Le mondô est un moment d’échange libre, un exercice sous estimé, qui permet de faire le point sur les connaissances acquises et de partager en groupe l’expérience de chacun.
Le mondō (問答) est, pour Kanō Jigorō, associé au kōgi comme le randori l’est au kata. Kōgi et mondō représentent les deux formes les plus intellectuelles de la pratique.
Le mondō prend la forme d’une discussion. Comme le kōgi, il se tient dans le dōjō, mais il est plus informel. Pourtant, ce n’est pas une discussion, c’est un exercice.
Il convient aussi, avant tout, de noter que, comme pour le kōgi, cette expérience que propose Kanō Jigorō est à l’opposé de ce qu’il a lui-même pu connaître au cours de ses années d’apprentissage du jūjutsu. Les acquisitions étaient alors entièrement concentrées sur l’expérience du corps, et questionner le professeur, lui demander des explications, était impensable. Maruyama Sanzō parle de taitoku shugi 体得主義, « doctrine de compréhension par le corps » pour définir la méthode pédagogique des jūjutsu.
La façon d’enseigner à l’époque différait grandement. Quand j’essaie de m’en remémorer un exemple, voila ce qui me revient. Un jour, je fus projeté par le professeur sur une technique. Je me relevai aussitôt et lorsque je lui demandai comment est‐ce que l’on porte cette prise, il me dit « viens ! » et me projeta dans l’instant. Sans abdiquer, je me relevai et, en lui faisant face, je le questionnai avec insistance pour savoir, dans cette prise, comment on utilise les mains, comment on utilise les pieds. Alors, le professeur me dit « bon, reviens ! » et me projeta à nouveau. Je reposai la même question une troisième fois. Cette fois, il me dit « pourquoi est‐ce que tu veux savoir ça ? Ce n’est qu’en le répétant plusieurs fois que tu sauras le faire ! Allez, viens ! », et il me projeta encore et encore. L’entraînement était entièrement tourné vers la compréhension du corps.
Répondre aux questions
Comme son nom l’indique, le mondō 問答 consiste à répondre (答) aux questions (問). Les professeurs répondent aux questions des élèves, les élèves aux questions des professeurs. Les uns pour tenter de comprendre ce qu’ils n’ont pas saisi lors des autres moments de pratique (randori, kata ou kōgi), les autres pour vérifier que les élèves ont bien assimilé les messages essentiels nécessaires au progrès.
Le mondō est un moyen pour, du côté des pratiquants, poser des questions sur ce qu’ils n’ont pas compris sur le plan de la pratique et obtenir des réponses des professeurs et, pour ceux‐ci, de vérifier ce que les pratiquants comprennent et ne comprennent pas et, dans ce dernier cas, d’expliquer de façon à ce qu’ils comprennent.
Approfondir et ouvrir
Si le but premier du mondō est bien de « répondre aux questions », il a aussi pour objectif pédagogique d’enseigner aux élèves à interroger leurs certitudes, à questionner ce qu’ils ont déjà appris ou compris – ce qu’ils pensent avoir déjà appris ou compris. Il s’agit aussi de leur enseigner comment réinvestir ce qu’ils ont appris dans divers autres champs de connaissances.
Arima Sumitomo parle d’un apprentissage du raisonnement par induction, (kinō 帰納) et par déduction (en.eki 演繹); nous le verrons, Kanō Jigorō définit le troisième niveau de jūdō, jōdan jūdō 上段柔道, comme la capacité à comprendre que les principes découverts au travers de la pratique du jūdō sont les mêmes que ceux qui régissent la vie humaine et à les y appliquer. Kanō Jigorō considère par ailleurs que ce dernier niveau « demande beaucoup de créativité ».
Dans le kōgi, la démonstration est intellectuelle, savante, structurée mais extérieure aux élèves, ils y assistent. Dans le mondō, les professeurs tentent de stimuler l’intelligence des élèves en leur faisant vivre une expérience, en les obligeant à répondre (ou à réfléchir) à des questions devant les amener à découvrir, par une expérience vécue, concrète, des aspects qui auraient pu leur avoir échappé.
La pratique du jūdō, même du point de vue du corps, ne consiste pas à faire de l’exercice physique selon une seule méthode déterminée mais à déployer sa force dans des directions innombrables et à faire tous les mouvements qui permettent un véritable renforcement. De la même façon, du point de vue spirituel également, il ne s’agit pas de simplement comprendre sommairement un principe et de ne comprendre qu’une logique. Bien sûr, comme l’implique le mot même de renforcement, renforcer et pétrir – il ne s’agit pas d’avoir une connaissance superficielle – après avoir compris quelque chose, il s’agit de ne pas s’y arrêter, et de s’efforcer de pouvoir adapter cette compréhension à toutes sortes d’autres choses. C’est pourquoi, selon les cas, même s’il est clair que le pratiquant a globalement compris, le professeur doit volontairement préparer des questions difficiles pour le faire répondre ; une fois assuré de sa compréhension parfaite, il peut progressivement cesser ses questions. Dans la pratique du combat également, par exemple, comme il y a de nombreux principes, la simple écoute du kōgi, souvent ne nous pénètre pas vraiment. Faire un mondō sur le même sujet et éclaircir les choses est quelque chose qui ne doit pas manquer dans la pratique.
Il est difficile de ne pas faire le rapprochement avec un mot fort proche puisque dérivé de mondō : mondō-hō 問答法 , terme japonais traduisant la dialectique de Socrate. Nous n’avons pas trouvé trace de l’emploi de ce terme dans le sens actuel de « dialectique » aux alentours des années où Kanō Jigorō introduit cet exercice dans la pratique, c’est-à-dire entre les années 15 et 17 de l’ère Meiji (1882-1884), ni même de toute l’ère Meiji. Dans le livre intitulé Éthique – histoire et critique que Kanō Jigorō co-signé avec Tanahashi Ichirō 棚橋一郎 en 1888, le terme utilisé pour décrire la méthode de Socrate est suimon 推問, questionner avec insistance (p. 26).
Cette référence à Socrate n’est toutefois pas gratuite car, outre l’exercice du mondō qui dans la description qu’en fait Kanō Jigorō se veut proche de la maïeutique, Socrate est l’un des philosophes qui a fortement influencé Kanō Jigorō. Ce terme de mondō-hō 問答法 était, à cette époque, employé dans le sens de méthode pédagogique ou même dans le sens de « dialogue » en tant que principe narratif. Ainsi, dans kyōju oyobi kunren 教授及訓練, Enseignants et instruction, dans le chapitre consacré à mondō-hō, page 82 :
Les enseignants ne doivent pas négliger le mondō. Aux discours et explications, il faut ajouter pertinemment le mondō. […]
I. Objectifs du mondō
Les objectifs du mondō sont en résumé les trois points suivants :
1. Guider convenablement l’esprit ainsi que les actes des enfants et les amener à comprendre le principe des choses.
2. Les exhorter à faire fonctionner leur pensée par eux‐mêmes.
3. Stimuler ceux qui sont lents ou qui manquent d’attention.
[kyōju oyobi kunren 教授及訓練, Enseignants et instruction, dans le chapitre consacré à mondō-hō, page 82]
Le mondō est également l’un des procédés d’éveil de la secte zen Rinzai 臨済宗 ; or Kanō Jigorō avoue volontiers s’être inspiré des méthodes de cette secte bouddhiste, notamment pour les règles concernant le Cours Kanō, dont la création date du même mois que celle du Kōdōkan dont elle partage les locaux et, pour grande part alors, les élèves.
Dans le bouddhisme en général, mais surtout dans la secte zen rinzai, le mondō ou « questions et réponses entre maître et disciple » a une grande importance, surtout dans sa forme particulière du kōan 公案.
Ainsi, au-delà des règles du Cours privé, l’influence des pratiques bouddhiques, entre le kō 講 (de kōgi 講義 et de Kōdōkan 講道館) et l’exercice du mondō, s’avère importante dans la structuration de la méthode du Kōdōkan jūdō.
De façon générale, je pensais que de telles règles étaient bonnes mais quelque chose m’a servi de référence pour les définir. Le Jōmyō‐in d’Ueno est un temple de la secte Rinzai et le supérieur de lʹépoque avait étudié avec mon grand‐père, aussi, à cause de cette relation, rendait‐il souvent visite à mon père et, moi‐même, je me rendais parfois au temple. De façon générale, comme chacun le sait, les commandements de la secte Rinzai sont très stricts : un seul repas par jour, le matin dès le lever à quatre heures sʹemployer au ménage, être attentif à la propreté du temple à lʹintérieur comme à lʹextérieur, que pas la moindre poussière ne reste dans l’enceinte du temple. L’ayant observé de mes propres yeux, je mʹy suis référé en ce qui concerne le lever matinal du Cours ainsi que le ménage, entre autres.
En dernier lieu, si l’on en croit Jūdō uchū mondō 柔道雨中問答 (Mondō de jūdō sous la pluie), livre écrit en 1806 par Mizuno Wakasa no kami Tadamichi 水野若狭守忠通, élève direct de Suzuki Kuninori, le fondateur du courant Kitō- ryū jūdō, qui décrit la façon dont doit se passer un mondō, nous devons supposer que cet exercice se tenait au moins dans cette branche de l’école Kitō. Kanō Jigorō a toutefois toujours conservé le silence. Peut-être l’ignorait-il ? Cela semble d’autant plus invraisemblable que dans son article publié dans le n°3 de la revue Nihon bungaku 日本文学, Kanō Jigorō cite un écrit intitulé Kitō-ryū tōka mondō 起倒流灯下問答 (Mondō sous la lampe de l’école Kitō).
Malgré cet héritage, il est très probable que Kanō Jigorō, lorsqu’il était étudiant de jūjutsu, n’ait jamais connu de mondō.
Puisque les deux parties ont la parole, professeurs et élèves, il faut établir des règles pour que la parole puisse circuler, puisse vivre et profiter à tout le monde. Et, pour que l’exercice soit constructif, il faut que tout le monde l’aborde avec la bonne attitude.
Les professeurs
Le mondō est un exercice exigeant. Pas seulement pour les élèves : les enseignants y sont confrontés aux questions de leurs élèves, mais aussi à la façon dont leur enseignement s’est transmis, ce qu’ils en ont compris et retiré. En fonction de ce que les élèves ont assimilé – ou non – les enseignants doivent être en mesure d’orienter les séances d’enseignement suivantes.
Le mondō a aussi pour objectif de rappeler aux enseignants que leur tâche, selon Kanō Jigorō, n’est pas d’inculquer aux élèves des connaissances, mais plutôt de les aider à acquérir les moyens intellectuels de penser du mieux possible par eux- mêmes, c’est-à-dire de se servir des outils acquis et non de les collectionner. La leçon – que ce soit le kata, le randori, le kōgi ou même les autres interventions du mondō – doit laisser place, de la part de chacun des élèves, au questionnement, un questionnement que le professeur doit non seulement tolérer, mais encore encourager.
[…] il arrive souvent, en particulier quand un élève a progressé dans ses études et sa réflexion, qu’il lui devienne difficile d’admettre ce que le professeur enseigne : c’est dans la logique des choses. En un tel cas, et dans les limites du temps imparti pour le cours, il est nécessaire de leur permettre de poser leurs questions sur les points les moins clairs.
Le mondō est un moyen efficace qui, vu des pratiquants, consiste à poser des questions sur ce qu’ils ne comprennent pas dans la pratique et à obtenir des réponses des professeurs et, vu du côté de ces derniers, il s’agit de vérifier si les élèves comprennent ou non et, dans ce cas, leur expliquer afin qu’ils comprennent bien. Dans la pratique de jūdō, même en ce qui concerne le corps, il n’y a pas qu’une seule méthode prédéfinie selon laquelle on bougerait mais on déploie notre énergie dans toutes les directions sans restriction, là où les mouvements répondent vraiment à l’objectif de se forger ; de la même façon, en ce qui concerne l’esprit, on ne se contente pas de saisir un principe général, de ne comprendre qu’une partie de la voie [domaine / principe]. Bien sûr, comme l’indique le mot tanren [« forger » 鍛錬], forger [鍛] et travailler [pétrir, malaxer] [ 錬 ], ne pas se contenter d’une compréhension brute des
choses, une fois compris, sans s’arrêter là, tâcher de pouvoir l’appliquer librement à toutes sortes d’autres choses. C’est pourquoi, selon les cas, pour pouvoir être certain que les pratiquants comprennent sommairement, les professeurs préparent des questions difficiles et, après s’être assurés de la parfaite compréhension, ils arrêtent finalement. Dans la pratique du combat notamment, comme il y a de nombreux principes impliqués, il arrive souvent qu’on ne les intègre pas réellement par la simple écoute du kōgi. Alors, les clarifier au travers du mondō ne doit pas faire défaut dans la pratique. C’est pour ces raisons que le mondō est particulièrement important dans l’enseignement du jūdō.
De plus, le professeur doit aussi accepter que ce questionnement, non seulement laisse apparaître les points les moins clairs de la leçon, mais aussi les éventuelles failles de l’enseignement. Par le mondō, Kanō encourage ainsi les professeurs à accepter le difficile exercice de la remise en question –, et à ne pas le ressentir comme un manque de respect.
De plus, dans la mesure du possible, les professeurs doivent faire en sorte que le temps de dialogue soit réparti entre tous les élèves, afin que chacun puisse s’exprimer.
Les élèves
Si le kōgi doit enseigner aux élèves à recevoir l’enseignement que leurs professeurs leur offrent, le mondō qui suit leur suggère de garder une attitude de questionnement, leur montrant que les questions, les critiques, la confrontation des idées sont des attitudes légitimes. Mieux que légitimes, indispensables à un véritable apprentissage, celui qui permet de comprendre et de faire siennes les connaissances transmises.
D’autre part, chacun pouvant intervenir et l’assemblée étant nombreuse, il est fort probable que, quel que soit le sujet, une personne – élève ou professeur – expose un point de vue, un questionnement, que l’on n’avait pas envisagé, ce qui incite à la modestie, même vis-à-vis de sujets que l’on pense maîtriser. Et relativise toute sensation ou impression de maîtrise.
Toutefois, il ne s’agit pas de faire en sorte de remplacer le raisonnement individuel par la possibilité de questionner à tort et à travers. La réflexion doit être mûre mais parvenue à une impasse dont, malgré de réels efforts, on ne peut s’extraire. Alors il est juste de poser une question précise qui permettra à tout le monde de progresser et, à son auteur, de ressentir le plaisir de l’incompréhension ou du paradoxe qui se dissipe.
Du point de vue de l’élève, il faut recevoir l’enseignement du professeur en tâchant de garder au plus court le temps des questions individuelles, et poser de préférence des questions simples qui portent sur les points essentiels. Pour cela, il est essentiel d’avoir d’abord suffisamment étudié par soi‐même. Sinon, non seulement on gaspille le temps commun mais il reste toujours de nombreux points obscurs dans l’explication du professeur et les profits que l’on peut en tirer sont extrêmement faibles. Dans l’ensemble, suivre la voie de l’étude ne revient pas à créer un cœur qui demande le plus possible au professeur, mais nécessite plutôt la mise en place d’une attitude tournée vers l’étude et un travail personnel important. Quand on a suffisamment étudié et travaillé par soi‐même, alors on peut commencer à poser des questions sur des éléments qui malgré nos efforts restent hors de notre portée. Alors, avec seulement un ou deux mots d’explication, les difficultés s’évanouissent – et c’est un plaisir qu’il est impossible de ne pas ressentir ; là, les progrès personnels de l’élève, tant sur le plan moral que théorique, deviennent évidents. Confucius disait : « Si l’élève n’est pas passionné, il ne faut pas lui enseigner ; si l’élève ne cherche pas à s’exprimer, il ne faut pas le guider ; si, lorsqu’on lui dévoile un angle, il ne se met pas à chercher par lui‐même les trois autres, il ne faut pas insister ». Même un professeur comme Confucius affirmait son incapacité à enseigner à un élève qui refuse d’avancer un peu par lui‐même.
Il est difficile de savoir exactement ce qu’il se disait lors des mondō – contrairement aux kōgi (dont il subsiste certaines préparations et certaines publications), C’est tout à fait logique puisque le mondō est un exercice vivant : il ne suit pas de plan prédéterminé, chaque participant rebondissant sur les interventions précédentes et les prenant en compte… exactement comme en randori.
Le mondō est aussi une confrontation : de points de vue, de degrés de compréhension, d’expériences. A ce titre il se rapproche encore du randori. Poser une question, y répondre, relancer le débat sont autant de prises de risques, comme, encore une fois, lors du randori.
Enfin, le mondō est une confrontation qui n’a pas pour but de déterminer un vainqueur et un vaincu mais d’ouvrir les participants, actifs, par l’expérience vécue, à d’autres champs de compréhension, à un gain d’expérience. Il s’agit, pour le bénéfice de tous les présents, d’approfondir le principe. Voilà qui parachève la comparaison avec le randori.