Kata 形

Le kata, démonstration de techniques à l’apprentissage fastidieux, mais aussi une forme d’expression incomparable et essentiel.

Le kata, en jūdō, est un ensemble fini d’attaques et de défenses prédéfinies dont l’ordre et les déplacements sont également codifiés et déterminés. Les rôles sont fixes. Celui qui porte les attaques – c’est-à-dire qui initie le mouvement – a le rôle dit d’uke 受 et celui qui défend et finalement projette, contrôle ou contraint uke à l’abandon a le rôle de tori 取.

Le kata est la mise en scène, la théâtralisation d’un combat. Il ne prétend pas en être l’imitation, mais propose d’en explorer les principes, le rythme, les distances, la gestion de l’espace et du temps. Le kata n’est pas spécifique au jūdō, ni même aux arts guerriers. Cependant, si dans la plupart des arts (théâtre nō et kabuki, cérémonie du thé, arrangement floral…), le choix du caractère kata est 型, il semble qu’il n’y ait jamais eu d’hésitation chez Kanō Jigorō : kata a toujours été écrit avec la graphie 形.

Dans les deux cas, nous pouvons simplement traduire par « forme », mais avec un sens différent. La graphie 型 se compose de deux parties principales, une supérieure (刑) et une inférieure (土). Cette dernière désigne la terre. L’image est celle d’une forme gravée dans la terre. Son sens est celui de moule, c’est à dire la forme unique, en creux, qui va servir à fabriquer, à mouler des objets.

Ce n’est pas ce caractère que Kanō Jigorō choisit, et il semble qu’il soit le premier à opter pour le second. Son sens premier est celui de « motif », mais aussi de « trace », ce qui reste après que quelque chose se soit produit et qui témoigne de l’événement. Enfin, c’est la forme démoulée. Chaque motif d’une étoffe est à la fois semblable à son voisin, tout en étant autre. C’est leur répétition qui forme le dessin de l’étoffe dans son ensemble. Chaque empreinte de pas sur la plage moule le même pas, mais c’est leur répétition qui forme la trace.

Le choix est moins anodin qu’il n’y paraît. En karate par exemple, si la graphie est officiellement la première, on trouve de plus en plus souvent la seconde ; aussi la fédération japonaise de karate a-t-elle récemment ouvert le débat pour fixer une fois pour toute la position officielle.

Ces formes matricielles que sont les kata se retrouvent dans tous les domaines de la création culturelle au Japon. Elles y sont pour ainsi dire une caractéristique universelle de l’art. Le sadō (l’art du thé), dont la pratique est allée de pair avec celle de l’ikebana, la poésie waka, la plus ancienne, de même que le haiku, le nō, le kabuki, l’art des jardins, jusqu’au sumō et au kendō (l’art du sabre), tous en portent de façon multiple la marque dans leurs pratiques. Les méthodes, les formes en général y sont réglées par ajustements de kata.
[Haijima Yōji, Fleurs (art des), in Dictionnaire de la civilisation japonaise, op. cit., p. 213.]

Un héritage

Les jūjutsu ne font pas exception à la règle : ils connaissent le kata. Plus encore, l’apprentissage, dans les écoles de jūjutsu anciennes, ne repose, jusqu’aux environs de la Restauration où d’autres formes de pratique voient le jour, que sur le kata. Kanō Jigorō a donc travaillé, tant dans l’école Tenjin Shin.yō que dans l’école

Kitō, nombre de kata, comme le montrent ses différents souvenirs de jeunesse avec chacun de ses professeurs.

Tous les jours, j’apprenais du professeur [Fukuda] le kata et, avec Aoki, nous nous y exercions et faisions randori.

Le professeur [Iso] Masatomo 431 avait déjà presque soixante ans et n’enseignait plus le randori en personne mais, expert de kata, il l’enseignait lui‐même.

Lorsque jʹai créé mon dōjō, mes professeurs de l’école Tenjin Shin.yō étaient tous décédés mais le professeur Iikubo433, de l’école Kitō était encore en pleine santé et, jusquʹà l’année 18 ou 19 de l’ère Meiji, cʹest à dire après que je me sois moi‐même mis à enseigner, il nʹa jamais cessé de mʹinstruire. Lorsque jʹai créé mon dōjō, il avait déjà plus de cinquante ans mais il était très fort et, en randori, jʹétais loin de le suivre. Alors, tout en enseignant à mes élèves, je continuais à apprendre les kata avec lui et à recevoir son enseignement en randori.

Les étapes de l’édification des kata du Kōdōkan

La construction, 1882-1889

S’ils connaîtront pour la plupart des modifications ultérieures, tous les kata du Kōdōkan jūdō – à l’exception d’un seul (et de quelques doutes concernant l’itsutsu no kata) – sont en place aux alentours de 1887, c’est-à-dire avant la première présentation théorique du jūdō par Kanō Jigorō le 11 mai 1889 et son départ en Occident à la fin de cette même année.

La consolidation

En 1895 est créée la Butoku-kai. L’un de ses objectifs étant la réalisation d’une sythèse de chacune des différentes écoles guerrières, la direction de cette institution demande la réalisation de kata exprimant cette synthèse. Pour le jūjutsu, Kanō Jigorō suggère que, puisqu’il a déjà fait le travail, il est inutile de recommencer à zéro et il propose ses kata.

Prenant différents avis, il corrige – notamment dans le travail au sol – quelques détails, ajoute quelques techniques : finalement, ses kata deviennent officiellement les kata de synthèse du jūjutsu que la Butoku-kai véhicule et enseigne. La position qu’il occupe sur cette photo des maîtres de la Butoku-kai est révélatrice : au centre, les mains appuyées sur sa canne, tel un seigneur entouré de sa cour. C’est d’ailleurs le terme jūdō et non jūjutsu qui apparaît sur la légende de la photographie, « Dai Nippon Butoku-kai, commission d’élaboration des kata de jūdō » (大日本武徳会 柔道形制定委員). Autant d’éléments qui montrent l’influence qui est la sienne à cette époque.


Ci-dessus : Commission d’élaboration des kata de la Butoku-kai, Kyōto, 24 juillet de l’an 39 de l’ère Meiji [1906]

Pour en arriver à la forme actuelle du katame no kata [kata des contrôles] et du kime no kata [kata de la décision], il a fallu la coopération des jū jutsu‐ka qui s’étaient réunis de tout le pays à la Butoku‐kai. C’était en l’an 39 de l’ère Meiji. Lorsque le vicomte Ōura était président de la Butoku‐kai, les gens de toutes les écoles d’alors s’y rassemblèrent. Il n’y avait bien sûr aucun obstacle à ce qu’ils s’exercent aux kata de leurs écoles mais il y eut le souhait d’établir des kata qui seraient pratiqués à l’échelle nationale. Alors, comme on me consulta également sur la façon de s’y prendre, je dis que, comme en ce temps là se trouvaient les j ū jutsu‐ka Totsuka Hidemi et Hoshino Kumon avec le titre de hakushi, je songeais à instaurer avec eux une commission de jūjutsu‐ka de toutes les écoles, afin de mettre en place un projet sur lequel on se baserait pour réfléchir et décider et qu’ainsi il serait possible d’établir une synthèse qu’il serait possible de faire pratiquer à l’échelle nationale – on me fit la demande d’agir ainsi. Je fis donc une proposition en prenant pour socle le shōbu no kata et en ajoutant quelques nouveaux mouvements. Autour de Messieurs Totsuka, Hoshino et de moi‐même, la commission de jū jutsu‐ka de toutes les écoles en est arrivée au huit techniques à genoux et douze debout d’aujourd’hui. Comme à l’origine, cette synthèse se fondait sur un kata du Kōdōkan, qu’en plus j’y ai ajouté de nouvelles choses pour établir un projet qui a été adopté après consultation collective, et qui m’a finalement paru convenable, c’est d’un certain point de vue un kata conçu la Butoku‐kai et, d’un autre point de vue, un kata du Kōdōkan. De même, le katame no kata, qui ne comptait que dix techniques au Kōdōkan, s’est vu rajouter cinq techniques selon la même méthode, et c’est ce kata que l’on pratique aujourd’hui.
Là encore, je l’ai établi pour la Butoku‐kai mais, en même temps, comme il est basé sur mon projet, qu’il a été fixé d’une façon que je crois bonne, tout en étant un kata de la Butoku‐kai, c’est un kata du Kōdōkan. Comme personne des nombreux membres que comptait la commission n’a émis d’avis divergent sur le nage no kata, il a été fait kata de la Butokukai directement, sans correction aucune par rapport à la façon dont il avait toujours été pratiqué au Kōdōkan, aussi s’agit‐il également d’un kata du Kōdōkan et aussi de la Butoku‐kai.

Un dernier retour au kata

Malgré le travail qu’il s’est promis de faire sur les kata – en remanier certains, en créer d’autres de certains types – il faut attendre 1924 pour que Kanō Jigorō propose le seiryoku zen.yō kokumin taiiku 精力善用国民体育, « éducation physique du peuple par la / à la bonne utilisation de l’énergie ». Il s’agit d’un kata composé de deux parties principales, ou de deux kata. La première est une innovation en jūdō puisqu’elle propose une pratique seule, tandis que la seconde, conformément à tous les autres kata du jūdō, nécessite un partenaire et propose deux options, l’une est le jū no kata et l’autre est inspirée du kime no kata, le kime shiki. Son objet est certes d’être pratiqué par les personnes qui font du jūdō, mais surtout de se diffuser largement dans la société pour offrir une pratique physique qui aide à conserver le corps en bonne santé, à le rendre utile dans la vie quotidienne et à le préparer à une éventuelle application guerrière.

En ce qui concerne l’éducation physique, je souhaiterais encore approfondir l’éducation physique du peuple basée sur le principe de bonne utilisation de l’énergie que j’ai déjà annoncée sous l’appellation d’éducation physique du peuple sous forme d’attaque et défense, et la diffuser largement dans le pays ainsi que m’efforcer à augmenter la force physique du peuple et d’introduire chez lui des éléments de bujutsu.

En plus des kata qui existent, si j’en arrivais à présenter les méthodes d’entraînement au jūdō seul ou encore les kata de jūdō pour la maison que j’élabore actuellement, comme il serait possible de s’exercer dans une pièce ordinaire en tenue de tous les jours, je pense que le jūdō serait largement pratiqué dans chaque foyer.

Différentes fonctions

Dans les écoles anciennes de jūjutsu, le ou plutôt les kata remplissent trois fonctions.

Leur première fonction est d’habituer le corps, de le former aux déplacements et aux gestes propres à l’école. Par la répétition, la contrainte des postures agit comme un moule qui façonne le corps jusqu’à ce que l’élève trouve sa liberté au-delà de cette contrainte. Par la suite, même en dehors de l’exercice du kata, mouvements, façons de marcher, de se tourner, de s’asseoir, d’attaquer ou de défendre se font inconsciemment de cette manière. Cet apprentissage est favorisé par deux éléments principaux : d’abord la répétition constante qui sollicite le corps en permanence. Ensuite, l’image mentale du kata : être spectateur de ces kata exécutés par des personnes plus avancées, aux attitudes plus justes, aux gestes plus précis, plus sobres, influant ainsi sur la progression de l’élève.

Leur deuxième fonction est de constituer un catalogue des techniques et des solutions technico-tactiques. Les différents kata de chaque école comportent ainsi différentes techniques mises en situation. L’ensemble des kata d’une école proposent en théorie la quasi-totalité des techniques et des solutions d’application de ce style. C’est une façon de véhiculer le savoir par la pratique, mais qui dépend du niveau de compréhension de celui qui va transmettre. D’où l’importance de n’autoriser à enseigner que ceux qui non seulement exécutent bien le kata, mais qui en ont aussi une vision juste pour que, de génération en génération, le moule ne subisse pas de déformation et façonne toujours la même forme, celle-ci étant la garantie de l’efficacité.

Leur troisième fonction découle des deux autres presque indépendamment de la volonté des fondateurs de l’école. Plus que les mots, cet ensemble d’ensembles de collections de techniques, de situations, de déplacements, d’attitudes, exprime la philosophie générale de l’école. Certaines sont simples, d’autres complexes, raffinées, subtiles.

Différents kata

A ces différentes fonctions, vont correspondre différents types de kata. Ainsi, certains, comme ceux proposés par l’école Tenjin shin.yō, vont surtout insister sur le catalogue technique et les différents types de réponses aux attaques possibles à mains nues, couteau, sabre, etc.

Le kata de l’école Tenjinshin.yō reposant sur cette logique, il propose de nombreuses solutions dans l’opposition.

A l’opposé de ce genre de kata, se trouvent les kata proposés par l’école Kitō, plus complexes et dont « la logique est encore plus difficile que celle du kata de l’école Tenjinshin.yō, au point qu’elle est pratiquement impossible à exprimer par le langage. »

Dans le cas des jūjutsu, le but est de survivre. Mais certaines qualités, comme l’agilité, la qualité du déplacement ou le calme peuvent en constituer les moyens. Certains kata insistent particulièrement sur ces moyens, s’appliquent à développer ces capacités, à les mettre en évidence, plutôt que de proposer des solutions liées directement aux situations de confrontation.

Ceci étant, comme, outre la force physique, ce sont le calme, l’agilité des déplacements du corps, ou la maîtrise technique qui vont décider de l’issue d’un véritable combat. En tant qu’éléments indispensables en combat, ce sont eux que l’on estime sur le plan du bujutsu. Alors ce calme, cette maîtrise technique entre autres sont respectés en eux‐mêmes séparément de la force physique. Dans les kata des anciennes écoles de jūjutsu comme celles de la Kitō ou de la Kyūshin notamment, cette tendance est particulièrement marquée.

Pourquoi changer les kata ?

Kanō Jigorō connaît bien entendu les kata des deux écoles qu’il a étudiées. Il ne cesse de les travailler, tandis qu’il étudie également les kata des autres écoles qu’il découvre par la suite. Alors qu’il vient de fonder le jūdō, les premiers kata qu’il enseigne sont donc, naturellement, ceux qu’il a appris et travaillés dans le cadre de son apprentissage des jūjutsu. Mais ces anciens kata ne lui semblent pas satisfaisants, aussi se met-il rapidement à l’élaboration de nouveaux kata.

Au début, j’enseignais les kata des écoles Tenjin shin.yō et Kitō selon la forme ancienne telle quelle, mais trouvant que bien que chacun aie ses points forts, cela ne pouvait suffire, j’élaborai d’abord le nage no kata.

Kanō Jigorō considère qu’il lui est impossible de reprendre intégralement les kata qu’il a appris. Certains mouvements lui semblent désuets. D’autres lui paraissent invraisemblables.

[…] mais l’on peut se demander s’il n’est pas fâcheux d’employer ce kata tel quel de nos jours. En effet, puisque qu’entre le moment où ce kata a été conçu et aujourd’hui, les tendances de l’époque comme les sentiments humains différent, il est probable que certaines parties ne soient naturellement plus adaptées. Parmi les kata, il y en a de nombreux où l’on se sert du sabre de bois, ou du couteau mais, aujourd’hui, je me demande s’il ne faudrait pas les remettre à plus tard. En outre, dans ces kata, de nombreuses techniques ne sont pas possibles si l’on ne porte pas de kimono à larges manches, ce qui les rend également inappropriées dans une époque comme aujourd’hui où les manches sont généralement étroites. Quand on étudie attentivement certains de ces kata, on constate qu’en de nombreux points ils semblent s’être éloignés de la réalité. D’ailleurs, les torsions et les étranglements y étant fréquents – si on excepte la qustion du réalisme – on court le risque que les gens du commun y voient de ce fait non pas une méthode d’éducation physique, mais au contraire quelque chose qui agit à l’inverse. C’est pourquoi il me semble qu’il y a là beaucoup d’éléments à prendre, mais qu’il est impossible de prendre et d’utiliser l’ensemble.

D’autres techniques ne plaisent pas à Kanō Jigorō parce qu’elles lui paraissent inopérantes. Le sens de la technique a pu par exemple se perdre, et les générations suivantes ont alors transmis une technique vide de sens – et donc inefficace dans les faits. D’autres techniques ont pu être créées à partir d’une particularité physique particulière : force hors du commun, ou « défaut » anatomique. Kanō Jigorō souhaite que les techniques que le kata montre soient l’expression d’un principe mécanique irréfutable d’une part, et que la technique permettant de l’exprimer soit aussi universellement reproductible que possible. Il élimine donc les techniques inadaptées (à l’époque, à la tenue, aux conditions de la pratique), mais aussi les techniques inefficaces (parce que fondées sur autre chose qu’un principe mécanique) ou carrément invraisemblables (parce que probablement mal transmises).

Peut‐être ne peut on pas généraliser mais quand on regarde la façon dont était alors réellement pratiqués les kata anciens, plusieurs éléments laissaient à penser que l’esprit du moment où ces formes avaient pour la première fois été fixées s’était perdu. Quand on observe les kata d’un grand nombre d’écoles, quiconque a fait un peu de randori comprend que beaucoup de choses ne marchent absolument pas. […]  je pense que c’est certainement parce que le sens des débuts de la création de ces kata ne s’est pas transmis.

Au-delà de cet écrémage, Kanō Jigorō souhaite aussi que les kata du jūdō reflètent l’étendue de la pratique, y compris dans les domaines où le randori ne va pas, comme la défense contre armes ou coups portés.

Enfin, Kanō Jigorō veut que les kata de jūdō constituent une démonstration complète des principes mécaniques sur lesquels sont fondées les techniques du jūdō, et ne représentent pas (comme c’était souvent le cas dans les anciens jūjutsu) une simple collection de techniques. Pour Kanō Jigorō, les kata de jūdō ne doivent pas être un inventaire : d’ailleurs, l’ensemble des techniques contenues dans la totalité des kata ne représente qu’un infime pourcentage des techniques du jūdō. En revanche, chaque kata explore un principe essentiel de la méthode, ou un domaine de celle-ci.

Pourquoi garder les kata ?

Contrairement aux jūjutsu, la pratique du jūdō est principalement centrée sur le randori. Alors, pourquoi conserver le kata ? Pour quatre raisons majeures.

Le jūdō étant fondé sur la pratique, il est nécessaire de pouvoir pratiquer, quotidiennement, sans se blesser. Dans le randori les techniques dangereuses (qui ne sont pas forcément les plus efficaces par ailleurs) sont donc proscrites. D’un point de vue guerrier, cette interdiction peut être considérée comme une aberration, aussi les techniques les plus dangereuses sont-elles conservées dans les kata. Le risque est dès-lors limité par la forte codification du travail, ce qui permet également d’utiliser des armes.

Ensuite, sur le plan physique. Le randori, bien qu’offrant de nombreuses situations de travail, ne fait pas travailler toutes les chaînes musculaires, d’une part, et pas dans toute leur amplitude d’autre part. Ne serait-ce que parce les pratiquants sont souvent latéralisés, il ne développe pas le côté droit et le côté gauche de la même façon, ni musculairement, ni du point de vue de la coordination ou de l’équilibre. Le kata doit pallier cela. Il doit permettre le travail des muscles proportionnellement moins sollicités dans le randori, ainsi que le développement harmonieux et équilibré du corps.

En troisième lieu, le kata est essentiel en ce qu’il démontre les principes. Il met en lumière les principes essentiels qui forment la base du jūdō, la direction dans laquelle le pratiquant doit travailler.

Enfin, les kata permettent d’exprimer un niveau d’expression supérieur. Cette dimension, dans le domaine des arts martiaux, est propre au jūdō. Il s’agit d’exprimer le mouvement des phénomènes naturels, le principe pur.

C’est pourquoi les professeurs de kata extraordinaires ne peuvent pas forcément l’emporter dans un combat réel mais, en ce qui concerne le kata, il est extraordinairement raffiné. Ainsi, dans le jūjutsu d’autrefois, il ne s’agissait déjà plus directement de l’objectif du combat, mais on valorisait son moyen, comme dans l’exemple précédent avec le commerce, plutôt que l’objet réel on en vient en fait à valoriser la réputation. Si l’on suit cette idée, on en arrive au principe que vont être valorisés les mouvements habiles, élégants, même s’ils ne correspondent pas forcément au but du combat physique. Dans de nombreux sens, que la forme du mouvement de l’eau, la révolution des astres, ainsi que tous les phénomènes entre la terre et le ciel soient habilement exprimés au travers du corps humain, est également valorisé. Les trois derniers mouvements de l’itsutsu no kata ont été établis dans ce sens.

Toutefois, la plupart des kata du jūdō poursuivent plusieurs buts à la fois.

Tout le monde admet que le kata comme le randori sont tous deux des aspects indispensables sur le plan de l’entraînement technique du jūdō, mais il faut clarifier leur fonction et faire en sorte que, dans la pratique, ils se soutiennent mutuellement. Comme le randori est plein d’intérêt, beaucoup ont tendance à y mettre de l’énergie et à délaisser le kata. Expliquons sommairement pourquoi il est impossible d’en sacrifier un au profit de l’autre.
[…]
Le kata, la façon d’agir étant définie à l’avance, ne permet à aucune partie d’agir à sa guise. La raison pour laquelle cette méthode est indispensable en plus du randori est que si l’exercice technique du jūdō se limitait à ce dernier, il serait difficile de s’exercer à frapper, taper, donner des coups de pied, ou trancher. Si on frappe ou tranche réellement, on se blesse. C’est pourquoi il faut s’exercer en définissant à l’avance la façon dont on va éviter la frappe ou la coupe de l’autre de manière à ne pas se blesser. C’est la raison pour laquelle le kata est indispensable en plus du randori. Ensuite, qui plus est, en randori, les techniques se limitent d’elles‐mêmes mais si on veut travailler de façon exhaustive toutes les techniques nécessaires, il est pertinent de le faire au travers du kata. Pour enseigner une langue, on peut enseigner naturellement la grammaire au milieu des exercices de composition, mais pour vraiment enseigner la grammaire, rien ne vaut de s’aménager des heures qui lui soit consacrées. Pour cette même raison, le kata ne doit pas faire défaut sur le plan de la pratique technique parallèlement au randori. D’autre part encore, quand on s’exerce au jūdō en tant qu’éducation physique, en plus du randori, le kata est indispensable. Comme le randori consiste à s’exercer en rivalisant mutuellement d’adresse, il y a de nombreux effets quant au développement du corps. Cependant, si on souhaite le faire de façon harmonieuse et proportionnée, il n’existe pas de méthode plus adaptée que le kata. En dernier lieu, il y a encore une chose qui doit reposer sur le kata. C’est l’exercice du type que j’appelle forme dansée. Par exemple, si on souhaite exprimer les pensées ou les émotions, le mouvement de tout ce qui se trouve entre la terre et le ciel par les gestes des quatre membres, du torse ou de la tête, il faut s’en remettre au kata. Peut‐être ce type de kata n’existait‐il pas dans le jūdō d’autrefois mais il en existe déjà parmi les kata du Kōdōkan jūdō et je pense, dans le futur, en mettre au point plusieurs afin qu’ils contribuent à la formation spirituelle et soient une méthode qui allie également l’éducation physique et l’intérêt.

Koshiki no kata 古式の形

Ce kata est l’exception qui confirme la règle. En effet, le koshiki no kata, ou kata « des formes anciennes », « des anciennes méthodes », n’est pas une création de Kanō Jigorō mais un kata de l’école Kitō repris tel quel. Nous pouvons y voir l’expression du respect pour son professeur Iikubo Kōnen mais ce serait plutôt une manière de s’incliner devant le génie de ceux qui l’ont établi, devant leur compréhension de l’art du déséquilibre, leur maîtrise de son exploitation. Kanō Jigorō a toujours été fasciné par le raffinement de ce kata et, en le reprenant tel quel, il ne marque pas seulement l’héritage historique, il dévoile la filiation philosophique. Nous pouvons y voir en partie une source d’inspiration pour l’itsutsu no kata. Le koshiki no kata insiste sur l’attitude de tori pour créer le déséquilibre du partenaire à partir de l’action de ce dernier, et l’exploiter.

Comme tout ce que j’ai expliqué avant, comme le kata de l’école Kitō exerce au maniement réel du corps selon une théorie extrêmement subtile dans le combat de projection, il arrive souvent que les profanes, même en regardant bien, ne comprennent pas la raison pour laquelle il faut faire ce genre de chose. Quand on goûte complètement ce kata et qu’on le regarde, on comprend combien il a été parfaitement conçu. Il est certain que c’est là quelque chose qui a été fait par quelqu’un d’une formidable intelligence en y mettant beaucoup d’efforts.

Malgré la perfection de ce kata, Kanō Jigorō lui reconnaît aussi quelques défauts qui obligent à l’insérer dans un ensemble.

Comme je l’ai dit, le kata de l’école Kitō, parmi les kata de toutes les écoles de jūjutsu, est à la fois le plus subtil et le mieux conçu mais, si on se pose la question de savoir quel profit il y a aujourd’hui à l’utiliser tel quel ou ce qu’il vaut comme méthode de gymnastique, on est forcé de répondre que, bien sûr, le profit est faible à l’utiliser tel quel et qu’on ne peut pas le considérer comme extrêmement pertinent pour la gymnastique non plus. En effet, quand on s’intéresse maintenant à ce kata pour s’exercer à la méthode de combat, il est trop raffiné pour être enseigné dès le début. Actuellement et jusqu’ici également dans certaines branches de l’école Kitō, on avait fait un kata un peu plus facile à comprendre que celui que vous venez de voir et on l’enseignait avant. Ce kata n’est pas seulement trop raffiné. Il n’enseigne que le principe de projection or, si on considère une méthode de combat, en plus des projections, il faut aussi enseigner comment saisir, cogner ou frapper. D’autre part, pour parler de ses points faibles en tant que méthode de gymnastique, en premierlieu, il est limité en types de déplacements et, en second lieu, pour faire un nombre très faible de mouvements, il faut énormément de temps. En plus, pour faire faire ce kata aux élèves des écoles, il faut de la place ce qui fait que c’est impossible.

Randori no kata 乱取の形

Le randori no kata, ou « kata du randori » est en fait composé de deux kata distincts traduisant chacun une expression du jūdō : l’un basé sur l’art de la projection, c’est-à-dire sur le mouvement, c’est le nage no kata, l’autre sur la capacité à figer ce mouvement, c’est le katame no kata.

– Nage no kata 投の形

Le nage no kata, ou « kata des projections » est le premier kata mis au point par Kanō Jigorō. Il est à mettre directement en parallèle avec le koshiki no kata. Là où celui-ci propose un déséquilibre si subtil que seuls les experts peuvent le déceler, le nage no kata, lui, a pour vocation de mettre ce déséquilibre à la portée de tous, de le mettre en évidence, de travailler à le créer en l’amplifiant par le déplacement, « [il] permet de comprendre les grandes lignes du principe des techniques de projection ».

Si j’ai ainsi élaboré un certain nombre de kata, c’est qu’auparavant, j’enseignai entre les randori un grand nombre de techniques en expliquant que si on fait comme ça, on détruit la posture du partenaire de cette façon, que si on tire de cette manière, il flotte ainsi mais, comme ce n’était plus possible dans des entraînements avec beaucoup de monde, je choisis parmi toutes sortes de techniques les plus représentatives, trois qui, en proportion font plus travailler les bras, trois les hanches, trois encore les pieds, trois sutemi avant et trois sutemi latéraux, et les enseignai en tant que nage no kata.

– Katame no kata 固の形

Le katame no kata, ou « kata de la fixation », est celui qui a été le plus remanié lors des séances de travail communes avec la Butoku-kai. Kanō est si obsédé par le mouvement, si fasciné par les moyens de l’exploiter, que tuer ce mouvement, l’étouffer, n’est pas ce qui l’intéresse le plus. Il en reconnaît volontiers l’utilité sur un plan guerrier mais, dans ces premières années du Kōdōkan, son esprit est résolument tourné vers le mouvement et son exploitation.

Puis, pour les techniques de contrôle également, il y en aujourd’hui quinze mais il n’y en avait auparavant que dix. Pour cela également, je choisis parmi les immobilisations, les étranglements et les clés celles qui sont représentatives. Ainsi, je fis en sorte que les principes des techniques de projection et les principes d’immobilisation puissent être compris chacun au travers d’un kata.

Nage no kata et katame no kata constituent donc les deux pôles des kata de jūdō : ils exploitent des principes opposés et complémentaires.

Taisō no kata 体操の形

Les « kata de gymnastique » du Kōdōkan jūdō sont le jū no kata et le gō no kata. Comme les deux précédents, ils forment un couple d’opposés, proposent une tension entre deux possibles, deux vérités : gō 剛, la fermeté, l’obstination, l’opposition, la force et jū 柔, l’adaptation, la souplesse, la douceur, la faiblesse.

Ces kata ont deux particularités. D’abord, il n’y a pas de chute : le mouvement est contrôlé jusqu’au point d’équilibre entre les deux corps, jusqu’au point de bascule, là où tout est encore possible. Ensuite, il n’y a pas de saisie sur le vêtement ni de tori ni d’uke. Ces deux éléments, outre l’obligation de contrôle et donc de conscience du mouvement qu’ils exigent, autorisent la pratique de ces kata où que l’on soit, même s’il n’y a pas de tatami, et quelle que soit la tenue, même s’il ne s’agit pas d’une veste pour l’entraînement, mais d’un kimono de ville ou des vêtements occidentaux.

J’ai l’intention de vous montrer maintenant les kata de gymnastique du Kōdōkan mais, auparavant, je voudrais vous raconter dans quelle intention ces kata ont été conçus. Rien qu’avec le randori, généralement, il n’est pas de muscle qui ne travaille pas mais si l’on observe extrêmement minutieusement, on est dans une situation où certains muscles, travaillent excessivement ou peu par rapport à d’autres selon le besoin. Alors, pour faire travailler d’avantage les muscles qui travaillent proportionnellement le moins, il devient naturellement nécessaire d’établir spécialement une méthode. Cette méthode n’est autre que le kata. Ces kata ne consistent pas à simplement utiliser sans réfléchir les muscles que l’on n’emploie pas en randori. Ils permettent également d’approfondir la théorie du combat. C’est pourquoi faire des mouvements mécaniques n’est pas complètement dénué d’intérêt. En faisant ainsi, on fait en sorte de suppléer à une imperfection du randori. Pour évoquer d’autres points qui gênent à propos du randori : on ne peut le pratiquer ni avec n’importe quel vêtement ni dans n’importe quel lieu. Comme on se tire et se pousse mutuellement, il est facile d’abîmer les vêtements et les conditions ne sont pas bonnes si on ne porte pas une sorte de vêtement d’entraînement spécialement conçu pour. D’autre part, comme on projette et roule, il est dangereux de le pratiquer sur de la pierre ou du plancher. Il faut soit de l’herbe, soit du tatami. C’est pourquoi si l’on est vêtu à l’occidentale ou en haori et hakama, ou encore si l’on se trouve sur de la pierre ou du plancher, il est nécessaire d’avoir autre chose de possible. Alors, comme ce que j’appelle les kata de gymnastique du Kōdōkan ont été conçus pour répondre précisément à ce besoin, quand on les utilise en association avec le randori, je suis persuadé que l’on peut dire que l’on dispose d’une méthode d’éducation physique vraiment parfaite. D’autre part, ces kata peuvent être exécutés même tranquillement et, l’un d’eux en particulier, est un ensemble qui peut‐être fait par quiconque peut se déplacer, que l’on soit vieux ou malade, sans problème.

Lors de sa présentation du jūdō devant le monde de l’éducation, le 11 mai 1889, Kanō Jigorō commence par démontrer une partie du gō no kata :

Vous n’avez vu qu’à peine six mouvements mais comme cela a fait beaucoup travailler les muscles et que j’ai mis beaucoup de force, je transpire. Comme je pense que rien qu’avec ce que vous venez de voir, vous avez compris à peu près qu’avec ce kata on peut grandement à la fois bien travailler le corps et développer la force, passons au second kata.

Puis il poursuit par une démonstration du jū no kata :

Ce kata diffère grandement du précédent et on n’emploie pas tellement la force mais la gamme de mouvements du corps et des membres est vraiment large et, de plus, comme la façon de se déplacer est tranquille on peut considérer qu’elle convient également aux personnes âgées et aux malades.

Il explique ensuite leur rapport et leurs différences ainsi :

Comme le kata du premier type est une méthode pour remporter la victoire en passant du dur au souple, puisqu’au début les deux utilisent la force, se poussent et se tirent mutuellement, c’est le moment où on utilise le plus de force inutilement. Ensuite, le dur se transforme en souple et, comme cela démontre finalement le schéma de la victoire du souple on n’utilise après pas tellement de force. Le kata de second type est dès le départ une lutte du souple avec le souple, en faisant en sorte de ne pas opposer, dans la mesure du possible, la force à la force, tout en essayant chacun de préserver pour son corps une posture sûre, comme il démontre le schéma de l’application de diverses idées pour placer le corps du partenaire dans une position d’insécurité, il diffère naturellement du premier type et la façon de bouger est paisible.

Jū no kata 柔の形

Ainsi, le jū no kata, ou « kata de l’adaptation », exploite le principe même du jūdō que Kanō explore à ce moment là : le principe jū, jū no ri 柔の理. Dans ce kata, le mouvement initié est développé et poussé à sa limite, sans jamais aucune opposition. De plus, contrairement aux autres kata dont les mouvements consistent en une attaque et une défense, dans le jū no kata, un même mouvement peut compter plusieurs attaques et défenses.

C’est d’abord pour faire comprendre le principe de jū yoku gō o sei su (le souple peut l’emporter sur le rigide). Lorsque le nombre de pratiquants dans le dōjō du Kōdōkan était encore faible, je pouvais expliquer à chacun la façon de mettre de la force, la façon d’avancer ou de reculer mais, à mesure que le nombre augmentait, l’enseignement ne passait plus et certains commencèrent à aller au corps à corps plein de fougue et de force selon des déplacements impossibles. Pour corriger ce défaut, je pensais qu’il serait pertinent d’enseigner correctement les déplacements par l’exercice du kata qui enseigne le principe de jū yoku gō o sei su [le souple peut l’emporter sur le rigide] en montrant que si le partenaire vient en poussant, on s’adapte et recule, que s’il nous tire, on détruit sa force tout en étant tiré.

Ce kata offre aussi l’avantage, par la douceur du rythme et des mouvements, d’être accessible à tous les publics.

Qui plus est, selon les personnes, certaines n’aiment pas le randori habituel qu’elles jugent trop violent. Je pensais donc que pour celles‐ci il serait pratique de leur faire comprendre la méthode de combat tout en leur faisant travailler le corps et les membres sans forcer le moins du monde, tranquillement, avec fluidité. Et ce but peut‐être atteint par le jū no kata. En outre, ce kata ne repose pas sur des mouvements violents et, de plus, comme on ne projette ni ne tombe réellement, on peut le faire même dans un dōjō non recouvert de tatami d’entraînement, cʹest‐à‐ dire même sur un plancher ou de la terre sans que cela ne pose de problème, ce qui est pratique ; qui plus est, comme on le fait sans saisir le col, qu’on ne tire pas sur les vêtements, on peut le faire sans tenue d’entraînement spéciale mais en vêtements de tous les jours et comme en même temps, il permet de s’exercer au combat réel sous une forme souple et calme en évitant la frappe, en esquivant le coup, en déviant la coupe, en se débarrassant de la saisie des mains, il a un intérêt réel. Comme il a d’autres particularités exceptionnelles, je suis persuadé que c’est un type de kata qui devrait être largement pratiqué pas seulement parmi les spécialistes mais chez les gens du commun également.

Gō no kata 剛の形

Le gō no kata ou « kata de la dureté », est donc l’opposé – ou le complément – du précédent. Il repose sur l’opposition et la force musculaire. Si nous savons qu’il est toujours au centre de la pensée de Kanō en 1889, puisqu’il en démontre une partie lors de la conférence du 11 mai, il est bien vite abandonné. De nos jours, la plupart des pratiquants de jūdō en ignorent l’existence et il est fort probable que plus personne ne l’aie vu pratiqué. Aussi, bien que la liste des techniques qui le composent nous soit parvenue, il est impossible de savoir comment il devait être exécuté.

Face à ce jū no kata, il y a un type de kata qui s’appelle gō no kata ou encore gōjū no kata. Il s’agit au départ de lutter force contre force puis, après, l’un change pour la souplesse et emporte la victoire. Je l’ai enseigné un moment dans le dōjō mais comme quelques points ne me satisfont pas, ces derniers temps, j’ai arrêté de l’enseigner. Il attend actuellement que je lui porte des améliorations.

Kime no kata 極の形

Le kime no kata, souvent traduit par « kata de la décision », s’écrit en fait avec le caractère 極, « l’extrême ». Avant de prendre ce nom, il est d’abord appelé, dans les débuts du Kōdōkan, shōbu no kata, 勝負の形 ou « kata du combat ». Il reproduit des situations « extrêmes » où la vie et la mort se jouent, quand tout élément (qualité de la concentration, gestion de la distance, réponse du corps, précision technique, qualité du contrôle…) peut faire pencher d’un côté ou de l’autre. Il rappelle, dévoile et conserve l’héritage martial du jūdō.

Le nage‐no‐kata et le katame‐no‐kata servent à enseigner les principes de l’exercice de randori mais le kime‐no‐kata, comme son appellation de kata de combat l’indique, est le kata du combat réel qui était en fait le but de toutes les écoles de jūjutsu anciennes.

Itsutsu no kata 五の形

L’itsutsu no kata est encore un autre type de kata. Littéralement « kata des cinq », sans qu’il soit précisé s’il s’agit des cinq techniques ou mouvements, dont il est effectivement composé, ou, plus vraisemblablement des « cinq principes ». Présenté dès le début comme incomplet par Kanō, Tori et uke – si cette distinction a un sens dans ce kata – y incarnent des phénomènes naturels, « le mouvement de toute chose sous le ciel ». Si Kanō Jigorō affirme que « l’itsutsu no kata date aussi de cette époque », en parlant de l’an 20 de l’ère Meiji, 1887, il dit aussi qu’il n’a pas été enseigné avant les années 30 de cette ère, 1897.

Sinon, il existe l’itsutsu no kata. J’ai commencé à l’enseigner aux alentours de l’an trente de l’ère Meiji, mais il n’est pas encore complet. Cependant, lorsqu’un de ces jours il le sera, il ouvrira une facette du jūdō radicalement nouvelle.

Comme aucune référence à ce kata n’est faite dans la conférence de 1889, alors que tous les autres sont mentionnés et démontrés, nous pouvons supposer que même s’il avait déjà été conçu, sa diffusion était encore tout à fait confidentielle.

Sinon, parmi les kata aujourd’hui en vigueur, se trouve l’itsutsu no kata. Il est certes pratiqué mais il est encore incomplet et il n’est pas parfait. Les deux premiers mouvements ont la même teneur que les kata de l’école Kitō mais les trois suivants sont d’une nature qui n’existait absolument pas dans les jūjutsu d’autrefois.

Peut-être est-ce justement cette innovation qui explique la confidentialité de sa diffusion. Sans doute, dans les premières années du Kōdōkan, a-t-il pensé que les gens ne comprendraient pas le niveau d’expression que ce kata propose, ou peut- être qu’il touche à une vision trop personnelle du jūdō, trop subtile et qu’il n’a pas osé le mettre en avant trop tôt.

Dans les jūjutsu d’autrefois, le but de tous les mouvements était directement, ou indirectement, l’attaque ou bien la défense. Or, dans les trois derniers mouvements de l’itsutsu no kata, la force de la nature s’exprime par les déplacements de l’homme et il n’y a pas la moindre intention d’attaque ou de défense. La cinquième forme de celui‐ci, par exemple, exprime la lame de fond qui frappe le quai et emporte toute embarcation ou maison qui se trouve sur son chemin. Je voudrais dans le futur créer de nombreux kata de ce type dans le double but de, d’une part, susciter une émotion esthétique par les mouvements ou les diverses attitudes et, d’une part, renforcer le corps.

Seiryoku zen.yō kokumin taiiku 精力善用国民体育

Comme son nom l’indique, « éducation physique du peuple à la bonne utilisation de l’énergie », le seiryoku zen.yō kokumin taiiku a une ambition plus large que le jūdō. Lointain petit frère des autres kata, dans le temps comme dans la forme, il est pratiquement inconnu et fort peu pratiqué. Pourtant, c’est un kata, ou, plus exactement, un ensemble de kata, dans lequel Kanō Jigorō a placé beaucoup
d’espoirs.

D’abord, il était censé proposer une introduction au principe récemment formulé de seiryoku zen.yō, de bonne utilisation de l’énergie.

Ensuite, comme l’exprime kokumin taiiku, « éducation physique du peuple », il devait offrir à un public beaucoup plus large que les pratiquants de jūdō, de l’enfant au vieillard, du valide au malade, homme ou femme, une expression corporelle qui soit à la fois bénéfique pour l’entretien du corps et de la santé, et qui soit également une forme de préparation à une application guerrière.

Malgré l’énergie que Kanō mettra à le développer, à le défendre, ce kata ne prendra jamais la dimension que son créateur lui destinait. Peut-être parce que les pratiquants de jūdō ne s’y sont pas reconnus, parce que les non pratiquants de jūdō n’ont pas été touchés ? Peut-être parce qu’il ne provenait pas de l’expérience ni de la pratique, mais qu’il était fondé sur un point de vue théorique et philosophique ?

Méthode d’enseignement

Au début du Kōdōkan, Kanō Jigorō enseigne les kata par séquences, au cœur des randori, pour insister sur tel ou tel point. Puis, le nombre d’élèves augmentant et ne pouvant plus assurer tous les cours, il délègue à ses élèves principaux. Toutefois, il trouve que leur façon de glisser les éléments de kata au milieu du randori n’est pas toujours pertinente. Il opte donc pour une autre solution qui est de séparer l’apprentissage du kata de l’exercice du randori et de lui réserver des séances qui lui sont dédiées.

Ordre d’apprentissage

Kanō Jigorō propose un ordre d’apprentissage qui va de l’essentiel au superflu. Non pas superflu dans le sens d’inutile, mais plutôt comme réservé aux vrais spécialistes, à ceux qui désirent – et ont les moyens d’ – approfondir la discipline.

Alors, en ce qui concerne à quel kata on doit s’exercer et dans quel ordre, il est juste de commencer par le jū no kata. Sans soute dans le futur toutes sortes de nouveaux kata verront le jour mais, aujourd’hui, il y a deux raisons qui justifient que le jū no kata soit celui que l’on doit apprendre en premier. En premier, ce kata est le domaine le plus important du jūdō. Il est approprié pour faire comprendre comment on peut obtenir la victoire en s’adaptant à la force de l’adversaire. Ensuite, comme on n’est pas projeté et, qu’en plus, les mouvements sont calmes, il est facile aux débutants de l’apprendre.
Je pense que l’ordre consiste ensuite à apprendre le nage no kata. Non que le nage no kata permette de comprendre l’ensemble de la méthode du combat de projection mais si on a une connaissance profonde de la théorie et de la réalité du nage no kata, on peut comprendre le sens global du combat de projection. Comme, dans le randori, on doit d’abord mettre l’accent sur le combat de projection, de toute façon, c’est l’ordre.
Ensuite vient le katame no kata. Une fois sommairement habitué à l’exercice de projection, il faut étudier progressivement les osae‐waza, shime‐waza et kansetsu‐waza. Là encore, je ne pense pas qu’il suffise d’apprendre le kata mais comme on comprend le sens général, on peut peu à peu progresser au‐delà dans l’approfondissement.
Ensuite, l’ordre consiste à apprendre le kime no kata. Dans le kime no kata, il y a un grand nombre de choses que l’on ne peut appliquer dans le randori mais dans un combat réel, il ne s’agit pas seulement de projeter ou immobiliser, il faut aussi bien sûr frapper, cogner, donner des coups de pied et, selon les cas, trancher ou tirer. Non que le kime no kata enseigne cela parfaitement mais si on applique ce qu’il apprend, comme il permet de comprendre globalement, pour apprendre le jūdō dans son ensemble, ce genre de kata est absolument indispensable. En plus de ceux‐ci, dans les kata enseignés jusqu’aujourd’hui au Kōdōkan, il y a l’itsutsu no kata, le koshiki no kata, ou le gō no kata. Chaque mouvement de l’itsutsu no kata contient un sens profond et si on le goûte bien, il est passionnant mais il n’est pas encore achevé aujourd’hui. Je pense que son agencement actuel est amené à changer, qu’un de ces jours je rajouterai des mouvements, que j’associerai certaines parties à d’autres kata. C’est pourquoi il ne s’agit bien sûr pas d’empêcher ceux qui le souhaitent de s’y exercer mais, pour le Kōdōkan jūdō actuel, on n’est pas obligé de l’apprendre. Le koshiki no kata est le kata de l’école Kitō, branche Takenaka, transmis tel quel. Comme il permet de comprendre le sens raffiné du combat de jūdō, qu’en plus il montre la voie empruntée pour passer du jūjutsu au jūdō, il est extrêmement pertinent et c’est pourquoi il est aujourd’hui transmis comme autrefois. Cependant, comme il ne s’agit pas non plus du Kōdōkan jūdō en lui‐même, ce n’est pas quelque chose que l’on doit absolument apprendre. Le gō no kata, qui s’est appelé un moment gōjū no kata est un kata que j’enseignai auparavant mais comme son étude est encore insuffisante, que sur dix mouvements établis trois ou quatre ne me conviennent pas tout à fait, je compte le revoir plus tard et il reste pour l’instant en l’état. Ce kata consiste en ce qu’au début, en mettant mutuellement de la force, on se pousse, se tire, se tord, résiste et finalement, on s’adapte à cette force et obtient la victoire. Je pense compléter ce kata également dans le futur et l’enseigner au Kōdōkan mais comme aujourd’hui, ainsi que je l’ai dit, il est inachevé, on peut l’apprendre ou non.

Par la suite, sans revenir sur l’ordre lui-même, il placera le seiryoku zen.yō kokumin taiiku en tête, en premier, avant même le jū no kata. Cela se comprend dans l’évolution intellectuelle de Kanō Jigorō. Le principe seiryoku zen.yō ayant finalement été identifié comme plus essentiel que son point de départ, le principe jū, et fidèle à son idée de commencer par le cœur, Kanō ne peut placer ce kata qu’en tête.

Si on s’intéresse d’abord au kata, quelque chose comme l’éducation physique populaire sous forme d’attaque et défense à l’intérieur de seiryoku zen.yō kokumin taiiku que j’ai récemment inventé et qui se répand depuis peu, est ce qu’il y a de plus adapté à ce dessein. Comme le mécanisme dans son ensemble est bâti sur des bases scientifiques telles que la physiologie, l’hygiène, l’anatomie, il est, en tant qu’éducation physique, comparable à la meilleure des gymnastiques et elle peut échapper aux reproches qui font le défaut des gymnastique jusque maintenant qui consistent en l’absence de but pour les mouvements et aucune utilité pour la vie réelle. En outre, comme les bujutsu d’autrefois manquaient de considération pour l’éducation physique, ils n’étaient non seulement certainement pas idéaux sur ce plan mais comme ils nécessitaient une tenue d’entraînement ou d’autres équipements, il était difficile de les faire largement pratiquer. Ceci étant, depuis que l’éducation populaire sous forme d’attaque – défense a été inventé, comme un édifice mêlant éducation physique et bujutsu a vu le jour, dans le dōjō également, il faut en premier s’exercer à ce kata. En faisant d’abord des exercices fondamentaux avec cela puis en pratiquant ensuite d’autres types de kata, c’est à la fois bon sur le plan de l’éducation physique et facile à retenir.

Un domaine à développer

Aujourd’hui, ajouter un kata ou modifier l’un de ceux qui existent ne serait pas envisageable. Pourtant, cette attitude est contraire à l’enseignement de Kanō Jigorō. Non seulement il n’a jamais hésité à modifier l’existant à la lumière de l’expérience, mais il a toujours pensé que de nouveaux kata seraient nécessaires, pour compléter la pratique du randori, pour répondre aux dernières découvertes de la physiologie, de l’anatomie, de la médecine. Mais aussi pour offrir une expression plus épurée encore des principes.

Comme en dehors de ceux‐là on doit pouvoir faire toutes sortes de kata, s’ils venaient à être établis, non seulement cela constituerait une préparation aux aspects martiaux et d’éducation physique du jūdō, mais cela établirait le jūdō dont le sens est de goûter la beauté de l’attitude ou du mouvement.

Cet éveil émotionnel, notamment esthétique au travers du kata est un des domaines qu’il aurait souhaité développer plus encore. C’est ce qu’il définit comme « expressif », hyōgen-shiki 表現式 , où « expressif signifie une forme où l’on exprime avec les membres ou le corps notamment les pensées, les sentiments, le mouvement des choses entre la terre et le ciel. »

L’éducation physique basée sur le plaisir est bien sûr une éducation physique populaire seiryoku zen.yō, mais on peut aussi appeler ce genre éducation physique populaire de type expressif. Pourquoi la qualifier de type expressif ? C’est parce qu’il s’agit de différents types de mouvements qui visent à exprimer par l’activité du corps et des quatre membres des concepts, des pensées, des sentiments, le mouvement des choses etc. Si je tente de donner des exemples de ces activités de type expressif parmi ce qui existe déjà dans notre pays, je dirais que le nō ou la danse sont de type expressif. On doit dire que les trois dernières formes du kata que nous appelons itsutsu no kata en jūdō Kōdōkan, plus que de type bujutsu, sont plutôt l’expression de la pensée. Dans le jū no kata, la forme qui exprime le sens de rassembler l’énergie d’un vaste espace pour frapper l’adversaire au sommet du crâne est clairement de type expressif. Ainsi, les mouvements de type expressif existent déjà sous de nombreuses formes. Mais comme aucune n’a été conçue en tant qu’éducation physique, elles sont tout à fait imparfaites du point de vue de l’idéal de l’éducation physique. Les bujutsu anciens comme les mouvements de compétition, le nō ou la danse qui aident à renforcer le corps, sont évidemment des moyens de renforcer le corps. Cependant, quand on les considère en tant qu’éducation physique, très nombreux sont ceux qui sont loin de l’idéal. Donc, l’éducation physique de type expressif emprunte son contenu gestuel, comme le nō ou la danse, des concepts, de la pensée, des sentiments, du mouvement des choses, combine ceux qui répondent à l’idéal de l’éducation physique, et les organise.

Les limites du kata

Le kata souffre pourtant de différents handicaps qui font que sa pratique n’est pas aussi fréquente que Kanō Jigorō le souhaiterait. En effet, les kata sont fastidieux à apprendre, longs à maîtriser. Par rapport au randori, qui offre plus immédiatement le plaisir de la confrontation, de la dépense physique, le contraste est évident.

Plus important encore, le kata n’est pas en mesure de développer le sens de l’opportunité en combat, pas plus que la capacité à exploiter librement les solutions techniques travaillées. Il est donc difficile d’en mesurer l’acquisition réelle. Le kata ne peut donc s’envisager seul. Il vient compléter la pratique, pallier certains défauts, offrir d’autres perspectives, rappeler l’essentiel.

Plaidoyer pour le kata

Kanō Jigorō n’aura pourtant de cesse de rappeler l’importance du kata et d’exhorter à sa pratique.

Je souhaite encourager le kata car, pour les jeunes, il supplée ce que le randori ne permet pas et, pour les plus âgés, en randori, les déplacements sont trop violents. Il y avait jusque là une tendance à encourager l’étude du kata mais si on ne souffre pas de longues années sur les kata, on ne les comprend pas vraiment. Ils ne sont pas aussi plaisants que le randori. C’est pourquoi il n’y a que peu de personnes qui peuvent les enseigner. Tout le monde ne pouvant l’apprendre, c’est devenu fastidieux puis pratiquement plus pratiqué. Comme j’ai l’intention dans le futur d’accorder plus de facilités à l’entraînement au kata au Kōdōkan même, je souhaiterais que les pratiquants également s’investissent un peu plus nombreux que maintenant dans cet aspect.

Il continuera tout au long de sa vie à essayer de persuader, de démontrer que kata et randori sont indissociables, que l’un ne se conçoit pas sans l’autre.

Par nature le jūdō n’est pas quelque chose de complet avec seulement le randori. Dans un combat réel, les coups portés, ou frapper, trancher, sont indispensables. C’est pourquoi, lorsqu’on néglige le kata et ne fait que du randori, des lacunes apparaissent dans ce domaine. Mais le kata présentant moins d’intérêt que le randori, il est facile de le négliger. C’est pourquoi de nombreuses personnes montrent un penchant malencontreux pour le randori. Or, comme l’éducation populaire sous forme d’attaque – défense peut se pratiquer même en dehors du dōjō, on doit s’y exercer en mettant à profit le plus infime moment de la vie quotidienne pour les coups portés, ou frapper, trancher. Ce kata [seiryoku zen.yō kokumin taiiku] combine éducation physique et bujutsu mais il existe également des kata de randori comme le nage no kata ou le katame no kata, d’autres purement guerriers comme le kime no kata, d’autres encore comme le jū no kata, le koshiki no kata, l’itsutsu no kata qui éveillent le sens esthétique.

Comme je l’ai expliqué dans le numéro précédent, il existe de nombreux types de kata et, selon l’objectif, les kata que l’on doit pratiquer diffèrent. Quand on met l’accent sur le combat, un kata comme le kime no kata est important et précieux à la fois comme éducation physique et bujutsu, mais quand le but est spécialement de former l’émotion esthétique, le koshiki no kata ou le ju no kata sont nécessaires. Si l’on vise particulièrement l’éducation physique et que l’on souhaite en même temps s’exercer au bujutsu, former l’émotion esthétique et former l’esprit, rien ne surpasse seiryoku zen.yō kokumin taiiku ; selon ce que l’on vise, il faut choisir différents kata. Aujourd’hui il n’existe pas beaucoup de types différents mais comme les kata peuvent augmenter à l’infini, il serait sans doute bon que dans l’avenir de nombreux kata nouveaux soient créés pour répondre à des objectifs particuliers.

Les toutes dernières paroles prononcées par Kanō sur son lit de mort, le 4 mai 1938, dans la cabine de première classe du Hikawa-maru 氷川丸 traduisent l’attachement qu’il portait au kata :

C’est une très bonne chose de prendre en photographie les kata de jūdō. Comme la décision sera prise au comité directeur demain, venez ensuite les prendre.