Sa formation

Une scolarité de très haut niveau suivi d’une recherche efforcé d’un professeur de jūjutsu. Jūjutsu, qu’il pratiquera avec passion.

Kanō Jigorō a toujours démontré une grande curiosité intellectuelle, une forte volonté d’apprentissage et un vrai plaisir à apprendre. Il a la chance d’avoir un père et un grand-père qui accordent une importance considérable à l’éducation. Ceux-ci décident de ne pas l’envoyer dans les écoles de quartier, ou terakoya, mais de lui octroyer des précepteurs.

Lorsque jʹétais enfant, il nʹy avait pas, comme aujourdʹhui, dʹécoles primaires et la plupart des enfants du voisinage se rendaient dans ce que lʹon appelait les terakoya [écoles de quartier] où ils recevaient un enseignement primaire ; cependant, en ce qui me concerne, mon père, qui était à lʹorigine le fils de Shōgenji Maretake, desservant du sanctuaire de Hiyoshi de Gōshū, érudit en lettres japonaises, chinoises et en bouddhisme, avait étudié dès son enfance les lettres chinoises. Sʹil en était arrivé à être adopté par la famille Kanō, cʹest quʹalors quʹil passait par les environs de Mikage de Nada dans ses pérégrinations, il commenta par hasard les Entretiens de Confucius, ce qui plut au grand‐père Kanō qui, finalement, lʹadopta ; cʹest pourquoi mon père n’acceptait pas que je puisse être envoyé dans une terakoya ordinaire. Dès lʹâge de sept ans en kazoedoshi, sous la direction bien sûr de mon père et de mon grand‐père, je commençai à fréquenter la maison dʹun homme du nom de Yamamoto Chikuun, peintre de Sanuki qui possédait alors une résidence secondaire à Mikage où jʹappris, notamment, la calligraphie et les classiques chinois. Ensuite, je me rendis chez un médecin du nom de Yamagishi où je fis mes premiers pas en kanji.

Après la mort de sa mère, Kanō est envoyé rejoindre son père à Tōkyō. Il a dix ans et, d’après ses souvenirs, est assoiffé de connaissances et impatient de donner libre cours à son potentiel intellectuel. Il entre dans le cours privé Seitatsusho (Seitatsusho-juku 成達書塾) et y poursuit son apprentissage des classiques chinois et de la calligraphie. Ses qualités et son potentiel sont remarqués par le professeur responsable du cours, Ubukata Keidō 生方桂堂, qui lui conseille d’entreprendre l’étude de l’anglais, puis lui recommande de s’inscrire au cours privé Sannyū (Sannyū-juku 三入塾), ce qu’il fait l’année suivante. Il y rencontre Ōtsuki Fumihiko 大槻文彦, élève plus âgé qui fait office de professeur assistant. Celui-ci le pousse à mener et à approfondir parallèlement les études japonaises et les études occidentales.

L’année suivante, il rejoint le cours privé Ikuei (Ikuei gijuku 育英義塾), où l’enseignement est résolument tourné vers les langues, avant d’intégrer une première école publique, l’École des langues étrangères de Tōkyō (Tōkyō gaikokugo gakkō 東京外国語学校) Il poursuit ses études en entrant à l’école Kaisei (Kaisei gakkō 開成学校) , dont il sort diplômé en 1877. Il intègre alors l’Université de Tōkyō, fondée cette même année et où il suit un premier cursus de quatre ans de sciences économiques et politiques, au terme duquel il décide – pour son plaisir – d’y étudier la philosophie pendant une année supplémentaire.

Kanō Jigorō est très ambitieux. Intellectuellement, il ne se reconnaît pas de limite. Mais physiquement, il souffre manifestement d’être affublé d’un corps qu’il considère comme chétif et qui ne correspond vraisemblablement pas à l’idée qu’il se fait de lui-même. Adulte, au sommet de sa forme, Kanō Jigorō mesurait 1,60 m et pesait moins de 50 kg… on devine aisément à quel point il avait dû être un enfant frêle.

[…] je n’étais pas en retard par rapport aux autres en ce qui concerne les matières scolaires mais comme à cette époque, parmi les jeunes gens, les forts avaient tendance à dominer tandis que les faibles devaient être à leurs ordres, j’avais malheureusement, sur ce plan là, constamment du retard. J’ai, surtout maintenant, un corps à la vigueur supérieure à la moyenne mais, à cette époque, si on ne peut pas dire que j’étais maladif, mon corps était extrêmement chétif et j’étais physiquement inférieur à la plupart des gens. C’est la raison pour laquelle, souvent, les autres ne me prenaient pas en compte. Tout en étant persuadé que je ne le cédais pas à la plupart des gens sur le plan des études, moi qui souvent étais forcé de me placer sous les autres, j’avais entendu dès mon enfance qu’il existait au Japon le jūjutsu qui consistait en une méthode permettant aux gens même dénués de toute force de l’emporter sur des gens très puissants, et je me disais qu’il me fallait vraiment apprendre ce jūjutsu.

Il connaît de nom le jūjutsu, qu’on lui a décrit comme « une méthode permettant aux gens même dénués de toute force de l’emporter sur des gens très puissants ». Quand sa faiblesse physique commence à lui poser problème, il se met à songer à en débuter l’étude.

Mais, à l’école Kaisei, comme de nombreuses personnes des anciens fiefs se trouvaient réunies, je ressentis la force physique comme de plus en plus nécessaire. Là, l’accent était bien sûr mis sur les études mais la nécessité de la suprématie physique était encore supérieure par rapport à l’Ikuei‐gijuku. Là encore, pour peu que j’étudie, je n’avais pas à craindre de prendre du retard sur les autres sur le plan scolaire mais il n’y avait rien à faire pour le corps. C’est pourquoi mon désir de faire du jūjutsu devint de plus en plus profond.

Pourtant, son père ne partage pas son avis et refuse de l’aider à trouver un professeur. De plus, tous les gens qu’il connaît qui ont pu étudier les jūjutsu dans leur jeunesse refusent de lui enseigner, soit parce que cela leur semble sans objet, comme un enseignement d’un autre âge dont un jeune homme moderne n’a que faire, soit par crainte de déplaire à son père.

A cette époque, comme parmi les gens qui fréquentaient ma maison se trouvaient un hatamoto du nom de Nakai qui se vantait d’avoir autrefois pratiqué le jūjutsu et qui m’avait démontré de nombreux kata, je le priai de m’enseigner le jūjutsu mais il me répondit aussitôt que de nos jours cela était inutile et il ne tint pas compte de ma demande. De plus, à cette époque, mon père avait une résidence secondaire à Koishikawa Maruyama‐chō dont le gardien s’appelait Katakiri. Comme lui aussi m’avait parfois montré des kata de jūjutsu, je lui demandai également mais il me répondit évidemment que c’était inutile et n’accéda pas à ma requête. Sinon, bien sûr, comme parmi les gens qui fréquentaient ma maison se trouvait un homme originaire de Higo, Imai, qui avait appris le jūjutsu de l’école Kyūshin, je lui demandai aussi mais, à nouveau, j’essuyai un refus. Finalement, ne trouvant pas d’occasion d’apprendre le jūjutsu et déplorant la faiblesse de mon corps, je m’enfonçai jour après jour dans la mélancolie.

Toujours à l’affût d’une opportunité, Kanō Jigorō profite cependant de son entrée dans une école publique pour découvrir les activités physiques fraîchement importées d’Occident. Il expérimente tout ce qu’on lui propose : gymnastique d’agrès, marche, aviron, base-ball, course… Son corps s’en trouve probablement fortifié, mais cet exercice régulier ne semble pas lui permettre de cesser de se sentir physiquement inférieur aux autres.

Peu avant son entrée à l’université, il refait une tentative auprès de son père, puis se lance lui-même dans la recherche. Une fois décidé « à trouver un professeur adapté même sans l’entremise de [son] père » , il s’y emploie résolument, arpentant la ville, frappant notamment à la porte des chiropracteurs, réputés avoir pour beaucoup pratiqué les jūjutsu.

[…] comme j’avais entendu dire par hasard que les chiropracteurs étaient autrefois des jūjutsu‐ka, je me rendis de‐ci de‐là en tout endroit qui arborait une pancarte de chiropracteur et demandai s’ils pratiquaient le jūjutsu ou non. Ceci étant, nombreux étaient ceux qui répondaient l’ignorer. Ou alors ils ne manifestaient aucun intérêt et me répondaient qu’ils en avaient fait autrefois mais qu’ils ne pratiquaient plus aujourd’hui. C’est pourquoi pendant longtemps je fus dans l’impossibilité de trouver quelqu’un susceptible de m’enseigner […]

Après la Restauration, pendant quelques temps, de la même façon que les gens avaient pratiquement oublié les bujutsu [arts guerriers], on peut presque dire que leurs traces se sont interrompues un moment. Pour le jūjutsu par exemple, je pense qu’il en allait de même en province mais, à Tōkyō, aux environs de l’an 10 de l’ère Meiji [1877], j’ai vraiment souffert pour trouver un professeur du fait de leur petit nombre.

Son obstination paye finalement et c’est jeune universitaire qu’il entame enfin son étude du jūjutsu, étude quotidienne – « je m’y rendais absolument tous les jours » – et qui va devenir de plus en plus envahissante, de plus en plus exclusive pour prendre le pas d’abord sur les autres activités physiques puis sur les études.

Bien qu’il étudie de manière intellectuelle depuis une bonne quinzaine d’années, et que, parmi les trois écoles qu’il crée entre mars et mai 1882, une seule est réellement centrée sur la formation du corps.