Petit traité de morale

Au départ de manière implicite, Jigoro Kano a finalement choisis de partagé sa vision de la bienséance plus en détail.

Pourquoi reprendre la parole en janvier 1915 après plusieurs années à assister, dans un silence relatif, à la croissance exponentielle du jūdō, au Japon comme à l’étranger ? Notre hypothèse est que Kanō Jigorō fait, en ce début de l’année 1915, le constat de l’échec de sa méthode. Cette hypothèse est étayée par un faisceau d’indices

D’abord, les textes qu’il écrit avant 1903 et ceux qu’il écrit après 1915 n’ont pas le même ton. Avant 1903, Kanō Jigorō se concentre sur la description des éléments de sa méthode : le kata, le randori, le mondō, le kōgi, l’organisation du jūdō, l’importance du kangeikō etc. Ces textes plus « techniques » en quelque sorte ne seront pas absents de sa production prolifique des années 1915-1938 mais, entre 1915 et 1920, son souci semble être d’exhorter les pratiquants à transférer leur expérience du dōjō vers leur vie quotidienne et de leur faire admettre une définition du but du jūdō.

Ensuite, force est de constater que le jūdō lui échappe en partie. La diffusion du jūdō est alors organisée par les branches régionales de la Butoku-kai, qui, philosophiquement, est plus proche d’une forme de promotion des arts et de l’esprit guerriers d’autrefois que de la recherche d’un principe ou de la valorisation du travail sur soi-même. Certes, les professeurs qui y enseignent sont issus, pour la plupart, du Kōdōkan, mais ils ne jouissent pas d’une totale liberté d’enseignement.

Ensuite, le jūdō connaît un essor formidable dans les milieux scolaires et étudiants, mais c’est aussi en partie parce que s’y est organisé, indépendamment du Kōdōkan, un système de compétition qui prend le pas sur la démarche proposée par Kanō Jigorō, et dont l’objectif et la justification sont de l’emporter sur les autres écoles. Cet état d’esprit se diffuse hors de ce milieu et vient, comme Kanō Jigorō le remarque à de nombreuses occasions, polluer l’ambition des rencontres telles que les kōhaku shiai.

A cela s’ajoute un autre aspect. Certes, grâce à la méthode proposée, les gens deviennent forts en jūdō, très forts même, atteignant des niveaux d’habileté, notamment dans l’art de projeter, certainement jamais approchés auparavant. Pourtant, malgré l’excellence qu’il constate en technique et en randori, Kanō Jigorō est déçu du niveau de compréhension qu’il perçoit chez ces experts. Ceux-ci lui semblent rester obtus à tout discours dépassant le cadre technique, du combat ou de la compétition : « Même s’il y a de nombreuses personnes d’immense talent qui éprouvent de l’intérêt pour les mouvements du corps et s’adonnent avec passion à la recherche technique, cela ne les empêche pas d’être parfois totalement indifférents à la formation de l’esprit. »

Kanō Jigorō semble avoir du mal à comprendre et à tolérer cet état de fait. Refusant d’envisager que le jūdō devienne une discipline repliée sur elle-même où devenir fort dans ce domaine particulier serait une fin en soi, il multiplie les interventions sur le sujet.

En avril 1911, le Kōdōkan avait ouvert le Kōdōkan jūdō kyōin yōsei-sho 講道館柔道教員養成所, « lieu de formation des professeurs de Kōdōkan jūdō ». Il s’agissait de former en trois ans des professeurs de jūdō en sélectionnant les jūdōka les plus habiles, et de mettre en place un centre dédié à l’excellence où les élèves recevraient, en plus d’un enseignement spécifique en jūdō, des cours de sciences biologiques et d’éthique. Or Kanō Jigorō décide d’arrêter l’expérience après une seule promotion. Bien plus tard, il expliquera simplement que ce centre n’était en fait pas nécessaire parce qu’il existait déjà deux autres lieux de formation : celui mis en place par la Butoku-kai et celui qu’il avait lui-même établi à l’École normale supérieure.

[…] il y a quelques années, j’ai mis en place [dans l’École normale supérieure] une section d’éducation physique séparée de la section principale, ai établi un cursus de quatre ans, y ai inclus une section de jūdō et forme des enseignants de jūdō. En outre, la Butoku‐kai a établi un centre de formation de professeurs en l’an 39 de l’ère Meiji, qui a pour but de former des professeurs de kendō et de jūdō.[…]
Au Kōdōkan également j’ai établi une section de formation de professeurs mais, comme existent également les organismes de formation de l’École Normale Supérieure et de la Butoku‐kai, j’ai trouvé que cela faisait trop et, actuellement, elle ne recrute plus d’élèves […]

Il est cependant possible d’avancer une autre interprétation qui expliquerait mieux cette fermeture prématurée d’un centre tout juste mis en place. Nous avons déjà évoqué Oda Tsunetane 小田常胤 dans la deuxième partie. Ce génie du jūdō adopte, malgré les discours et les avertissements de Kanō Jigorō, une attitude que le fondateur de la discipline désapprouve entièrement. Ainsi se spécialiste-t-il dans le katame-waza (les techniques de contrôle) – et même plus exactement le ne-waza (le travail au sol) –, plus par souci d’efficacité en compétition que par esprit de découverte. Il reste sourd aux remarques de Kanō Jigorō et développe ses talents au sol alors qu’il fréquente le centre de formation des professeurs. En 1915, à sa sortie, il prend en charge la section jūdō d’un établissement scolaire, et parie avec la direction deux mois de son salaire sur le fait qu’il va obtenir la victoire dans la compétition dite kōsen jūdō en faisant travailler ses élèves au sol, privant ainsi leurs adversaires de possibilité d’évolution debout. Autant dire qu’à cette époque en tous cas, Oda Tsunetane, malgré un talent indéniable en jūdō, ne s’intéresse ni à la formation des individus, ni à l’amélioration de la société : il ne vise que la victoire en compétition.

Ces faits nous inspirent plusieurs choses. D’abord, si Kanō Jigorō décide, dans les années 1910, de mettre en place cette formation spéciale, c’est peut-être parce qu’il se dit qu’en choisissant les meilleurs techniciens, en leur offrant plus de pratique et en leur proposant des cours d’éthique, il devrait parvenir à former des pratiquants proches de ce qu’il considère comme idéal : transformés par la recherche du principe, la démarche proposée par le jūdō, jusque dans leur vie sociale. Si cela ne fonctionne pas avec eux, c’est que le problème est ailleurs. Ensuite, s’il arrête aussi rapidement cette expérience, est-ce parce qu’il constate aussitôt son échec ? Faire faire plus de randori à quelqu’un qui refuse de s’intéresser à autre chose ne peut servir qu’à le rendre meilleur combattant encore, hyper-spécialiste d’un système toujours plus clos. Et si ces pratiquants là, pourtant « bons en jūdō » ne semblent pas vouloir en appliquer les principes (que pourtant, manifestement, ils savent exprimer dans le cadre du dōjō) dans leur vie quotidienne, est-ce que ce ne serait pas plutôt parce que le « but du jūdō », finalement, n’est clair pour personne, pas même pour les pratiquants les plus avancés ?

Nous faisons l’hypothèse que c’est en raison de cette réflexion que Kanō Jigorō décide d’arrêter l’expérience de la section de formation des professeurs, mais aussi qu’il prend la décision d’exprimer, finalement, ce qu’il attend des pratiquants de jūdō : « se réaliser et contribuer à la société ».

Avant 1915, Kanō Jigorō n’a jamais dit, formulé aux pratiquants de façon claire et précise ce qu’il attendait d’eux autrement que par une forme de promesse : le jūdō est une méthode de formation qui, par la pratique du combat et l’éducation physique, intellectuelle et morale, permettra à chacun de devenir plus fort et de s’en trouver tellement changé que son comportement social s’en trouvera naturellement modifié vers une plus grande ouverture à l’autre et une meilleure prise en compte de l’environnement social. Autrement dit, il supposait qu’il pouvait faire revivre à chacun l’expérience qu’il avait lui-même vécue au travers des jūjutsu, mais dans des conditions idéales et toutes entières tournées vers cet objectif de métamorphose de l’individu, en suivant une méthode méticuleusement établie. Aussi, le jūdō aurait-il dû apporter sa pierre à l’harmonie sociale de façon discrète, quasi souterraine.

Trente ans plus tard, il semble que les constats qu’il établit ne sont pas conformes à ses attentes. Certes de nombreux jūdōka sont devenu « forts » dans le cadre du dōjō, mais ils ne font pas preuve, conséquemment, du comportement social que Kanō Jigorō escomptait.

A notre sens, c’est ce qui pousse Kanō Jigorō à republier. Puisque la transformation attendue par la méthode en place dans les dōjō ne semble pas donner, par sa seule pratique, les résultats attendus, il se sent obligé d’une part de clarifier ce qu’il en attend (se réaliser et contribuer à la société) et, d’autre part, d’en expliquer le moyen (appliquer en tout, de la meilleure façon qui soit, la force de l’esprit et du corps).

Finalement, ce qui n’était qu’une conséquence, qui devait aller de soi, constituer une transformation presque inconsciente, se trouve soudain élevé au rang d’objectif. Puisque le jūdō faillit à changer le monde, Kanō Jigorō en conclut que c’est à chaque pratiquant de s’y employer. Lui qui était auparavant invité à travailler pour lui-même (étant entendu que ce travail devait le transformer et, partant, changer la société), le voici désormais chargé d’une mission.

D’autre part, Kanō Jigorō, qui était à la recherche d’une méthode d’éducation qui se passerait de discours moral plaqué en s’en remettant à la compréhension du corps et aux effets d’une pratique régulière et sincère, se retrouve finalement à édicter des commandements. Un peu plus tard même, manifestement exaspéré – ou désespéré – par les comportements qu’il constate, qui lui semblent aller à l’encontre de ce qu’il estime rationnel, et qu’il ne peut tolérer de la part des jūdōka, il se met à écrire, dans les années 1915-1922, un grand nombre de textes expliquant, de manière très concrète, la façon dont le pratiquant de jūdō doit se comporter dans sa vie de tous les jours.

La vie du pratiquant toute entière se trouve alors placée sous le poids de la « meilleure utilisation de l’énergie », devenu un principe moral qu’il convient de respecter en toute chose.

Kanō Jigorō aime les règles. Celles du Cours Kanō sont extrêmement strictes, celles qu’il met en place à l’École normale supérieure le sont également. De même, la lecture de Seinen shūyōkun『青年修養訓』(Règles de formation de la jeunesse), livre publié en 1910, permet d’apprécier le niveau d’exigence qui lui semble être la norme.

Pourtant, jusque dans les années 1915-1922, le jūdō avait échappé à la rédaction de règles morales à l’usage du pratiquant. Sans doute pensait- il que la pratique y suffisait, qu’elle induirait chez chacun le comportement rêvé sans qu’il soit nécessaire de passer par les mots. Nous l’avons vu, il semble que l’échec le pousse à exprimer ce qu’il aurait souhaité garder implicite. Ces lignes mettent au jour une autre facette de la personnalité de Kanō Jigorō, plus moralisateur que philosophe ou pédagogue. Une tendance dont il se défend pourtant, justifiant ses prises de positions sous des arguments rationnels.

Dans Seinen shūyōkun, par exemple, il appuie ses démonstrations en citant des hommes célèbres du passé, Japonais, Chinois ou Occidentaux, qui ont particulièrement fait montre de telle ou telle attitude. A partir de 1915, son seul argument dans ses prises de positions est le suivant : il ne peut en aller autrement car il s’agit de la meilleure utilisation de l’énergie de l’esprit et du corps…

Les citations de cette partie sont majoritairement tirées de textes de la période allant de 1915 à 1922, pendant laquelle il présente ces règles de vie. Quelques exceptions ont été choisies parce que formulant ou résumant mieux, à notre sens, des idées énoncées dans cet intervalle de sept années et, pour certaines, reprises postérieurement.

Ainsi, Kanō Jigorō résume-t-il le comportement que doit avoir le pratiquant sous le terme hinkaku 品 格, « dignité », qui, selon lui, se décline en cinq groupes : les bonnes manières, le mode de vie, les relations humaines, le travail et l’idéal.

Différents facteurs forment la dignité mais, en simplifiant, on peut certainement dire que cinq la composent : les bonnes manières, le mode de vie, les relations humaines, le travail et l’idéal.

Tous ces points qu’expose soigneusement Kanō Jigorō constituent une sorte de traité de morale élémentaire. A chaque phrase, pourtant, le fondateur du jūdō répète que chacune de ces règles doit être suivie non pas parce qu’il le dit, mais parce qu’elle entre pleinement dans la logique de l’utilisation la plus efficace de l’esprit et du corps, née du combat.

Les bonnes manières

Kanō Jigorō affirme que les « bonnes manières » consistent à agir selon les usages : faire ce que les conventions prescrivent, en fonction des situations. Il est important, selon lui, d’agir physiquement de manière à la fois vive et posée – ce pour quoi le jūdō lui semble une excellente école.

Comme les manières dépendent notamment de l’attitude, de la mise, des gestes, de bonnes manières signifient bien sûr une attitude juste mais aussi une tenue soignée. […]
Pour ceux qui sont dans la vie active, comme il existe toutes sortes d’usages, il faut faire ce qui, selon ces conventions, est juste.

Ensuite, il y a les gestes, lesquels ont un grand rapport avec la dignité. La vivacité dans le travail, la rapidité de la marche sont respectés mais il faut aussi se lever, s’asseoir avec calme, ouvrir, fermer les portes ou prendre les choses de façon posée.

Le jūdō est d’un côté quelque chose d’extrêmement actif, entreprenant, plein de bravoure et de vigueur et, d’un autre côté, donne les vertus d’un calme et d’une tranquillité extrêmes. ― Qui plus est, pouvoir bien combiner et harmoniser les deux aspects a une grande valeur.

Le mode de vie

Choisir la modération

Selon Kanō Jigorō, « il est souvent facile de tomber dans un mode de vie contraire au principe du jūdō », alors qu’il faut mener « une vie qui corresponde au but final »

Le principe est la sobriété, en tout, à commencer par la façon de boire et de manger. D’abord parce que l’excès est mauvais pour la santé et ruine les effets de la pratique, mais aussi parce que cela a des effets dommageables sur la société toute entière. Il en va de même de tous les appétits : il faut ainsi agir avec modération, satisfaire les besoins, et ne pas se mettre en danger.

Autrefois, notamment parmi les adeptes des arts guerriers, il y avait une habitude qui consistait à tirer une sorte de fierté de boire beaucoup. Et, parmi les spécialistes de kendō ou de jūdō, nombreux sont ceux qui ne considèrent pas comme mauvais de boire souvent. […] […] on peut penser que les jūdōka qui, à cause de l’alcool, s’abîment le corps et ne peuvent subvenir de façon satisfaisante aux finances du foyer ne sont pas rares. Si on pense que dorénavant, notre pays, prenant sa place parmi tous les pays du monde, doit naviguer au sein d’une rude concurrence, alors, dans la mesure où je crois que c’est la nation qui utilise de la façon la plus efficace l’énergie de son esprit et de son corps qui organise le combat dans cette arène de la concurrence, je pense que les jūdōka doivent profondément s’amender.

Pour Kanō Jigorō, tous les choix de la vie quotidienne peuvent répondre à cette exigence de « sobriété » : nourriture, vêtements, habitat… il s’agit de réfléchir en cherchant à toujours tenir compte des circonstances d’une part, et du principe de meilleure utilisation de l’énergie d’autre part.

Même si on discute des vêtements, comme on peut les séparer en de nombreuses catégories, pour tous les jours, pour les cérémonies, le travail et qu’il faut aussi prendre en compte le métier ou les revenus, il est impossible de statuer simplement sur leur but ou objectif. Cependant, comme il est dès le départ certainement impossible de définir chaque élément de quelque chose de complexe, je pense qu’il doit être bon de décider de prendre dans un premier temps pour hypothèse une personne de telle condition et de tel revenu et, pour une personne d’un environnement différent, changer en prenant ou
rejetant ce qui convient.
Si l’on parle d’abord de personnes normales, je pense qu’il est nécessaire de prendre au moins en compte les critères suivants. (1) conforme à l’hygiène, (2) agréable à porter, (3) de bonne apparence, (4) qui ne coûtent pas cher, (5) qui soit inusable, (6) de préférence fabriqué dans son
pays. […]
Je pense qu’en ce qui concerne la nourriture également il est possible d’en arriver à une conclusion en étudiant sérieusement l’importance relative des critères suivants : (1) l’aspect nutritif, (2) le goût, (3) la résistance à la putréfaction, (4) qui ne coûte pas cher, (5) de préférence fabriqué dans son pays. […]
De même en ce qui concerne l’habitat, une conclusion doit pouvoir s’imposer d’elle‐même si l’on prend sérieusement en compte les quelques conditions suivantes : (1) conforme à l’hygiène, (2) agréable à vivre, (3) de bonne apparence, (4) qui s’endommage difficilement, (5) de préférence avec des matériaux fabriqués dans son pays.

Être entreprenant

Pour Kanō Jigorō, la modération ne dispense pas d’une certaine audace. Il est, selon lui, important de quitter les habitudes et la routine, afin de se confronter à de nouvelles situations.

Pour le débutant, le randori du jūdō également doit apparaître comme quelque chose de vraiment dangereux. Pourtant, quand des personnes qui en ont une vraie connaissance le font, c’est quelque chose de tellement sûr qu’on peut dire qu’il ne doit pas y avoir de blessure.

En fait, quand l’homme est dans un environnement entièrement dénué de tout danger, comme l’eau qui stagne sans couler, il croupit. La stimulation spirituelle, la tension, sont absolument indispensables et ce type d’entraînement est nécessaire surtout s’il s’agit de former des gens capables.

Donner le meilleur de soi-même

Entre retenue et audace, chaque action doit, selon Kanō Jigorō, être entreprise avec le plus grand sérieux, en donnant chaque fois le meilleur de soi- même.

On peut penser que souvent le succès ou l’échec d’un élève à l’école, plus que sur le talent naturel, trouve sa source dans ce qu’il donne le meilleur de lui ou bien ne fait pas attention. Une fois dans la société, en ce qui concerne les choses entreprises, leur échec a pour origine le manque de sérieux et l’inattention tandis que leur succès réside dans le sérieux et l’application mise. Si les personnes qui s’entraînent au jūdō comprennent que cette attitude ne vaut pas seulement pour progresser en randori mais a une grande influence en toute chose, ils doivent s’efforcer grandement au quotidien de développer cette bonne habitude.

Adopter un comportement constructif, ne pas se laisser aller aux tourments

Le comportement quotidien n’est pas seul en cause. Kanō Jigorō exhorte à éviter également les émotions coûteuses en énergie, peu productives, voire même destructrices. Ainsi, « se mettre en colère est consommer l’énergie du corps. […] Du point de vue du principe de meilleure utilisation de l’énergie, l’homme ne devrait pas pouvoir se mettre en colère. »

Il en est de même pour les regrets, notamment ceux qui naissent de ne pas avoir fait ce que l’on devait faire quand il le fallait. L’échec, de la même façon, ne devrait pas inspirer de regrets, mais devrait avant tout permettre de tirer des leçons pour l’avenir.

Si parmi les personnes qui ont étudié le jūdō, il en est une qui regrette et déplore en pure perte une de ses erreurs, alors on ne peut pas dire qu’elle a déjà percé les arcanes du jūdō.

Si on se place du point de vue du principe de meilleure utilisation de l’énergie, lorsque l’on a connu un échec ou que les choses ne se sont pas déroulées comme on le voulait, il faut réfléchir à la façon dont, la prochaine fois, on peut obtenir le meilleur résultat et avancer dans cette direction que l’on pense bonne.

Pour Kanō Jigorō, la colère ou les regrets n’ont donc pas leur place, pas plus que le sentiment d’injustice par exemple :

En outre, les gens crient souvent à l’injustice. […] Crier à l’injustice n’est pas conforme à l’enseignement de meilleure utilisation de l’énergie : si on en a le temps, alors autant le passer à s’appliquer à sa propre formation, ou encore à s’appliquer dans son travail pourle monde de façon à ce qu’une situation injuste n’ait plus l’occasion de se reproduire.

Il n’y a pas lieu, non plus d’hésiter. L’hésitation est source de souffrance, surtout devant certaines situations qui nécessitent de faire des choix, de trancher.

Il en va de même des tourments qui ne naissent pas chez quelqu’un qui a été spirituellement formé par le jūdō. Dans l’ensemble, pourquoi les gens se tourmentent‐ils ? Les tourments naissent dans un état d’esprit où plusieurs chemins s’offrent à nous et qu’on ne sait lequel choisir. Or par principe, selon l’enseignement du jūdō, il n’y a qu’un seul chemin. Puisque l’enseignement du jūdō est d’utiliser la force de l’esprit et du corps de la façon la plus efficace, si l’on fait ce qui nous
semble le mieux, alors c’est bien.

Ainsi, de manière générale, « du point de vue de l’enseignement de la meilleure utilisation de l’énergie, les tourments sont quelque chose de totalement inutile et ce sont là des choses auxquelles se livrent les gens qui ont beaucoup de temps libre. »

Le jūdō devrait donc, par sa pratique, apprendre à toujours déceler, dans quelque situation que ce soit, quelle est la solution qui correspond à la meilleure utilisation de l’énergie ainsi que donner le courage de s’y résoudre, la force de l’appliquer.

Quand l’homme croit avoir constamment utilisé le plus efficacement la force de l’esprit et du corps, certainement n’éprouve‐t‐il ni déception ni tourment. La raison est que comme il a utilisé sa force le plus efficacement, il n’y a pas d’autre endroit où appliquer sa force. Regretter, se tourmenter est un état d’esprit qui provient de ce que l’on n’a pas fait ce que l’on aurait dû faire ou que notre résolution à faire n’était pas ferme. Je réfléchis pour que dans l’avenir tous les comportements des gens répondent au principe du jūdō, qu’ils en débattent et que tout homme pratique le jūdō ne serait‐ce qu’un peu pour qu’il ne se fatigue pas l’esprit par des regrets ou des angoisses.

Bien faire usage de son temps

La question du temps est souvent abordée par Kanō Jigorō. Le temps libre, en particulier, est l’objet de nombre de ses attentions, puisqu’il est essentiel, selon lui, de ne pas en gâcher un instant – tout en restant, bien entendu, dans la modération !

[…] il est nécessaire de faire prendre conscience que gaspiller en vain l’énergie est une grande erreur. Une fois que l’on sait qu’il faut considérer le temps comme précieux et qu’il ne faut pas gaspiller l’énergie, passer inutilement ne serait‐ce qu’un instant devient une souffrance.

Quand on pense selon la bonne utilisation de l’énergie, on ne peut par principe ni négliger sa santé, ni manquer de sommeil, ni étudier trop par exemple, mais on ne peut bien sûr pas non plus être paresseux.

Tout est donc une question de mesure, de bonne utilisation de l’énergie au bon moment. Kanō Jigorō en profite d’ailleurs, de manière assez iconoclaste et déroutante, pour inviter ses contemporains à réfléchir sur les valeurs les plus communément admises.

Il est sans doute bien que les enseignements qui ont cours au Japon soient considérés comme bons par presque tout le monde parce qu’ils relèvent d’une longue tradition mais, quand on ne comprend pas parfaitement pourquoi cela a été enseigné de cette manière naissent d’épouvantables méprises. Pour donner un exemple facile à comprendre, pratiquement tout le monde considère comme bon l’application et les efforts. Pourtant, quand on essaie de réfléchir un peu plus minutieusement, ces mots ont un sens flou et peu clair. En effet, si l’application et les efforts sont bons en toutes circonstances, alors il n’existe aucun cas où l’application et les efforts soient mauvais. Pourtant, il existe bien des situations dans lesquelles l’application et les efforts sont mauvais. Si on s’applique et que l’on fait des efforts alors que l’on est grandement fatigué psychiquement ou bien physiquement, on tombe malade. En un tel cas, l’application et l’effort sont prohibés. En outre, les actions humaines se répartissent selon de très nombreuses catégories. Parmi celles‐ci, il faut choisir celles qui sont bonnes et y placer application et effort ; cependant, si on fait des efforts sans discernement, on dépense en vain l’énergie qui aurait été nécessaire à la réalisation de choses bonnes et difficiles. S’agissant d’application et d’effort, il est important de bien choisir ce à quoi s’appliquer et faire des efforts. Par ailleurs, faire trop, même la meilleure chose, est dommageable. Si un élève, parce qu’un professeur, son père, son frère ou la société lui a dit de lire tel livre, le lit jusque tard dans la nuit, c’est certes s’appliquer et faire des efforts mais c’est dommageable. Application et effort sont de bonnes choses mais il faut s’appliquer et faire des efforts jusqu’à un certain point, dans une juste mesure. Lorsqu’on essaie de réfléchir de la sorte, on ne peut pas dire que tant qu’il s’agit d’application et d’effort tout est inconditionnellement bon. Il faut qu’il existe en arrière plan un grand principe immuable. Et ce n’est rien d’autre que la meilleure utilisation de l’énergie. Du point de vue de la meilleure utilisation de l’énergie on ne doit pas pousser la fatigue du corps par l’application et l’effort. De même, on ne peut pas faire sans discernement tout ce qui passe à portée de main.

Cette notion de mesure se double d’une idée proche de celle de l’épargne : il s’agit de toujours savoir préserver (son énergie, son argent, etc.) en vue de l’avenir.

Si, alors que je n’ai pas les moyens, je dépense beaucoup d’argent pour la vie quotidienne, je devrais en avoir honte. Pourtant, quelle que soit la simplicité de mes vêtements ou la petitesse de ma maison, tant que l’on se comporte poliment et qu’on ne met pas les autres dans l’embarras, il n’y a pas à avoir honte.

Et le bonheur ?

Selon Kanō Jigorō, « les plus grands bonheurs comme les plus grands résultats naissent tous de notre façon de vivre »766. Influencé peut-être en cela par certains discours philosophiques occidentaux qui lient étroitement le progrès (notamment scientifique et technique) au bonheur, Kanō Jigorō affirme que le bonheur des hommes est en partie conditionné par les progrès de la connaissance, une notion proche selon lui de celle de « civilisation », et qu’il associe avec la maîtrise toujours plus grande de la nature.

Les progrès de la connaissance, tant dans le domaine de l’esprit que de la nature, apportent au genre humain sécurité et bonheur.

[…] le mot civilisation désigne une situation où, pour résultat des progrès de l’intelligence humaine, le monde de la nature est maîtrisé, où le bonheur de l’homme augmente, où nombre de questionnements dans les domaines spirituel et naturel se résolvent et où l’on ressent de la satisfaction […]

L’éducation, selon Kanō Jigorō, ne se résume pas à la transmission de connaissances. Elle a pour objectif social de « garantir » le progrès, en assurant à la jeune génération la formation propre à non seulement reproduire le degré de civilisation atteint, mais aussi à le dépasser. Sur le plan individuel, elle doit permettre à chacun de devenir plus autonome.

Jusqu’à maintenant, les gens ont interprété de diverses façons ce que l’on entend par éducation mais quand on y réfléchit de façon large au niveau du pays ou de la société, on doit dire qu’il s’agit de donner aux gens d’aujourd’hui les connaissances et de leur entraîner l’esprit et le corps afin de transmettre la civilisation de la génération actuelle à la génération suivante et la faire progresser jusqu’à un niveau de plus en plus élevé. Et, quand on regarde au niveau individuel, il s’agit de ce qui permet à cet homme de devenir autonome et d’accroître son bonheur. Le but de l’éducation, quand on le voit d’abord comme je viens de le dire, ne saurait se limiter à simplement ne donner que des connaissances livresques.

Kanō Jigorō regrette cependant que l’éducation se limite essentiellement en la transmission de connaissances intellectuelles, ce qui lui semble insuffisant pour former des êtres humains. Selon lui, l’éducation devrait permettre aux hommes de savoir vivre ensemble, chacun respectant le temps, le travail, l’énergie de l’autre.

Kanō Jigorō affirme également que « l’homme, dans la société, doit devenir une personne qui respecte la morale », aussi, « [peut-on] penser qu’il est juste de dire que le bonheur dépend surtout de la formation morale des hommes. »

C’est par là que l’aptitude au bonheur, du particulier, rejoint l’universel : pour Kanō Jigorō, le bonheur et sa quête ne se comprennent que dans une vision à long terme d’une part (il ne s’agit en aucune façon de rechercher un bonheur immédiat), et dans le rapport aux autres d’autre part. Le bonheur n’est pas une quête individuelle et égoïste : le « véritable bonheur » selon Kanō Jigorō est un état partagé avec autrui, qui dépend avant tout de la capacité à se projeter dans l’avenir en oubliant les plaisirs immédiats, et qui n’a rien à voir avec la richesse ou la pauvreté.

Même pour parvenir à son propre bonheur, si on ne recherche que le sien propre sans prendre en compte les autres, divers obstacles peuvent facilement survenir. […]
De plus, si on veut parvenir au véritable bonheur, la meilleure façon est que l’esprit porté aux autres me soit reflété par eux et se joigne à moi, aussi faut‐il sans cesse, dès le plus jeune âge, éduquer l’esprit à se consacrer aux autres.

La base du bonheur dans la vie est de ne pas être avide du plaisir aujourd’hui à portée de main, la vraie gentillesse vis‐à‐vis d’un ami réside dans le fait d’oublier la mauvaise humeur immédiate et de donner de sérieux conseils.

Quelle que soit la vie luxueuse que l’on mène, les gens au mauvais comportement ne peuvent se soustraire à de continuels tourments psychologiques mais, globalement, même quelqu’un qui n’a pas plus que le nécessaire pour vivre, s’il se comporte de façon juste, peut parvenir à un plein bonheur.

Une absence

Nous noterons toutefois que Kanō Jigorō ne parle jamais de la relation entre homme et femme. Nous n’avons pu trouver qu’une seule citation où il les évoque, prévenant du danger de leur abus, au même titre que de ceux de la goinfrerie ou de l’alcool.

Dans n’importe quoi, il faut complètement respecter la voie de l’hygiène. Tout en respirant de l’air pur, en s’exposant aux rayons du soleil, en se tenant éloigné des bactéries nuisibles, en développant sa capacité de résistance au froid et au chaud, il faut certes s’efforcer de se défendre de façon adéquate face au froid ou au chaud difficilement supportables, mais ce à quoi il faut surtout veiller, c’est de ne pas tomber dans les pièges de l’alcool, de la chair et de la goinfrerie.

Les relations humaines

Les relations humaines tiennent une place importante dans la pensée de Kanō Jigorō. Il répète régulièrement, tout au long de ses écrits, que l’homme vit en société et que cette dimension doit être prise en compte. En ce qui concerne les relations humaines, la meilleure utilisation de l’énergie consiste ainsi, selon lui, à d’abord obtenir la confiance des autres. Cela lui semble essentiel parce qu’un individu vivant en société doit, avant de pouvoir mettre en œuvre ses propres compétences, pouvoir compter sur l’action positive d’autrui (leur aide, leur soutien), ou au moins sur l’absence d’action négative (entrave, critique, etc.).

Même dans le cas où je me forge un destin par ma seule force, si les gens ne me font pas confiance, je ne peux rien faire ; même pour réaliser quelque chose par sa propre force, il faut absolument réussir le grand examen de la confiance des autres.

La relation aux autres passant par les actions et la parole, il semble essentiel à Kanō Jigorō, « pour que les gens nous portent leur confiance […] », « d’accorder paroles et actes. », et de soigner à la fois les unes et les autres.

Dans nos relations avec les gens, il faut d’abord exprimer sa pensée par le langage. La façon d’utiliser celui‐ci est importante. […] C’est pourquoi, dans nos relations avec les gens, il faut en premier être prudent dans nos paroles.

« En somme, les manières exigent d’une part de faire selon les usages, et d’autre part de faire en sorte de ne pas mettre les autres dans l’embarras et provoquer leur animosité. La pratique du jūdō aide naturellement à ces formations. » mais : « d’autre part, il est bon de faire reconnaître sa propre valeur. »

Kanō Jigorō dresse ainsi un tableau optimiste – parfois un peu naïf aussi – des bienfaits qui doivent découler naturellement de cette confiance pour quiconque aura su l’induire chez l’autre. Elle forme selon lui une sorte de garantie contre les revers de fortune, prévenant leur apparition (puisque personne ne saurait les souhaiter) et favorisant la réinsertion en cas de survenue (puisque chacun aurait à cœur de les réparer).

Dans la mesure où l’homme mène une vie sociale, quelles que soient ses ressources physiques ou matérielles, il lui faut désirer encore plus fortement, sans s’inquiéter d’être lésé par les autres, d’être reçu avec bienveillance par ceux‐ci, qu’ils aient confiance en lui et le respectent. Même pourvu d’un corps parfait, il ne faut être ni haï des autres, ni que l’on nous blesse inopinément. Quelles que soient nos richesses et notre exceptionnel patrimoine, même alors que cela a été brusquement réduit à néant par un tremblement de terre, le feu, la guerre ou toute autre fluctuation sociale, le respect et la confiance des gens ainsi que nos compétences propres nous permettent de vivre sans problème bien sûr, mais aussi d’obtenir la collaboration des autres, de devenir un guide pour la société et de poursuivre toujours une vie sereine et heureuse. Ainsi, avoir ce type de rapports avec les gens de la société est non seulement indispensable pour conserver indéfiniment une prospérité acquise physiquement et matériellement, mais ce rapport avec la société, même en considérant ce qui n’a rien à voir avec le corps ou le matériel, procure une profonde satisfaction spirituelle. En conséquence, on doit dire que les gens se doivent également de désirer cela rationnellement. Ils peuvent de plus élargir leurs connaissances, et accéder à une satisfaction spirituelle par la compréhension de la raison. On doit dire que ces désirs également sont rationnels. De même que c’est un désir rationnel, alors que l’on apprécie la beauté du monde, la peinture, la sculpture, la musique ou la poésie que de vouloir pratiquer soi‐même.

Le travail

Le travail également est un domaine dans lequel Kanō Jigorō souhaite que chacun – et tout particulièrement les pratiquants de jūdō – sachent faire le meilleur usage de l’énergie. Les connaissances acquises ne le sont jamais, selon lui, une fois pour toute, et il faut savoir faire preuve de vigilance et d’ouverture d’esprit pour, sans cesse, acquérir de nouvelles connaissances et de nouvelles compétences, plus en phase avec le monde et l’environnement.

[…] il y a certes des différences en fonction des métiers concernant les points sur lesquels on doit insister mais quoi que l’on fasse, la seule chose qui soit certainement claire, c’est qu’on ne peut considérer l’acquisition de connaissances comme suffisante.

[…] il faut innover sans cesse. […] il faut être absolument résolu à être attentif à l’influence qu’ont sur soi les changements de la société, à saisir les nouvelles vérités dont la découverte accompagne l’avancée du monde pour qu’elles me servent de capital au développement de mon métier, et à ne pas dépenser en vain la plus infime quantité d’énergie. Ainsi, il convient d’utiliser le plus efficacement la force de l’esprit et du corps dans de nombreux domaines mais il faut également être juste sur l’équilibre de l’énergie que l’on place dans chaque domaine pour pouvoir finalement obtenir le plus grand résultat global.

L’idéal

Théoriquement, un pratiquant de jūdō, selon Kanō Jigorō, devrait être tout à fait conscient de l’importance d’utiliser toujours au mieux la force de son esprit et de son corps. Mieux, il devrait savoir que toute force, si formidable soit être, si elle est mal utilisée, peut être utilisée en vain.

Se fixer un objectif…

En toute chose, et avant d’appliquer dans quelque domaine que ce soit, la moindre force, il convient donc de déterminer l’objectif à atteindre. Ensuite, il s’agira d’employer « de la façon la plus efficace la force de l’esprit et du corps pour atteindre ce but » [ce qui « est le jūdō] de manière à atteindre cet objectif.

Comme tout comportement de l’homme découle de son idéal, savoir quel est son idéal est un problème important pour l’homme. Puisque, si cet idéal est bas, les actes, s’en imprégnant naturellement, sont bas et que, s’il est élevé, ils sont élevés, il a une influence sur la dignité.

Les gens, pour utiliser la force de l’esprit et du corps doivent avoir un but. Employer de la façon la plus efficace la force de l’esprit et du corps pour atteindre ce but est le jūdō […]

Un objectif lointain

jalonné d’étapes, et qui laisse de la place à l’errance et aux erreurs Selon Kanō Jigorō, il est donc de la responsabilité de chacun de définir son objectif à long terme.

Il considère qu’il est essentiel, avant de déterminer un objectif à atteindre (un idéal), de voir aussi loin que possible, afin de se donner du temps (pour les apprentissages, pour les errances, les essais et les erreurs).

L’homme ne doit pas se comporter avec pour objectif le succès immédiat mais doit viser le succès sur toute une vie.

Il s’agit de comprendre et d’accepter que chaque action ne soit pas immédiatement suivie d’effets positifs. Il s’agit là de l’application dans la vie quotidienne d’une leçon que le jūdō dans le dōjō apprend à tout pratiquant : avant de devenir fort il faut apprendre, et cet apprentissage passe par des chutes fréquentes.

Le but de l’éducation scolaire n’est pas d’être utile pendant la période scolaire mais est principalement tournée vers le futur, ainsi, dans le jūdō également, plutôt que de se demander si on est fort ou faible en ce moment, il est plus important encore s’il semble que l’on peut devenir fort dans le futur.

Il lui paraît envisageable, dans le cas où la définition de cet objectif à long terme serait impossible, de définir un objectif moins ambitieux, à court terme, qui permette d’acquérir des connaissances et de l’expérience, comme une première étape permettant d’être dans de meilleures conditions pour se choisir un objectif de vie.

L’élève d’école doit décider ce pour quoi il va utiliser les compétences scolaires et physiques qu’il travaille. Pour cela, il lui faut déterminer quel est son but dans la vie. S’il ne peut pas se le fixer rapidement, il lui faut repousser ce moment à plus tard et, pendant cette période, il doit se fixer des buts provisoires ou encore prendre pour objectif d’acquérir les compétences ou l’expérience nécessaires pour pouvoir le déterminer.

Aller vers cet objectif en utilisant au mieux son énergie et en prenant l’environnement en compte

L’objectif une fois fixé (même s’il ne s’agit que d’un objectif intermédiaire), il s’agit donc d’utiliser au mieux son énergie afin de l’atteindre.

Pour atteindre un but donné, on utilise de la façon la plus efficace la force de l’esprit et du corps. On peut donc parler de la méthode, ou encore de la technique, de meilleure utilisation de l’esprit et du corps. Maintenant, si au lieu de la force de l’esprit et du corps on utilise l’expression « énergie », on devrait dire « meilleure utilisation de l’énergie », ce que l’on peut résumer en bonne utilisation de l’énergie. Il s’agit, quel que soit le but, d’utiliser la force de son esprit et de son corps de la façon la plus efficiente possible pour le réaliser. La meilleure utilisation de l’énergie est la méthode consistant à atteindre le but, quelles que soient les circonstances, de la manière la plus efficiente.

Cependant, cette aune ne suffit pas à mesurer chaque action : « il ne faut pas décider en ne se demandant que si cela est ou non commode pour soi ; il faut absolument, pour chaque acte, agir après avoir envisagé scrupuleusement quelle influence cela va avoir sur l’environnement. »

Pour expliquer en quoi chaque action individuelle peut largement influer sur autrui, Kanō Jigorō prend l’exemple de Hirose Takeo 廣瀬武夫 (1868-1904) dont la vie a été consacrée à la marine et au jūdō et dont la fièvre d’entraînement avait des répercussions sur ses camarades, ne serait-ce qu’en les obligeant à s’interroger sur leur propre attitude, et dont la mort a influencé la nation entière.

Les camarades du capitaine de frégate Hirose disaient toujours de lui : Hirose, quand on accoste et que l’on peut se rendre au restaurant et aller boire un verre, lui en profite pourtrouver un dōjō et aller s’entraîner au jūdō. Et cela, involontairement, inconsciemment, eut une influence sur tout le monde. Qu’il ait eu un tel plaisir profitable, je pense que c’est ce qui faisait qu’Hirose était Hirose.

User de ses forces là où elles sont utiles

En théorie, Kanō Jigorō suppose qu’un pratiquant de jūdō a compris que l’important n’est pas d’appliquer beaucoup de force, mais la force nécessaire, là où c’est nécessaire, au moment où c’est opportun.

Les muscles développés renferment une grande force et il est inutile de débattre sur le fait qu’il faut respecter celle‐ci mais il est vrai que même cette grande force ne peut vaincre une petite force intelligemment employée.

Selon lui, la pratique du jūdō dans le dōjō est supposée enseigner, par l’expérience intime, que la force « utile » est la force « agissante » (et non la plus importante), c’est-à-dire celle qui influe réellement sur une situation donnée.

Si on essaie maintenant de les distinguer, on peut dire qu’il y a la grande force en quantité et la force exceptionnelle dans sa nature. Si on considère que cette dernière peut l’emporter sur la première, alors c’est elle que l’on peut bien sûr qualifier de grande force et que l’on doit extrêmement respecter.

Ainsi, d’une certaine manière, c’est le résultat qui compte et non l’effort
consenti. Dans l’expérience du dōjō comme dans la vie quotidienne, l’enjeu est
d’employer habilement ses forces pour influer sur les situations.

Il faut à tout prix utiliser sa force pour apporter sa contribution à la nation et à la société. La réelle valeur de cette force ne se mesure pas à l’aune de la quantité investie mais en fonction de ce que cette force a réellement produit de bien.

Ainsi, pour Kanō Jigorō, n’est-il pas forcément nécessaire d’être extrêmement ambitieux. Quelqu’un qui se fixerait un objectif extrêmement ambitieux mais qui userait ses forces sans jamais agir sur le monde aurait mal choisi son objectif et gaspillé ses forces en vain.

C’est à partir de ce moment que cette personne peut employer de la manière la plus efficace la force de son talent et apporter la plus grande contribution à la nation et à la société.

Apprendre la réciprocité

Selon Kanō Jigorō, le pratiquant doit d’abord se consacrer au travail sur soi. « Faire des efforts pour se réaliser est par ailleurs le début de la formation. » C’est en effet l’étape qui va rendre les autres possibles, notamment celle de l’ouverture à l’autre, aux autres.

Dans sa phase de fort entraînement, on doit se concentrer principalement sur sa réalisation personnelle mais même pendant cette période, on ne doit pas oublier de contribuer à la société […]

Dans le dōjō, la réciprocité intervient très tôt dans le parcours d’un
pratiquant. Au début, bien sûr, il ne fait que recevoir, mais dès qu’arrive dans le
dōjō un plus débutant que lui, il en devient l’aîné, et lui doit attention et vigilance –
de la même façon que lui reçoit attention et vigilance de la part de ses aînés.

Le pratiquant de jūdō doit s’entraîner au quotidien sans perdre cela de vue. Il arrive parfois que l’on s’entraîne en ne pensant qu’à ce qui convient à sa propre pratique sans vraiment prendre en compte le partenaire. Pourtant, cela va à l’encontre de l’esprit de la pratique du jūdō. Tout en considérant ce qui est bon pour son entraînement, il faut prendre en compte l’intérêt du partenaire, se demander sans cesse si cela n’est pas douloureux ou encore dangereux pour lui et, même si cela nous est pénible ou ennuyeux, si c’est pour le bénéfice de sa pratique, il peut être bon de tomber plus que nécessaire ou de lui faire faire un exercice où il nous porte toute sorte de techniques ; éduquer ainsi l’attitude et l’habitude de ne pas réfléchir qu’à soi mais de considérer l’autre est l’occasion la plus pertinente d’éduquer le respectable esprit du jūdō.

Selon Kanō Jigorō, il est de la responsabilité des pratiquants que de répercuter cette habitude, toute naturelle au sein du dōjō, dans la société.

Dans la société actuelle, les gens ne pensent plus qu’à leur confort et ne prennent pas vraiment en compte les autres. C’est d’une part une tendance de l’époque mais je crois qu’une part de la responsabilité revient aussi à des lacunes du passé. Si on abandonne cet aspect là, comme la force de cohésion de la société s’affaiblit et qu’il y a un risque pour que ce soit la source du déclin de la nation, les pratiquants de jūdō doivent d’eux‐mêmes s’en charger et s’efforcer de former d’abord dans leur corps cet esprit de se dévouer aux autres puis guider les gens pour corriger cette mauvaise tendance actuelle.

Du point de vue du principe du jūdō, il faut d’un côté se développer personnellement obstinément et, en même temps, tâcher de se consacrer continuellement à la société de la meilleure façon, que ce soit en quantité comme en qualité. Quelle que soit la façon dont une personne veut s’impliquer dans le monde, il faut s’être pourvu d’une force que l’on puisse y investir mais, en même temps, quelle que soit la puissance de cette force, quand on ne l’emploie pas à bon escient, elle n’est que trésor gâché sans aucune utilité. Cet équilibre est le point le plus
important. […]
[…] on peut commencer à parler de véritable bien quand, parmi toutes les autres façons de le faire, on a pris la meilleure au moment le plus adapté. Il existe de nombreuses sortes de bien, comme il existe d’innombrables façons de le faire.

Cet engagement, cette transposition volontaire des enseignements du jūdō dans la société, n’est pas chose aisée, notamment parce que généralement cela va à l’encontre des intérêts immédiats de chacun. Il s’agit donc d’un choix, d’un choix volontaire.

D’autre part, il n’est pas rare que l’on se comporte en contradiction avec ce principe que l’on connaît pourtant parce qu’il n’est pas clairement inscrit dans notre esprit que dans notre vie quotidienne on doit se réaliser et contribuer à la société. Que les gens, par leur travail sur leur force physique, l’amélioration de leurs connaissances, l’étude de la morale accroissent à la fois leur véritable bonheur personnel et leur capacité réelle d’action sur la société, est une vérité évidente.

Le pratiquant n’est pas le seul à recevoir une leçon de comportement : le professeur également est régulièrement visé par les propos prescriptifs, normatifs et moraux de Kanō Jigorō. Cette exigence toute particulière s’explique aisément, d’une part parce que, de façon objective, du professeur dépend la compréhension de la discipline d’un grand nombre de personnes, et de son exemple, l’image de celle-ci, mais aussi parce que Kanō Jigorō est passionné par l’enseignement et notamment par la formation des professeurs, meilleur moyen de toucher le plus grand nombre de personnes possibles.

Pour Kanō Jigorō, un professeur est avant tout un exemple. Bien entendu, il est le « premier » pratiquant du dōjō dans lequel il enseigne. Premier dans le sens de la régularité, de l’implication, du comportement. Sa vie privée également se doit d’être exemplaire puisqu’il doit faire comprendre, par ses actes autant que par ses mots, pourquoi et comment appliquer les principes appris dans le dōjō dans la vie quotidienne.

Il faut qu’il en aille ainsi : quand je pratique le jūdō, le faire en voulant par cette pratique pouvoir me réaliser et contribuer à la société et, lorsque je l’enseigne, tâcher de faire en sorte que chacun améliore au mieux son corps et contribue au maximum à la société.

Le professeur dans l’exercice de ses fonctions

Aménager un cadre

Kanō Jigorō considère que le professeur est l’organisateur du cadre de la pratique. Aussi doit-il, par exemple, veiller à l’organisation et à l’entretien du dōjō. Le dōjō doit être propre et en bon état, de manière d’une part à garantir un niveau de sécurité optimal à tous les pratiquants, et d’autre part à rendre le lieu propice à la pratique.

B. Faire en sorte que l’équipement du dōjō soit sans faille. Comme il faut amener les élèves à considérer le dōjō comme un lieu sacré, il ne faut pas négliger ses réparations et on doit le maintenir propre de façon à ce qu’en y pénétrant l’esprit soit naturellement sollicité. De plus, il arrive qu’à cause de tatami abîmés ou espacés on s’accroche les orteils et que l’on se blesse. Ensuite, il faut bien balayer la poussière des tatamis pour qu’elle ne remonte pas. Quand je réfléchis à tous les dōjō dans lesquels je me suis rendu un peu partout, ce sont là le défaut le plus fréquent. Afin que la poussière ne s’accumule pas dans le dōjō, une des façons consiste à bien le fermer hors des heures d’entraînement afin que la poussière de l’extérieur ne pénètre pas mais sans doute faut il aussi passer un chiffon légèrement humide pour retirer toute poussière. Quoi qu’il en soit, peu importe la façon imaginée pourvu que ce résultat soit atteint parfaitement.

Kanō Jigorō insiste tellement sur l’importance de débarrasser le dōjō de la poussière, que nous pouvons nous interroger si cela ne concerne réellement que le problème de l’hygiène et ne renferme pas plutôt un sens plus symbolique, à mettre en relation avec le balayage régulier des temples, et où le terme poussière pourrait être remplacé par « souillure », « influence », « habitudes », « comportements ». Une autre hypothèse serait que cette insistance provient de la propagande hygiéniste alors particulièrement vivace au Japon, dans le cadre de la lutte contre la tuberculose.

Être attentif à tous et à chacun

Selon Kanō Jigorō, l’enseignement du jūdō passe obligatoirement par une attention très soutenue portée à chacun des élèves. En particulier, tous les élèves doivent se voir proposer une progression adaptée à leurs possibilités, et tous doivent pouvoir progresser en toute sécurité, y compris les plus faibles et les moins endurants.

En cela, Kanō Jigorō considère que l’enseignement du jūdō doit se démarquer de celui du jūjutsu. Pour lui, le jūdō a pour objectif que chacun puisse pratiquer, tandis que les jūjutsu ont pour objectif que quelques-uns atteignent un niveau suffisant pour représenter et perpétuer l’école. En jūdō, il faut donc donner le temps au débutant de prendre goût à la discipline avant de proposer des expériences plus exigeantes.

[…] comme en général on enseigne ces trois choses (attaque‐défense, renforcement du corps, formation de l’esprit) ensemble, la valeur du jūdō est particulièrement reconnue. C’est pourquoi le professeur doit être résolu à mettre en place son enseignement selon ces trois directions. La première chose à laquelle il doit veiller, est évidemment à ne pas blesser les débutants et à ne pas leur faire ressentir de douleur.

Le professeur doit constamment veiller à la sécurité de ses élèves ainsi qu’à favoriser leur apprentissage et leurs progrès.

[…] ce à quoi je souhaite que les professeurs fassent particulièrement attention, est à la façon de choisir les partenaires. Est‐ce que ce n’est pas dangereux que ces deux‐là fassent ensemble ? Est‐ce qu’avec celui‐ci, ce serait bénéfique sur le plan de l’exercice pour les deux ? Ce choix demande une réflexion sérieuse.

Au-delà de ces considérations générales, le professeur doit être attentif à chaque élève individuellement. Savoir, pour chacun, évaluer sa limite en termes de quantité de pratique, par exemple, et l’amener à faire selon son potentiel.

Ce à quoi le professeur doit ensuite veiller d’important est de faire en sorte que le pratiquant, dans la mesure où il a eu le repos nécessaire, s’exerce le plus possible.

Mais surtout, il faut être capable d’individualiser les conseils, de ne pas laisser s’installer de défauts, même légers.

C. Lors de l’entraînement, il faut promener son regard sur tout le dōjō et il faut être prêt à enseigner individuellement avec gentillesse à quiconque se trompe, même légèrement, dans sa manière de s’entraîner. C’est assez difficile mais si l’on procède ainsi, les élèves gardent leur attention pendant tout l’entraînement, la technique progresse également rapidement et il n’y a pas de risque de blessure. D. Il ne faut pas oublier de s’intéresser à chaque élève individuellement et de profiter de toute occasion pour lui accorder une attention juste sur les plans spirituels, techniques ou de la santé.

Pour les professeurs qui enseignent en milieu scolaire, Kanō Jigorō les encourage à s’intéresser aux élèves au-delà du dōjō, en se préoccupant de leurs attitude et résultats dans les autres matières et, si besoin est, de réfléchir avec leurs collègues à la façon d’agir en collaboration pour aider tel ou tel individu. Ce faisant, cela ne peut être que bénéfique pour l’élève, qui par la même occasion prend conscience que toutes ses activités, tous ses comportements participent d’une globalité et ne sont pas indépendants, cloisonnés, mais aussi pour l’image du jūdō dans la société, à commencer par le corps enseignant.

E. Il faut prendre contact avec les professeurs des autres disciplines et si un élève néglige une matière, il faut s’associer à ce professeur pour l’encourager, si l’attitude d’un élève n’est pas convenable, il faut bien sûr s’employer avec tous les autres professeurs à la rectifier. Ainsi les autres professeurs auront confiance dans le professeur de jūdō, ce qui contribuera sans doute possible à améliorer encore plus qu’aujourd’hui leur sentiment vis à vis du jūdō lui‐même.

Ne pas négliger la formation intellectuelle et morale

Pour Kanō Jigorō, il est, avec ce qui précède, relativement aisé d’enseigner les aspects combat et éducation physique aux élèves. Il n’en va pas de même pour ce qui est de les amener à respecter des règles de vie commune, leur ouvrir l’esprit, leur faire découvrir l’ambition réelle du jūdō, l’application des principes dans la vie quotidienne.

Quand on explique le jūdō au sens large, il s’agit de la voie qui consiste à, quel que soit le domaine, utiliser de la façon la plus efficace qui soit la force de l’esprit et du corps, ce qui, lorsqu’il s’agit de l’enseigner, n’est pas tâche facile et, en conséquence, ce à quoi doivent faire attention ces professeurs, n’est pas à appliquer à la lettre une ou deux fois les explications qui figurent dans la rubrique doctrine.

Cet enseignement est complexe parce qu’il ne peut pas passer simplement par des explications ou des discours plaqués. Il nécessite que le professeur, d’abord, incarne le projet du jūdō, et ensuite qu’il soit capable de transmettre cet élan, et enfin que ses élèves soient en situation de recevoir un tel enseignement.

Le professeur de jūdō bénéficie néanmoins d’un avantage considérable dans cette mission, la proximité : proximité physique, tout le monde dans le même dōjō, plusieurs heures par semaine, tout le monde dans la même tenue, tout le monde en contact, le jūdō étant du corps au corps ; proximité de l’expérience, expérience des mêmes difficultés, des mêmes contraintes physiques, physiologiques, mécaniques ; proximité de l’ambition première, devenir plus fort que l’on est, progresser sur soi.

L’éducation morale, quand elle se limite aux commentaires et aux remontrances, n’a, contre toute attente, aucune force. Si on parle d’un comportement réel et que l’on avertit avec attention, alors les effets apparaissent facilement. Cependant, les éducateurs, en général, ne vivent pas sous le même toit que leurs élèves. Sur les lieux classiques d’éducation, les enseignants sont débordés par leurs heures de cours dans chaque matière et, dans la salle de cours, n’ont que peu d’occasion de dispenser une morale générale tandis que sur le terrain de sport ou encore dans le dōjō, les occasions d’être individuellement en contact avec les élèves sont comparativement nombreuses. Dans ces cas, si on s’applique à mettre en œuvre l’éducation morale par tous les moyens, contre toute attente, c’est efficace.

Pour Kanō Jigorō, l’essentiel de l’enseignement intellectuel et moral ne devrait pas passer par la parole mais par l’exercice et par l’exemple (c’est d’ailleurs la manière dont lui-même a tenté de faire passer son propre enseignement pendant des années, avant de prendre finalement la parole pour proposer des règles aux jūdōka et aux enseignants de jūdō).

(…) cet exercice technique devient en même temps méthode de renforcement physique et exercice d’attaque et de défense. Il convient donc d’enseigner qu’il faut faire cet exercice technique sérieusement, et ce sérieux est une condition importante de la formation spirituelle. Si on ne s’exerce pas sérieusement, les effets sont maigres sur l’éducation physique mais les résultats sont mauvais comme méthode d’attaque et de défense. De plus, quand on s’entraîne toujours sérieusement, cela développe par soi‐même un caractère sérieux et finalement, on devient une personne qui, quoi qu’elle fasse, le fait sérieusement. Si on est un professeur capable de faire cela parfaitement, alors on peut dire que l’on a déjà la moitié des compétences nécessaires à un professeur.

Dans ce contexte, Kanō Jigorō emploie le terme ishin 威信, prestige, composé d’autorité (威) et de confiance (信), deux sentiments que le comportement du professeur doit susciter.

Si le prestige du professeur est insuffisant, on en arrive à ce que les pratiquants se comportent mal dans le dōjō, parlent pour ne rien dire, plaisantent mais, si le prestige est suffisant, ils sont réfléchis et deviennent naturellement sérieux. C’est pourquoi, le professeur doit toujours préserver son prestige. Dans cet objectif, en premier lieu, le professeur doit faire reconnaître sa valeur. Cette valeur, ne doit pas consister seulement dans le fait que c’est un homme de bonnes mœurs qui ne manque ni de connaissances en jūdō ni d’habileté technique, mais aussi dans le fait que ce professeur doit toujours s’efforcer de se former lui‐même. Ensuite, il doit faire clairement la distinction entre le bien, le mal, le vrai et le faux, il doit enseigner selon la méthode et s’efforcer de toujours se comporter selon la voie. Qu’un tel professeur ne manque certainement pas de prestige est évident mais un professeur doit être gentil avec les autres. Le prestige sans la gentillesse fait que même s’il est respecté, il est craint et qu’on ne peut pas lui être attaché. Si le professeur a le cœur gentil, il peut de lui‐même penser en se mettant à la place des élèves et les pratiquants aussi en viennent à lui ouvrir leurs cœurs sans distance. C’est alors que l’on peut bien enseigner en transmettant la technique et en touchant les sentiments. C’est pourquoi, le professeur doit être résolu à conserver son prestige mais en étant plein de compassion et de gentillesse pour les pratiquants.

Mettre en application une méthode

Quel que soit l’aspect du jūdō que l’on considère, pour amener ses élèves à progresser en toute sécurité et au mieux de leurs capacités individuelles, le professeur doit réfléchir à la méthode qu’il va utiliser, en fonction de l’âge et des ambitions des pratiquants. L’important étant de réussir à les intéresser suffisamment au projet du jūdō pour les faire pratiquer le plus longtemps possible et pourquoi pas, pour certains, leur donner le goût de continuer leur vie durant. Selon Kanō Jigorō, le secret de cette méthode, c’est de savoir susciter le plaisir de la pratique

Il faut porter une attention minutieuse à traiter les enfants comme des enfants, les adultes comme des adultes et faire en sorte de ne pas leur faire ressentir de souffrance et de leur faire continuer l’entraînement quelques temps. Pour cela, en premier lieu, il faut imaginer sa méthode d’enseignement, en deuxième, il faut l’appliquer sans ménager ses efforts. En troisième, il faut s’évertuer à leur faire éprouver du plaisir. […] La suivante de ces règles est de réfléchir à l’ordre des techniques que l’on enseigne en considérant l’état physique et spirituel des gens. En outre, il faut les expliquer en réfléchissant au degré de compréhension.

Comme pour tout enseignement, l’implication et la motivation du professeur sont essentiels. Il ne s’agit pas d’appliquer des recettes stéréotypées mais bien de s’adapter à la fois au groupe et à chacun, à chaque moment comme dans la durée. « En résumé il est indispensable d’aimer élaborer moyen sur moyen, en donnant beaucoup de soi -même. »

C. Concevoir la méthode d’enseignement. Quel que soit ma force en combat, quelle que soit mon habileté technique, si ma méthode d’enseignement est maladroite, il est difficile d’espérer des progrès de mes élèves. Le besoin d’une méthode d’enseignement est tout particulièrement évident lorsqu’un seul professeur enseigne à plusieurs élèves. En première année de collège par exemple on ne peut que proposer un enseignement de groupe mais, les élèves réunis en un groupe, que l’on montre un kata, donne un ordre ou fasse faire des déplacements, si, en premier lieu on ne choisit pas des choses faciles à comprendre et à retenir, qu’on ne réfléchit pas habilement à l’ordre, les élèves sont perdus, embrouillés et c’est fâcheux. Même quand il ne s’agit pas d’enseignement de groupe mais d’enseignement individuel, lorsqu’on ne réfléchit pas bien à l’ordre d’enseignement et à la façon d’expliquer, les résultats n’augmentent pas autant qu’on le souhaite.

Le professeur dans sa vie personnelle

Selon Kanō Jigorō, les responsabilités d’un professeur de jūdō ne s’arrêtent pas une fois son cours terminé. Il est de son devoir de travailler, de se former continuellement, de manière à améliorer sa pratique du jūdō, ses capacités d’enseignant, mais aussi la qualité de son enseignement, son prestige et l’image qu’il donne du jūdō.

I. Ne pas négliger sa propre formation
A. Formation du caractère. Ce qui est le plus important pour un professeur, c’est de former son caractère de manière à ce qu’il convienne du mieux possible à l’exercice de l’enseignement. La méthode pour cette formation consiste à s’efforcer de se rapprocher des gens de grand caractère, de s’éloigner de ceux de moindre caractère et, également, de lire ce qui peut contribuer à la culture générale et de ne pas négliger d’y réfléchir.
B. Exercice technique. Il arrive souvent que l’on pense que les gens en situation d’enseigner aux autres sans être supervisés par un professeur ne progressent pas techniquement. Cela est une grosse erreur de compréhension. Quand on débute, sans professeur, il est impossible d’apprendre les techniques mais après s’être ne serait‐ce qu’un peu entraîné, même si l’on ne s’exerce pas toujours sous la direction d’un professeur, si l’on réfléchit par soi‐même, même si l’on prend des gens de faible niveau pour partenaires, la technique progresse convenablement. Quand on s’exerce avec inventivité en respectant des principes comme ne pas forcer, défaire la posture du partenaire, n’ajouter que le minimum de sa propre force pour produire sur celui‐ci le maximum de résultat, s’appliquer à ne blesser ni soi‐même ni son partenaire, alors, même si tous nos partenaires sont faibles, on progresse bien. Si l’on teste à chaque fois que l’on en a l’opportunité les capacités ainsi acquises sur des gens d’un niveau supérieur au nôtre et que, lorsque l’on est saisi d’un doute on pose la question à un aîné dès qu’on a l’occasion d’en rencontrer ou que l’on demande conseil par lettre, alors cela est correct.
[…]
D. Assimilation de connaissances. Comme les professeurs de jūdō ont de nombreuses occasions d’approcher leurs élèves, il faut qu’ils mettent beaucoup d’énergie quant à leur éducation. À cette fin, un professeur de jūdō se doit d’élargir autant que possible ses connaissances dans des domaines extérieurs à sa spécialité, de répondre aux questions de ses élèves quel que soit le sujet sur lequel elles portent, de conseiller sur les orientations futures, de leur parler de leur attitude une fois dans la société.
E. Enfin, comme aujourd’hui le jūdō est devenu une activité scolaire à des fins d’éducation physique, les professeurs doivent acquérir des connaissances scientifiques en anatomie, physiologie ou hygiène, par exemple, etréfléchir à partir de là pour enseigner afin que la pratique du jūdō corresponde au mieux aux ambitions de l’éducation physique.

D’autre part, il est également de la responsabilité du professeur d’être exemplaire, non seulement dans le dōjō mais également à chaque instant de sa vie quotidienne, de manière à ce que ses actes viennent en renforcement de ses paroles, et non en contradiction.

III. Il est indispensable que les professeurs de jūdō démontrent dans leur propre comportement les enseignements du judo
A. Si, tout en enseignant oralement qu’il ne faut pas forcer pour porter une technique dans le dōjō, le professeur lui‐même projette ou étrangle n’importe comment en force ses élèves, l’efficacité de son enseignement diminue de plus de moitié. Comme la discipline et les mœurs qui règnent dans le dōjō dépendent grandement du comportement du professeur, celui‐ci, d’ordinaire également, cela va sans dire, mais surtout dans le dōjō, doit adopter une attitude juste et veiller à son comportement. L’attitude du professeur doit démontrer une majesté inaltérée et une affection débordante.
B. Au foyer. Le professeur de jūdō se doit de vivre même chez lui conformément aux principes du jūdō. Il faut accorder une attention toute particulière au rapport entre recettes et dépenses, et, pour celles‐ci, à leur répartition. On peut gaspiller son argent à sa guise mais il ne faut pas que cela empêche la dépense si c’est affaire de devoir ou d’obligation. Il ne faut pas limiter ses dépenses relatives à la santé ou l’éducation parce que l’on est soucieux de son apparence extérieure ou par ostentation.
Le temps passé au sommeil, à la nourriture, à la lecture, aux fréquentations doit être réfléchi en fonction des principes du jūdō et il faut faire en sorte de maintenir l’équilibre le plus approprié. Parmi les professeurs de jūdō, une bonne proportion sont célibataires et donc, même s’ils ont une vie normale, ceux qui s’efforcent d’épargner au maximum ne sont pas rares. Comme ces gens ont une bonne attitude, ils peuvent parfaitement faire face aux dépenses futures ; en outre, les professeurs de jūdō n’ont, en général, que peu d’heures de travail. Je pense que pour la plupart il ne leur reste plus d’énergie pour un travail physique, mais ils ont beaucoup de temps libre et je pense que nombreux sont ceux qui pourraient supporter de faire travailler leur esprit. C’est pourquoi ces gens là, à côté de leur travail d’enseignement du jūdō, en s’instruisant ou bien en étudiant quelque chose qui touche directement à la pratique du jūdō, ou tout autre domaine, peuvent faire des recherches qui pourront leur être utiles pour travailler plus tard dans la société. Je pense qu’agir ainsi est une façon de faire conforme aux ambitions du jūdō.

Ce que j’attends des professeurs de jūdō De nombreux professeurs de jūdō n’ont que très peu d’heures de travail. Il est évident que celles‐ci doivent être efficacement utilisées pour améliorer les résultats de l’enseignement mais quand on regarde comment le reste des heures est employé, on ne peut pas penser que pourla majorité des gens, elles le sont de la façon la plus efficace. Même si on enlève les heures de sommeil, de repos et autres moments nécessaires à la vie quotidienne, je pense qu’il en reste encore beaucoup qui peuvent être employées efficacement. Il est évident que certaines doivent être passées à approfondir la technique du jūdō ou à étudier les méthodes pédagogiques par exemple, mais je pense qu’il serait bon que pendant le restant, on se consacre à la formation de l’esprit ou encore à acquérir des connaissances de base dans des recherches spécialisées. Quelles sont ces connaissances fondamentales ? En ce qui concerne la recherche en technique ou en éducation physique, il s’agira de ce qui relève par exemple de la physiologie, de l’anatomie, de la mécanique ; pour ce qui touche à la formation, il s’agira de s’intéresser à des choses comme la psychologie, la logique, la pédagogie, la sociologie. En outre, pour ceux qui ont des lacunes en culture générale, il est souhaitable de s’intéresser à toutes les matières qui s’y rapportent, et, en allant plus loin encore, d’acquérir les connaissances qui aident à comprendre la société en politique, droit, économie, géographie, histoire etc. Plus particulièrement, la pratique du jūdō en elle‐même participe directement à cette recherche : par exemple, quand on est dans une situation où l’on dirige d’autres personnes, ou que l’on travaille sous la direction de quelqu’un, ou que l’on doit faire quelque chose en collaboration, il faut sans cesse porter une grande attention à ce que nous apprend chacun de ces cas sur notre façon de nous comporter vis‐à‐vis des gens et de la société.
Si l’on fait cela, alors quel que soit le travail dont on s’occupe dans la société, qu’il s’agisse d’industrie, de politique ou d’éducation pendant notre pratique du jūdō, on peut parfaitement lui appliquer celle‐ci. La pratique du jūdō fait comprendre de façon abstraite la bonne manière de se comporter vis‐à‐vis des gens, de la société, du travail. Rien qu’avec cette compétence, même si on prend en charge quelque chose d’entièrement nouveau, en se procurant des connaissances spécifiques à ce domaine, on doit pouvoir être utile aussitôt. Ce faisant, le jūdōka n’est pas simplement quelqu’un d’habile dans la technique mais quelqu’un de valeur comme homme […]

Si les professeurs de jūdō ne sont pas convaincus par cette invitation au travail que leur lance Kanō, celui-ci leur fournit aussi un argument pragmatique. En effet, leur outil de travail est leur corps et il faut envisager que celui-ci ne puisse plus, un jour, les servir, que ce soit par la vieillesse, la maladie ou un accident. Dans ce cas là, il faudra bien trouver une autre activité.

Alors, quand le professeur de jūdō également ne fait que dispenser la technique tous les jours, cela n’a que peu de valeur, et on ne peut pas encore dire que c’est quelqu’un qui a déployé toute sa valeur. Aussi l’enseignant de jūdō doit‐il toujours faire en sorte d’avoir en tête les règles de conduite que je viens de donner et de ne jamais négliger sa formation spirituelle. Dans la société, certains disent que quand un enseignant de jūdō prendra de l’âge, que son corps s’affaiblira, il lui sera difficile de trouver un autre métier, mais c’est là une critique qui ne convient qu’à ceux qui ne pratiquent pas le jūdō de la façon dont je l’explique. Il est possible que ceux qui, à la manière d’un lutteur de sumō, ne travaillent que la technique, deviennent inutiles dans leur vieillesse. Pourtant, comme la technique de jūdō n’est qu’une partie de la formation et que ce sont le caractère, les mœurs et la capacité à appliquer, que l’on construit sur la base de cette technique, qui font la vraie valeur du jūdō, il n’y a pas à s’inquiéter du jour où les actions physiques ne répondront plus à notre volonté.

Si Kanō Jigorō n’est pas toujours très satisfait du niveau de conscience des pratiquants quant à l’application des principes du jūdō dans la vie quotidienne, il trouve que, globalement, le pratiquant de jūdō est bien vu par la société. Il en veut pour preuve le fait que les dan, qu’il a créés de toute pièce, soient devenus signes de valeur, repère, même en dehors du monde du jūdō ou des budō.

[…] le dan est devenu une appellation de plus en plus respectée par les gens. Que les dan soient ainsi respectés parmi les non‐jūdōka est la preuve que par le passé, le Kōdōkan ne s’est pas basé sur une sélection grossière pour les attribuer mais a adopté une attitude suffisamment prudente.

Selon lui, cette reconnaissance n’est pas uniquement le fait du hasard. En effet, la commission qui préside à l’attribution des grades ne se fonde pas uniquement sur ce qui se passe dans le dōjō : « la décision est prise sur la base d’une réflexion portant, entre autres, sur la compréhension bien sûr technique mais aussi du jūdō de confrontation, sur le caractère de cette personne et aussi sur sa formation générale, sur sa contribution au jūdō ».

Pour Kanō Jigorō, cette réputation est également liée à la reconnaissance de la capacité de travail et de la ténacité dont les pratiquants savent faire preuve.

Ces personnes, parce qu’elles ont formé la force de leur esprit et de leur corps parle jūdō, ont sans doute fait des choses comme accomplir parfaitement jusqu’au bout des tâches que des gens normaux auraient abandonnées en cours par excès de travail.

Ainsi, pour Kanō Jigorō, s’exercer dans le dōjō n’a de sens que si l’on est capable de transférer les acquis de la pratique pour le bénéfice de tous.

La technique de jūdō est importante. Elle est aussi précieuse. Toutefois, si la technique avait existé seule sans être accompagnée de la formation intellectuelle, les gens ne respecteraient pas autant les jūdōka. La technique séparée des autres formations, peut être comparée à la technique d’un acrobate et sa valeur ne serait certainement pas particulièrement reconnue. C’est parce que les pratiquants accumulent exercice et recherche à la fois dans les lettres et les armes qu’ils peuvent grandement contribuer à la Nation et à la société et être respectés des gens.

Comment transmettre cette ambition ? Nous faisons l’hypothèse que Kanō Jigorō se heurte alors à la difficulté de cette entreprise, ce qui l’amène à reformuler un certains nombre d’éléments de son discours sur le Kōdōkan jūdō.