tire, si l’on se tord, de ce que l’on fait. Pour prendre cette décision, il faut connaître les forces et faiblesses du partenaire. En outre, il faut que je réfléchisse à la façon d’attaquer en visant l’endroit qui fera le plus d’effet en fonction de ma relation au partenaire. Cela s’appelle « étudier en profondeur les forces en présence ».

Pour cela il faut avoir une vision large des choses, car « si on fixe son regard sur un seul point, s’il se passe ailleurs un changement, on ne le remarque pas mais quand on répartit son attention tout le temps dans toutes les directions, qu’il arrive quoi que ce soit où que ce soit, cela est aussitôt perçu par le regard et on peut prendre des dispositions pour y répondre.» Le regard, l’analyse, ne doit pas se limiter au couple formé par mon partenaire et moi, mais prendre en compte l’espace dans lequel on évolue, les circonstances au sens large : y a-t-il des gens autour de nous ? Sommes-nous près d’un mur, d’un danger ? etc.

De toute cette analyse dépend la façon et le moment de l’attaque : c’est la tactique. Parfois, il faut « prendre les devants », saki o tore 先ヲ取レ, ce qui s’appelle sen no sen 先の先. Parfois, il faut attendre et profiter de l’attaque, il s’agit de go no sen 後の先.

En combat réel, il faut faire preuve de ce qu’on appelle tactique. Si l’adversaire résistait toujours de façon convenue, ce ne serait pas nécessaire mais on ne peut pas savoir sans s’y être frotté quels moyens l’adversaire a mis en place, ou s’il est vif ou encore lent. C’est quelque chose qui est essentiel lorsqu’au moindre geste on touche le corps du partenaire après s’être jaugé puis progressivement rapproché. A ce moment là, chacun doit d’efforcer de prendre les devants. Que n’importe lequel porte avant l’autre une technique adaptée, même si cette action ne lui permet pas de projeter le partenaire, cela le place dans une position plus favorable. C’est pourquoi cela s’appelle « sen no sen », ce qui est quelque chose de tout à fait essentiel en combat. Mais attention, ce à quoi il faut faire attention est que ce n’est pas simplement saisir en premier qui me place forcément en position favorable. Que cela soit favorable ou défavorable dépend de ce que la manière de porter la technique était opportune ou non. Cette étude en profondeur des forces en présence permet de porter efficacement une technique qui ne devrait pas échouer mais le résultat de cette étude peut aussi être le suivant : d’abord se faire attaquer par le partenaire, utiliser les déplacements de son corps, et porter alors à mon tour une technique efficace dans cette situation. Cela s’appelle « go no sen ».

Au-delà de cette étude, comme la stratégie doit permettre d’atteindre le but et non prendre le pas sur celui-ci, il faut rester très disponible pour « mettre à profit toutes les opportunités », « développer cette compétence ne peut certainement pas l’être aussi bien par quoi que ce soit d’autre que le randori de jūdō. » Et l’une d’elle peut aussi se présenter alors que le partenaire a non seulement attaqué mais que cette attaque est suffisamment importante pour nous emporter. Alors, il faut ne pas paniquer, rester attentif, à l’affût d’une occasion de retrouver sa posture et de profiter du mouvement, de l’engagement du partenaire.

Donc, que doit‐on faire quand on subit une attaque ? C’est une instruction de première importance. Lorsqu’une technique est lancée sur un débutant, il est surpris, l’environnement s’assombrit et il n’y voit plus rien mais quand on s’habitue peu à peu, tout en étant projeté, on voit alentours et on en vient à comprendre chaque élément qui a fait que la technique a été lancée et que l’on ait été projeté. Cela ne se limite pas à notre personne, on en vient à comprendre également comment le partenaire a placé sa force, comment il a tordu son corps ou bien s’est courbé, puis également à comprendre, puisque le partenaire s’y est pris de telle façon, comment il serait possible de faire pour le projeter en « go no sen » ou, s’il est absolument impossible de le projeter, comment on peut s’esquiver pour se retrouver debout ou encore comment pouvoir tomber en douceur. Pour cela, il faut en premier lieu être calme et, en second lieu, multiplier les exercices. A l’occasion de l’entraînement habituel, lorsque je suis attaqué, calmement, jusqu’à la chute, je m’efforce de repérer l’ordre de toutes les étapes et toutes nos positions mutuelles et, si je répète cet exercice de nombreuses fois, je finis par bien comprendre. Alors, je m’adapte à chaque situation et tente de projeter en « go no sen » ou bien cherche le moyen de m’esquiver ; je pense qu’il est bien de s’exercer à cela.

Etre conscient de l’environnement, de ses changements, avoir étudié les forces en présence – à commencer par soi –, la multiplication des combats avec des partenaires différents, dans des conditions différentes font naturellement comprendre qu’aucune vérité n’est absolue : ce qui est juste à un moment est peut- être l’opposé de ce qui le sera l’instant d’après. Jū 柔 n’exclue pas gō 剛, sen no sen n’exclue pas go no sen : ce sont deux pôles qui créent une tension. Il faut pouvoir passer de l’un à l’autre, être mobile. C’est ce que Kanō appelle tairyō 大 量, et que nous traduisons par « complexité ».

L’éducation morale

Pour Kanō Jigorō, l’éducation morale consiste à apprendre à « distinguer le vrai du faux, le bien du mal »:

Ensuite, qu’en est‐il de l’éducation morale ? Celle‐ci doit, par un côté, passer par l’intellect. De quoi s’agit‐il ? De savoir ce qui est bien, de savoir ce qui est mauvais : en clair, enseigner à distinguer le vrai du faux, le bien du mal est nécessaire en premier lieu. Ensuite, il faut également cultiver émotionnellement la morale ; peu importe combien on sait ce qu’il est bien de faire, si l’on n’a pas été éduqué émotionnellement, notre capacité à le faire est faible. En outre, quand la force de la volonté n’est pas éduquée, même si en soi on pense qu’il faut faire quelque chose ou qu’il ne faut pas la faire, il est difficile de l’appliquer. C’est pourquoi, si on ne forge pas la volonté, il arrive qu’on ne puisse mettre en application ce que l’on sait pourtant être juste ou de ne pas pouvoir arrêter ce que l’on sait être mauvais.

La frontière entre ce qui relève de la formation intellectuelle et de la formation morale est assez floue dans le discours de Kanō Jigorō – d’ailleurs il les évoque habituellement en même temps. En particulier, Kanō Jigorō place dans l’éducation morale des éléments qui nous semblent ne pas tout à fait en relever. Il en est ainsi par exemple, de la capacité d’engagement : il s’agit d’apprendre à s’engager sans arrière-pensée, complètement. Bien sûr, il faut aussi « savoir où s’arrêter », c’est-à-dire avoir su garder suffisamment de recul sur la situation pour reconnaître quand la situation a changé, et donc « bien sûr, il ne s’agit pas de se sacrifier quelle que soit la situation ».

Prendre la résolution de se sacrifier est, sur le plan du combat, quelque chose d’important. Comme, par nature, le but d’un combat est de le remporter, une telle résolution de se sacrifier pourrait paraître non nécessaire mais il n’en est rien. Quand les gens pensent qu’ils ne doivent pas perdre mais gagner, d’un côté, naît en eux l’angoisse de ne pas devoir perdre. Et alors, même pour attaquer le partenaire, ils ne mobilisent pas la totalité de leur esprit. C’est pourquoi quand on prend d’abord la résolution de se sacrifier, peu importe ce que va faire le partenaire, cela ne nous inquiète pas le moins du monde. Ce faisant, sans se préoccuper de quoi que ce soit, on peut mettre toute sa force dans l’attaque. Si se sacrifier signifie perdre toute envie de gagner et se jeter, alors cela nous rend faible mais comme jusqu’au bout le but est de l’emporter, quand cela me permet de mettre toute mon énergie pour gagner sans me soucier de mon corps, je deviens encore plus fort. Il en va ainsi de toute chose en ce monde, si l’on veut faire quelque chose de grand, il faut s’y lancer en abandonnant les désirs communs. Comme je l’ai dit dans l’explication sur la nécessité de l’entraînement, une attitude raide et penchée est la conséquence de la crainte de l’attaque du partenaire. Si je m’engage avec l’idée de me sacrifier, peu importe la technique qui vient, peu importe si je suis projeté, cela ne m’affecte pas, je continue simplement avec ardeur et entrain et il n’est alors, en fait, pas facile à mon adversaire de me porter une technique alors que, de mon côté, je peux en lancer beaucoup. Il s’agit là d’un point où, sur le plan du combat, il faut recourir à l’esprit.

Cette notion de sacrifice rejoint celle d’application. En effet, pour se sacrifier, il faut être pleinement à ce que l’on fait et savoir pourquoi on le fait : en jūdō, il s’agit par exemple de s’abandonner à un principe. Il ne s’agit pas de se jeter à corps perdu dans la bataille, de faire n’importe quoi, auquel cas ce n’est plus un sacrifice mais un suicide.

Ne pas être à ce que l’on fait, utiliser nos arguments sans discernement donne d’une part l’occasion au partenaire, même si celui-ci est beaucoup plus faible, de les contrer et d’autre part, nous enlève tout crédit. Il n’en va pas, là non plus, seulement du randori de jūdō.

Maintenant, si nous essayons d’appliquer cela au cas où le premier et le second polémiquent ensemble, même si le premier est supérieur au second à la fois sur les connaissances et l’éloquence, s’il les utilise inconsidérément, le second ne pourrait certainement pas s’y plier aisément. Il est évident qu’il trouvera sans problème les défauts du premier et les réfutera. Toutefois, si le premier, sans débattre inconsidérément, en introduisant les éléments pertinents du discours du second, fait en sorte de ne développer que ce qui, de son côté, fait complètement sens, alors certainement, au final, le second se conformera au premier et sans plus discuter du bien fondé de ce que le premier dit, le croira. Cette logique ne s’applique pas seulement au cas d’une polémique entre deux personnes mais doit aussi pouvoir s’appliquer entre le gouvernement et le peuple, entre un professeur et ses élèves ou toute autre chose.

D’une manière générale, cela revient à éduquer l’habitude de toujours donner le meilleur de soi-même.

Abordons maintenant quelque chose qu’il faut sans cesse maintenir dans le randori de jūdō : donner le meilleur. Dans le cas d’un randori de jūdō, il arrive que l’on rencontre des gens forts, il arrive qu’on en rencontre des faibles. Quand on rencontre des gens forts, on adopte fréquemment une attitude couarde à l’idée que quoi qu’on fasse on ne peut pas gagner : on n’emploie pas toute notre force et on ne s’engage que modérément. A cause de cela, si le partenaire commet une imprudence au point que cela nous donne l’occasion de l’emporter si l’on s’engage dans l’attaque, cette occasion est perdue en vain. De même, quand on rencontre des gens faibles, il arrive que l’on perde parce que, par dédain, on a commis une imprudence dans laquelle le partenaire s’est engouffré. Ce sont dans ces deux cas des défauts qui naissent de ce que je ne fais pas pour le mieux ce que je suis en train de faire. C’est pourquoi, en jūdō, on apprend à toujours donner le meilleur de soi‐ même et à faire les choses sérieusement. Cette attitude mentale n’est pas seulement indispensable en randori, elle ne doit faire défaut en rien.

Ainsi, la pratique éduque la capacité de sérieux, d’engagement et de concentration : rester à ce que l’on fait tant que cela n’est pas terminé.

En troisième lieu, on peut former un caractère sérieux. – dans la pratique du jūdō, quand nous nous faisons face, l’autre comme moi mettons toutes nos forces, et nous nous efforçons par tous les moyens de l’emporter. S’il y a la moindre imprudence ou que l’esprit dévie vers autre chose, cela crée une faiblesse qui, exploitée par l’adversaire, doit entraîner ma défaite. C’est pourquoi on ne peut être inattentif, quelle que soit la situation. Cette pratique éduque l’habitude, quoi que l’on fasse, de le faire sérieusement, en concentrant son esprit dans ces mêmes disposition et attitude.

De plus, dans la vie quotidienne du dōjō, nombreuses sont les situations où se distille, par la pratique et non le discours, la formation morale. De guidé devenir guide, accorder de l’importance au partenaire, veiller à ne pas le blesser, l’aider à progresser. L’habitude de pratiquer au corps à corps facilite la complicité, la connaissance, la découverte de l’autre, de soi. Le professeur est lui-même plus proche que ne le sont les professeurs dans les salles de classe et pratique la même chose que les élèves. Il incarne l’exemple, non seulement technique, mais surtout quant à l’attitude. Il veille au respect des règles de comportement, et les élèves apprennent à les suivre : il y a ainsi des moments pour le travail, des moments pour le repos, d’autres pour le kata, le randori ou boire.

Pendant que l’on fait randori, surtout dans les dōjō où de nombreuses personnes s’entraînent, s’il arrive que des gens d’une bonne maîtrise fassent avec des gens moins avancés, il arrive aussi que des gens d’à peu près même niveau pratiquent ensemble et on peut donc se retrouver naturellement dans une position où l’on guide ou dans une position dans laquelle on est guidé et, de plus, il arrive aussi que l’on s’aide mutuellement, surtout parmi ceux qui s’entraînent depuis un moment et qui, comme après avoir d’abord été dans une position où ils étaient guidés se retrouvent dans une position où ils guident, pendant ce temps, la personne qui a charge de professeur imagine diverses situations, et il y a d’innombrables occasions pour conférer un enseignement où il faut que les gens fassent les choses gentiment en s’entraidant mutuellement. Qui plus est, dans la plupart des dōjō, au moment où on se retrouve, contrairement aux écoles ordinaires où les gens s’asseyent, alignés, sur des chaises, c’est exactement comme dans une maison ou la fratrie ou les proches vivent ensemble, comme quand on fréquente diverses personnes dans la société. Dans ces situations, quand le professeur, portant une attention juste aussi bien au langage qu’au geste, fait des remontrances, il peut faire exactement comme s’il enseignait directement à cette personne à propos de ce qu’elle fait à la maison ou encore à l’extérieur. En d’autres termes, c’est l’étude directe de la politesse et des manières de la société humaine. De plus, après l’entraînement, la gorge est sèche et les enfants veulent absolument boire. Dans ces moments là, quand le professeur fait bien attention et applique des préceptes appropriés, à la fin, les élèves se contrôlent d’eux‐mêmes et ne dépassent pas les bornes. Ainsi, par la suite, les élèves, même quand ils sont seuls, par l’habitude de se maîtriser d’eux‐mêmes, ne dépassent pas les limites. Ce genre de choses arrive fréquemment dans des situations réelles.

Car le jūdō enseigne par l’expérience du corps que de l’attitude juste naît l’efficacité. Si la posture, qu’elle soit mentale ou physique, n’est pas bonne, non seulement l’action n’est pas efficace, mais en plus elle est source de danger. Aussi, les professeurs doivent-ils être attentifs aux attitudes prises par les élèves dans le dōjō, et pas seulement en randori ou en kata.

Dans l’exercice du kata évidemment, mais aussi lors du randori, elle [la pratique du jūdō] enseigne à avoir une attitude juste : si tous les gestes doivent être vifs, ils nécessitent en même temps du calme et, à commencer par le salut avant et après l’entraînement, on peut pratiquement dire que tout ce que l’on enseigne dans le dōjō participe à la formation des bonnes manières. Simplement, on ne peut pas dire que tous les jūdōka mettent cela en pratique. C’est qu’en ne prêtant attention qu’à l’exercice physique du jūdō, et encore, qu’à une partie seulement de celui‐ci, ils ne comprennent pas l’esprit du jūdō et, en conséquence, il y a des lacunes dans la façon dont ils sont formés. Je souhaite que tous les pratiquants soient dans leur pratique attentifs à la fois aux aspects physique et spirituel et fassent en sorte qu’il n’y ait pas de manque dans les manières qui accompagnent le progrès technique. Même pour ce qui est de s’asseoir correctement dans le dōjō, si on le fait en pensant qu’il ne s’agit que d’une règle de l’endroit, non seulement on en ressent de la souffrance mais, de retour chez soi, on reprend aussitôt une attitude négligée. Or, comme s’asseoir correctement est une attitude indispensable quand il faut bien se tenir, le faire dans le dōjō en se disant qu’il faut absolument respecter cette attitude pendant un temps donné fait que l’on s’efforce de s’y habituer en essayant même chez soi de la conserver le plus possible.

Et puis, le randori apprend à rester modeste, à relativiser son niveau, sa performance. Si l’on commence à se sentir fort, à changer d’attitude pour cela, un prochain adversaire nous ramènera bien vite sur terre. De la même façon qu’à l’inverse, se morfondre de son impuissance ne mène à rien. Il faut utiliser nos moyens, nos ressources pour trouver une solution. Aussi, comme la pratique est une répétition de succès – même modestes – et d’échecs, Kanō Jigorō encourage de « simplement continuer d’avancer sur la même voie », laquelle est celle de la meilleure utilisation de l’énergie.

Les limites

Le jeu du randori, le plaisir de l’utilisation du corps, les sensations liées à la projection, l’émulation de la compétition sont autant de bonnes raisons d’oublier de s’intéresser à cette « troisième maille ». C’est auprès des professeurs qui enseignent dans les écoles que Kanō se battra avec le plus d’énergie pour tenter de leur faire comprendre ce que les élèves doivent retirer de leur pratique : non pas des succès en compétition mais des acquis précieux qui seront autant de points de repère pour leur vie d’adulte.

Les élèves ne pratiquent pas le jūdō pour les rencontres inter‐écoles, mais pour pouvoir l’appliquer afin d’atteindre les grands buts de l’existence. C’est pourquoi, ces rencontres inter‐ écoles ne sont pas le but mais le moyen d’un objectif plus lointain.

Pour Kanō Jigorō, il n’y a pas de concurrence entre les différentes dimensions de la pratique : elles sont complémentaires et forment, conjointement, le jūdō. Considérées ensemble, elles fondent une attitude, une posture qui consiste à se nourrir de tout – y compris d’avis apparemment contraires, de sciences ou de propos a priori sans rapport – et à créer des relations, de jeter des ponts, à en tirer des conclusions que l’on mettra à l’épreuve de la pratique.

Même pour ce qui concerne le corps, pour devenir fort, certains pensent peut‐être que le comportement (la tenue), les manières (l’étiquette) ou la formation spirituelle ne sont pas spécialement indispensables mais c’est absolument faux. Le comportement (la tenue) et les manières (l’étiquette) calment l’homme et préviennent les actes irréfléchis. D’autre part, comme la formation spirituelle éduque notre capacité de maîtrise de nous, construit la force qui nous permet de contrôler nos désirs et de bouger en toute liberté en fonction de la nécessité, c’est une fois cette formation suffisante que l’on peut enfin devenir fort en combat. Quand on n’emploie son énergie simplement qu’à la technique, en oubliant la formation de l’esprit, je pense qu’il est difficile de voir de grands progrès sur le plan du combat. En architecture également, si on construit un édifice alors que l’on n’a pas suffisamment durcit le sol, il est bien sûr impossible d’y bâtir un immeuble de plusieurs étages, mais même une maison ordinaire penchera aussitôt et ne pourra être solide.