Randori 乱取

Le randori, exercice très prisé mais souvent mal compris.

L’exercice

Le randori est un jeu d’adresse où il s’agit de faire tomber le partenaire, ou de lui porter une clé ou un étranglement, ou encore de l’immobiliser au sol. Il se pratique à deux et consiste à faire preuve, dans le jeu de l’opposition, d’une meilleure maîtrise technique, d’une meilleure capacité à appliquer les principes du déséquilibre, de la projection et du contrôle que le partenaire. Comme il s’agit d’un corps à corps où chacun cherche à prendre le dessus sur l’autre, il est souvent pris – y compris par les pratiquants eux-mêmes – pour ce qu’il n’est pas : un combat. C’est une dispute, une lutte, certes, mais entre deux habiletés et où l’enjeu est le progrès. Plus encore, le progrès mutuel.

Le randori est une forme de rencontre librement consentie qui ne repose pas sur une convention, tant qu’on ne se manque pas de respect l’un envers l’autre et qu’on ne blesse pas le partenaire.

Le randori est un laboratoire. Ainsi, chacun est libre de faire ce qui lui apparaît pertinent pour atteindre le but fixé et accepté par les deux protagonistes, dans la mesure où cela ne met pas en danger l’intégrité physique de l’autre. C’est pourquoi les techniques jugées trop dangereuses comme les coups, les ciseaux au torse et les clés sur les articulations autres que le coude y sont prohibées.

Le randori commence debout et à distance et se termine au sol. A des fins pédagogiques, pour approfondir l’étude des différents domaines, souvent les évolutions debout et au sol sont séparées. On parle alors de randori de tachi-waza 立技 (debout) et de ne-waza 寝技 (au sol).

Le randori est une méthode qui consiste à ce qu’en général deux personnes se disputent techniquement afin d’atteindre un but préalablement fixé : projeter s’il s’agit de projeter, étrangler s’il s’agit d’étrangler par exemple. Toutefois, comme aucun des deux ne doit se blesser ou manquer de respect, il convient de faire de cela la première condition.

Ensuite, comme il faut faire en sorte de tirer de nombreux bénéfices de cet exercice, on ajoute diverses autres conditions. Tant que celles‐ci sont respectées, on peut s’exercer selon une méthode libre.

Le terme

Randori, composé de 乱, lu ran, « désordonné », et de 取, lu dori (sonorisation de la lecture tori), « saisie ». La traduction serait donc « saisie désordonnée », dans le sens de non convenue, non attendue, libre, c’est-à-dire que chacun peut attaquer – ou défendre – comme bon lui semble.

Kudō Raisuke 工藤雷介 dans Jūdō japonais, annales secrètes476, propose une origine de ce mot. Nous n’avons pas trouvé d’autre source allant dans ce sens et nous ne pouvons pas en vérifier l’exactitude historique, cependant sa théorie semble intéressante, ne serait-ce que pour l’éclairage qu’elle donne.

Kudō Raisuke s’appuie sur un extrait du Tsuki no shō 月之抄 (Extraits de la lune) de Yagyū Jūbee Mitsuyoshi (柳生十兵衛三巌, 1607-1650). Celui-ci, héritier de l’école Yagyū Shinkage 柳生新陰流 et maître de sabre de Tokugawa Iemitsu (徳川家光, 1604-1651, troisième shōgun Tokugawa, au pouvoir à partir de 1623) a compilé dans son ouvrage les récits de son grand père, Yagyū Sekishūsai Muneyoshi 柳生石舟斎宗厳 (1529-1606), et de son père, Yagyū Tajimanokami Munenori 柳生但馬守宗矩 (1571-1646). Cette école ne se limite pas au sabre et comprend également une partie jūjutsu, appelée yawara 和, et c’est à ce propos que Yagyū Jūbee dit :

Le yawara est une invention de Shichirōemon (Masakatsu ou encore Yūzen). L’une de ces écoles s’appelle la Ryōi shintō yawara. […] Dans ce yawara, il est un secret nommé « ran » . Lorsque le vent se lève et devient tempête : ni corps, ni voix, ni bruit478. Il frappe avec violence ce qui est fort et ce qui est faible s’adapte. Même si le vent ignore qu’il frappe le corps, s’il voulait le briser, sa technique est extrême. […] Le secret est que le mal devient à l’inverse le bien, l’intelligent devient, à l’inverse, le sot. Ce n’est absolument pas quelque chose qu’il faut faire à la légère. Lorsque l’on se comporte avec modération tout en conservant la saveur, même si la honte vient, même si le vent souffle avec violence, c’est comme si la brume ne se levait pas…
[Yagyū Jūbee]

Le nom de l’école citée, l’école Ryōi shintō, éclaire le sens de ce passage. Ryōi 良移, « si l’on change habilement [que l’on passe du fort au faible et vice- versa intelligemment] », shintō 心当 « notre intention / volonté s’applique / fait mouche ».

Ce secret ran 嵐, de la « tempête », consiste donc à être capable de conserver sa posture, son centre, son intention, en s’adaptant avec justesse aux circonstances extérieures.

Pour simplifier une généalogie complexe et embrouillée, Fukuno Shichirōemon Masakatsu 福野七郎右衛門正勝, cité par Yagyū Jūbee, apparaît bien – à différents titres mais quelque soit la version – parmi les fondateurs de la Kitō-ryū, une des deux écoles dont Kanō Jigorō est l’héritier. C’est ce qui permet à Kudō Raisuke d’affirmer que : « « ran » (嵐) s’est transformé en « ran » (乱). Ce ran (乱) est le ran du « randori » (乱取) en jūdō actuel. »

Ainsi, ran, ce serait être capable de conserver sa posture dans la tempête (嵐), quand tout est tellement « désordonné » (乱), tellement sens dessus dessous que l’on ne peut se fier aux repères habituels.

D’ailleurs, si nous inversons l’ordre des caractères qui composent randori, nous obtenons 取り乱す torimidasu ou 取り乱る torimidaru qui, dans les deux cas, signifient « perdre ou faire perdre la tranquillité d’esprit » et où tori 取 est un « (préfixe) ([qui] s’attache au mot verbal) pour insister sur le ton, renforcer la portée d’un mot ».

Le randori consiste donc à être dans une situation où tout est fait pour nous perturber mais dans laquelle on ne perd pas de vue notre but et où on s’adapte aux circonstances pour l’atteindre finalement.

C’est sans doute de là que viennent les références fréquentes au saule dans les jūjutsu (yanagi / yō 楊 Salix gracilistyla, saule des rivières) : Yōshin-ryū 楊心 流, Tenjin shin.yō-ryū 天神真楊流… Il est souvent évoqué la façon dont ces arbres se délestent du poids de la neige qui s’accumule sur leurs branches : elles cèdent et reprennent leur position initiale, exemple de la fermeté souple ou de la souplesse ferme. Dans la tempête, les branches de ces arbres sont ballottées, s’adaptent à chaque nouvelle bourrasque. Elles ne cassent pas, et, en cédant, elles contribuent à détourner le plus fort de la bourrasque du tronc, qui lui, ne bouge jamais.

Les jūjutsu et le randori

Dans les écoles de jūjutsu, l’entraînement était d’abord basé sur le kata. Le kata permet aux élèves de ces écoles d’étudier l’une après l’autre les situations les plus intéressantes, et de mettre en application attaques et défenses sans danger, y compris avec armes.

La période qui précède et suit directement la Restauration de Meiji (1868) est particulièrement dévastatrice pour les jūjutsu en général – désintérêt pour la pratique, fermeture des dōjō, héritiers condamnés à se recycler, pratiquants qui se donnent en spectacle, etc. ; mais la situation a une conséquence inattendue. Un certain nombre de passionnés, surtout parmi les anciens professeurs du Kōbusho 講 武所, plutôt que de se résoudre à arrêter toute pratique – faute d’élèves – commencent à échanger entre eux. Ainsi, après presque trois siècles de cloisonnement et de secrets jalousement gardés, en quelques années, ces malheureux experts passent de rivaux avares de leur savoir à compagnons d’infortune partageant leurs connaissances.

[…] en fait, le jūjutsu, autrefois, ne consistait pratiquement quʹen des kata. Après lʹabolition du shôgunat, on commença par ce que l’on appelle le nokori‐ai de kata et, finalement, le randori commença. Que les jūjutsu‐ka sʹy investissent grandement est extrêmement récent et, avant la restauration, nombreux étaient les pratiquants de jūjutsu qui ne faisaient que des kata et nʹont jamais fait le moindre randori.

Puisque la pratique est basée sur les kata, c’est-à-dire des situations prédéfinies d’attaque et de défense, ces situations deviennent la base des échanges. Sur telle attaque, cette école propose cette réponse, tandis que cette autre école propose telle autre etc. Sans doute autant de réponses que d’écoles, voire d’experts, mais, l’important étant de pouvoir les appliquer, le jeu devient de répondre chacun à sa façon à l’attaque proposée. Puis à une succession d’attaques déterminées, d’abord dans un ordre défini, puis dans le désordre. Et, finalement, à des attaques non convenues. L’ancêtre du randori de jūdō vient de voir le jour, quelques années à peine avant que Kanō Jigorō ne commence l’étude du jūjutsu.

En effet, les kata de jūdō sont comme la grammaire qui permet la construction des phrases tandis que le randori est lʹexercice de composition. Ainsi, de la même façon que pour écrire une phrase, la connaissance de la grammaire est indispensable, les kata sont nécessaires au randori. Une parfaite maîtrise de la grammaire ne fait pas aussitôt de nous des prosateurs de talent, mais il est aussi difficile de rédiger des phrases justes en écrivant à tort et à travers sans connaître la grammaire. De la même façon, en jūjutsu, la pratique des kata permet une compréhension de tous les aspects de lʹattaque et de la défense, mais il est difficile dʹen avoir la maîtrise pratique.
Mais, lorsquʹon étudie exclusivement le kata, comme il sʹagit de réagir selon une forme convenue et dans un ordre prédéfini, quand le partenaire vient dʹune façon non convenue, il arrive souvent que lʹon soit pris de court et que lʹon se trompe. Cʹest pourquoi se confronter à des situations où lʹon ignore quelle technique va nous être portée et de quelle façon, est absolument indispensable. Cʹest quand un tel exercice va de pair avec le kata que l’on commence à obtenir une pratique complète du jūjutsu.

Je ne sais pas exactement en quelle année, mais je me demande si ce n’était deux ou trois générations avant mes professeurs.

Au sein même des écoles, le jeu prend de l’ampleur et connaît diverses variantes et graduations, dont le premier degré est d’exécuter un kata mais en laissant uke modifier à loisir l’ordre d’attaque, obligeant tori à s’adapter rapidement, et le dernier degré de garder toute liberté pour l’attaque comme pour la défense. Ces exercices prennent plusieurs noms : nokori-ai 残り合い, kata nokori 形残り ou midare-geiko 乱れ稽古.

C’est sans doute de ce dernier nom que le terme randori est né. Il n’est pas possible de démontrer que celui-ci est de Kanō Jigorō, d’autant que lui-même ne le revendique pas comme tel. Néanmoins, le fait est que, d’une part, on ne le trouve pas – à notre connaissance – avant la création du Kōdōkan jūdō et que, d’autre part, il n’est employé que dans le jūdō.

Autrefois, l’entraînement de jūjutsu ne reposait que sur les kata puis, peu avant la Restauration, le nokori‐ai est apparu, s’est développé et a donné le randori.

Kanō Jigorō et le randori de jūjutsu

L’héritage

Kanō Jigorō a étudié deux écoles avec trois professeurs qui sont tous passés par le Kōbusho et qui ont tous travaillé le randori. Ce sont eux qui lui ont permis de découvrir cet exercice.

Cependant, comme mes professeurs du style Tenjin Shin.yō, comme celui du style Kitō, avaient tous pratiqué à la fois kata et randori, je les ai moi‐même étudié dans ces deux écoles. Quand on réfléchit à leur relation il est évident qu’il en aille ainsi, mais dʹun point de vue théorique également, ils étaient persuadés que le jūjutsu ne devait sacrifier aucun des deux au profit de l’autre.

A cette époque, le randori n’était pas comme aujourd’hui au centre : on commençait systématiquement par le kata puis, ensuite, on pratiquait le randori.

Néanmoins, le témoignage de Kanō nous indique qu’à l’exception d’Iikubo, ils insistaient surtout sur le kata, abandonnant aux jeunes la dimension du randori – dont ils avaient pourtant été les pionniers.

La pratique

Kanō Jigorō pratique ainsi le randori, d’abord à la Tenjin shin.yō, dans le dōjō de Fukuda.

Le disciple qui venait tous les jours au dōjō de Fukuda était un homme appelé Aoki. […] Tous les jours, j’apprenais du professeur le kata et, avec Aoki, nous nous y exercions et faisions randori.

D’ailleurs, lors de la venue au Japon du président Grant, Fukuda demande à Kanō de faire une démonstration du randori de jūjutsu. Un souvenir qui me reste du temps où je fréquentais le dōjō de Fukuda concerne la venue au Japon du général Grant. Comme Shibusawa voulait montrer le jūjutsu japonais au général, il demanda à Iso Masatomo et celui‐ci réunit un grand nombre de jūjutsu‐ka de la même école et nous nous rendîmes à Asukayama. A cette occasion, Godai et moi avons montré à Grant ce qu’est le randori.

Ensuite, toujours à la Tenjin shin.yō-ryū, Kanō Jigorō pratique auprès de Iso Masatomo – où la pratique reste plutôt réservée aux jeunes fougueux.

Le professeur [Iso] Masatomo avait déjà presque soixante ans et n’enseignait plus le randori en personne mais, expert de kata, il l’enseignait lui‐même. Pour le randori, il y avait deux assistants (l’un s’appelait Satō et l’autre Muramatsu) sur qui reposait principalement l’enseignement […].

Enfin, Kanō Jigorō découvre une nouvelle façon de pratiquer le randori à l’école Kitō. Là, le critère principal de la pratique n’est pas la fougue, la force physique, ni même la capacité à imposer à l’autre l’application d’une technique ou d’une autre. Avec Iikubo (qui, contrairement aux autres, enseigne encore le randori à plus de cinquante ans) Kanō Jigorō expérimente une autre forme de randori, dans laquelle son professeur lui démontre, inlassablement, sa meilleure compréhension des principes fondamentaux, des postures et placements.

Le professeur Iikubo avait déjà alors plus de cinquante ans mais il pouvait encore bien pratiquer le randori, et je m’engageais dans cet entraînement avec ardeur. Au début je ne pouvais rien faire.

Kanō Jigorō a donc eu la chance, par le hasard des choses, d’étudier avec trois professeurs qui laissaient une part de l’entraînement quotidien au randori – ce qui est alors loin d’être le cas dans la plupart des autres écoles.

Quand on parle, surtout aujourd’hui, du jūdō qui se pratique dans les dōjō, on pense forcément au randori mais, avant que je ne fonde le Kōdōkan jūdō, de nombreux jūjutsu‐ ka ne pratiquaient que le kata ou, tout du moins, pratiquaient principalement le kata. Non qu’il n’y ait pas eu d’autres écoles à avoir grandement développé le randori mais, dans la région de Tōkyō, je me demande si ce ne sont pas les écoles Yōshin et Kitō qui l’on le plus fait. L’école Tenjin shin.yō également, née de la fusion de la Yōshin et de la Shin‐no‐ shin, pratiquait assez le randori. Comme à l’origine j’ai étudié la Tenjin shin.yō et la Kitō, les jūjutsu que j’ai pratiqués sont, parmi les jūjutsu anciens, ceux qui accordaient le plus d’importance au randori.

Deux expériences fondatrices

Nous avons déjà expliqué comment Kanō Jigorō s’y prend pour mener son étude technique et tactique afin de l’emporter dans l’exercice du randori contre Fukushima ; nous avons également rapporté à quel point l’efficacité de Iikubo en randori trouble le jeune fondateur du jūdō et le pousse à mener plus loin son étude du principe jū.

Certains éléments fondateurs de la méthode du jūdō découlent ainsi de l’étude du randori : le choix de la posture shizen-tai 自然体, « posture naturelle » en particulier, et bien entendu le principe de kuzushi 崩し « destruction », tsukuri 作り « construction », kake 掛け « placement ».

Le randori au centre

C’est donc conscient des recherches que l’exercice du randori permet, du potentiel qu’il renferme, que Kanō Jigorō en fait l’un de ses principaux objets d’enseignement.

En fait, il conserve le kata comme une grammaire, une référence, et insiste sur la composition libre, le randori, au cours duquel les fautes sont plus directement sanctionnées.

Que, comme aujourd’hui, n’importe qui puisse sans préambule faire du randori, que de nombreuses personnes ne s’intéressent pas au kata, date d’après la création du Kōdōkan. Pourquoi en ai‐je décidé de la sorte ? Plutôt que d’une « décision », on pourrait parler d’une « évolution ». Quand j’ai fondé le Kōdōkan, j’ai choisi une méthode d’enseignement différente de celle qui m’avait été appliquée. Lorsque j’étais élève, nous commencions par le kata ; devenu enseignant, j’ai décidé de commencer par le randori.
Mais cette façon d’enseigner le randori n’était pas comme aujourd’hui accompagnée d’indispensables explications, ne consistait pas non plus simplement à projeter et être projeté mais j’enseignais le randori tout en enseignant par le kata que si l’on fait cela, il se passe cela, que si l’on fait ceci, il se passe ceci. J’ai employé une méthode exactement semblable à enseigner à composer tout en commentant la grammaire. C’est pourquoi c’est à dessein que je n’enseignais pas le kata mais je faisais en sorte qu’ils comprennent naturellement le sens du kata en même temps que l’exercice de randori.

Kanō Jigorō enseigne le jūdō en passant beaucoup par l’exercice du randori. Il donne des consignes simples – quoique malaisées à mettre en œuvre : respecter la posture shizen-tai ainsi que les étapes de la projection : kuzushi, tsukuri, kake. Cette façon de pratiquer le randori est radicalement nouvelle dans l’univers des jūjutsu.

Un bouleversement

Insister sur ce qui fait sens

En randori, le « choix de la faiblesse » est essentiel. Il ne s’agit pas de s’imposer à l’autre par la puissance musculaire. Il convient de chercher d’autres voies, plus élaborées, qui toutes doivent répondre au principe : seiryoku zen.yō 精 力善用 « bonne utilisation de l’énergie ».

Notre hypothèse est que l’exercice qui consiste à ne pas opposer la force à la force est particulièrement difficile dans une situation de corps à corps, quand, justement, le poids, la force, la taille de l’autre s’imposent. C’est la situation la plus difficile que l’on puisse rencontrer, et c’est dans cette difficulté maximale qu’il convient de trouver des solutions.

Nous pensons que c’est exactement en raison de cette difficulté accrue (rendant la démonstration plus manifeste) que Kanō Jigorō – et donc le jūdō – s’est d’abord focalisé sur le corps à corps, ne conservant le travail à distance longue ou moyenne (et donc le travail d’atemi 当身 « de frappes au corps ») qu’aux exercices spécifiques d’applications martiales et aux kata.

Accumuler de l’expérience

Combattre sans utiliser sa puissance physique est un exercice subtil, difficile. L’exercice, la répétition sont nécessaire. Il est donc essentiel – c’est, comme nous l’avons déjà vu l’une des conditions de la pratique – de ne pas se blesser.

Kanō Jigorō va donc supprimer du randori tout ce qui est trop dangereux, toutes les techniques qui soit blessent directement – et donc sont parfaitement adaptées à une perspective de combat réel mais totalement inadaptées au combat de jūdō –, soit sont trop difficiles à contrôler. Cette suppression de ce qui est pourtant « efficace » démontre bien que « l’efficacité » en combat n’est pas ce que recherche Kanō Jigorō. Ce qu’il recherche c’est, pour chacun de ses élèves, la possibilité de pratiquer, d’accumuler de l’expérience.

De même, être projeté sans subir de traumatisme physique est essentiel. C’est à cela que sert le travail des ukemi, techniques de chute, que nous avons déjà présentées. Sans ces techniques de chute, pas de randori et donc pas de jūdō, possible. Les ukemi permettent de se confronter sans craindre la sanction d’une erreur, tout en conservant sans peur la posture shizen-tai.

Le mouvement

Par son nom même, le randori suggère le mouvement. Le mouvement, c’est cette désorganisation (ran 乱) qui oblige l’ensemble de la structure à se réorganiser, se re-centrer, ce souffle de vent imperceptible qui fait lever la tête en été, la rentrer dans les épaules en hiver. C’est aussi la tempête (ran 嵐), quand tout est ballotté, que rien ne reste en place, que les repères, les bases disparaissent et que nul ne sait d’où viendra la prochaine vague, la prochaine bourrasque. Désorganisation et tempête obligent à tenter de rétablir les appuis. Mais le vent varie, repousse, pousse. Chaque mouvement devient incertain, toujours plus instable. Dans le cadre du randori de jūdō, chercher désespéremment un appui revient à s’appuyer sur l’autre, seul appui disponible – lui-même pourtant variant sans cesse.

Le mouvement n’est pas une notion uniquement physique. Être en mouvement, être mobile, c’est être capable d’adaptation. Adaptation à l’autre, à ses mouvements. Prendre l’initiative et être capable de désorganiser l’autre, physiquement et / ou mentalement.

Où katame-waza devient ne-waza

Il est une dimension, dans le jūdō, qui fait figure d’exception, presque d’anomalie : le travail dit « au sol » ou ne-waza 寝技 – ne 寝, « couché », « allongé » – et dont le développement est directement lié à celui du randori. Historiquement, Kanō Jigorō ne mentionne pas de ne-waza. La distinction classique sépare, en jūjutsu comme en jūdō, le nage-waza (technique de projection) et le katame-waza (techniques de contrôle).

Katame n’apporte aucune nuance de sens qui se rapporterait au « travail au sol ». Les étranglements (shime-waza) et les clés (kansetsu-waza), hérités des écoles jūjutsu se travaillent aussi bien debout qu’au sol (le kime-no-kata en est l’héritage). Nombreuses étaient les écoles de jūjutsu qui en étaient d’ailleurs spécialistes, de même que dans le travail des coups (ate-waza), tandis que peu s’intéressaient au nage-waza. Les méthodes de ces écoles permettaient ainsi, bien sûr, de mettre l’adversaire hors de combat, mais surtout de le maîtriser, en vue par exemple de l’arrêter ou de le ligoter.

Or, la pratique quasi-exclusive du nage-waza, plusieurs heures par jour, rend les jūdōka extrêmement difficiles à maîtriser. Experts dans l’art du mouvement, ils deviennent difficiles à simplement arrêter – du moins tant qu’ils se tiennent debout… C’est la conclusion à laquelle les experts du katame-waza, tel Tanabe Mataemon 田辺又右衛門, parviennent rapidement : pour maîtriser un jūdōka, il faut éliminer le risque de projection et arrêter le mouvement, en portant le travail au sol. Le travail au sol, ne-waza, certes issu du katame-waza, naît ainsi du travail de certains pratiquants désireux de s’imposer face à des partenaires devenus trop efficaces dans leur travail debout.

Kanō Jigorō ne cautionne pas cette nouvelle tendance qui se dessine sous ses yeux. Pour lui, cette stratégie n’a pas de sens. D’un point de vue guerrier d’abord, elle serait inefficace contre plusieurs adversaires. D’un point de vue pédagogique ensuite, elle n’a pas de sens puisqu’elle étouffe le mouvement, d’où naît le progrès.

Pourtant, ce seront les pratiquants de jūdō eux-mêmes qui créent définitivement la rupture, dans un double mouvement. Ils abandonnent d’abord toute tentative de katame-waza dans les séquences debout. Ensuite certains, comme par exemple Oda Tsunetane 小田常胤 deviennent de véritables experts dans le travail au sol. Enfin, le ne-waza fait son apparition – avec succès – en compétition, consacrant son succès auprès des jūdōka. Le terme ne-waza, à connotation plutôt péjorative à l’époque, se répand très probablement dans le milieu étudiant aux environs de 1915, pour finalement imposer la division travail debout / travail au sol (tachi-waza / ne-waza) au détriment du couple historique nage-waza / katame-waza. Kanō Jigorō, qui désapprouve, finit cependant par reconnaître cette évolution en reprenant lui-même les termes en juin 1918.

Donc, si les couples nage-waza / katame-waza et tachi-waza / ne-waza, ne se placent pas tout à fait sur le même plan, dans la réalité de la pratique, les seconds décrivent les premiers.

Aspect lié au combat

Même si le randori de jūdō n’est, ni ne prétend être, un combat, au sens de lutte pour sa survie, il s’agit d’une confrontation au corps à corps qui se solde par une chute, un étranglement, une clé… Faire randori c’est donc accepter la confrontation physique, avec toutes sortes de personnes, de tout gabarit et de tout niveau, plusieurs fois par entraînement. Cette répétition du combat, même ritualisé, permet d’apprendre à se connaître, à mesurer ses forces et ses faiblesses dans une situation de ce type. De plus, le randori apprend à chaque pratiquant à reconnaître les situations d’avantage qui lui sont propres et à savoir en profiter, à l’aide d’une technique polie par l’expérience.

Un autre aspect du randori consiste à apprendre à faire en fonction de ses moyens. De ses moyens techniques, d’une part, mais aussi physiques, psychologiques etc. Quel que soit le rapport de force, il faut trouver la solution avec ce que l’on possède : son corps, son intelligence, son expérience, son bagage technique, sa volonté, etc. L’entraînement quotidien enseigne par ailleurs que ces qualités ne sont pas constantes : il arrive que l’on soit en forme ou fatigué, calme ou troublé, qu’une blessure nous empêche de faire ce que l’on fait d’habitude, etc. Quoi qu’il en soit, il faut trouver une solution au problème donné, avec les arguments dont on dispose à ce moment précis, même si la situation semble largement en notre défaveur.

Le jūdō apprend aussi à évoluer debout et au sol. Plus encore, il apprend à gérer le passage de l’un à l’autre. Ce qui est important car, dans un combat, si projeter peut parfois suffire, en général cela met surtout en bonne posture pour aller vers une technique de soumission.

Aspect physique

Le randori fait travailler sinon tous les muscles, du moins la grande majorité. Qui plus est sans une trop grande latéralisation – même si, en fonction de chaque posture, l’équilibre entre le côté gauche et droit ne peut pas être parfait.

Quand on traite du randori du point de vue de l’éducation physique, il faut s’efforcer de faire en sorte, dans la mesure du possible, de ne pas perdre la posture naturelle, de réaliser l’amplitude naturelle des articulations, de développer chaque partie du corps de façon équilibrée et harmonieuse, de pouvoir y mettre de la force quand on veut en mettre, qu’elle devienne toute souple si on veut l’en retirer et que le corps dans son ensemble comme chacune de ses parties puisse bouger de façon vive et légère.

En outre, la confrontation permet de mieux connaître les limites de son propre corps : sa capacité de résistance, de mouvement, d’adaptation, d’équilibre, de réaction, de vitesse. Elle permet aussi de travailler et de développer ces différentes qualités.

Aspects mental et spirituel

Ce que le randori enseigne sur le plan martial – faire avec les moyens dont on dispose – peut être transposé sur le plan mental et spirituel.

Ainsi, le randori enseigne à s’adapter à la situation, à réagir en fonction des données du problème sans perdre de vue l’objectif. Il y a différentes adaptations : ne pas choisir les mêmes solutions techniques en fonction des situations en est une, être opportuniste – c’est-à-dire profiter dans l’instant de ce qui est offert pour atteindre directement le but fixé en interrompant la stratégie construite – en est une autre.

Le plus grand bénéfice que peut nous apporter l’exercice du randori, à la fois sur le plan physique et spirituel, est de développer la capacité à s’adapter aux circonstances.

Le randori enseigne aussi à maîtriser le mouvement. Il est toujours préférable d’en être à l’origine, d’être celui qui le crée plutôt que celui qui doit s’y adapter. Il est préférable d’agir que de réagir. C’est ce que Kanō appelle « prendre les devants ».

De plus, dans le combat de jūdō, il y a l’enseignement que l’on appelle « prendre les devants ». Il s’agit, en un mot, avant que l’autre ne porte une technique, d’en lancer une avant et, en somme, c’est comme jouer en premier au go ou aux échecs japonais.

Le randori enseigne aussi l’engagement : faire un choix, puis l’assumer entièrement. Dans le cadre du randori, si une opportunité se dessine, une fois la décision d’action prise, il n’est plus question d’hésiter que ce soit physiquement ou mentalement (ou bien cette hésitation sera probablement sanctionnée).

Ensuite, dans les enseignements du combat de jūdō, il y a également ce que l’on pourrait appeler « mûrement réfléchir et agir résolument ». Une réflexion mûre consiste à, avant de lancer quoi que ce soit, à bien comprendre les circonstances et à réfléchir parfaitement, et agir résolument signifie, une fois la décision prise, de la mettre en œuvre résolument sans délai et, quand on essaie d’appliquer ces enseignements à la voie des règles de conduite de l’homme, il y a vraiment d’innombrables choses auxquelles cela correspond bien.

S’engager n’est pas s’obstiner. Le randori enseigne également à ne pas s’acharner dans une direction. S’engager fermement, mais savoir aussi quand il est nécessaire de s’arrêter, avant que la situation ne se retourne. Un apprentissage délicat, qui demande du temps et de l’expérience, assurément !

Maintenant, il y a aussi un enseignement qui peut paraître un peu contraire à cet « agir résolument ». Cet enseignement est « savoir où s’arrêter » et a pour sens de, jusqu’à un certain point, même si on lance une technique résolument, si on atteint ce point, de s’arrêter là. Surle plan du travail de l’homme, ce genre de connaissance est des plus importantes.

Le randori apprend également une certaine forme d’attitude de recherche. C’est une pratique qui se nourrit de théorie et de mise en application, d’un aller- retour entre ces deux postures qui se nourrissent l’une de l’autre. Au fur et à mesure de ce travail, le progrès est ressenti intimement, aussi bien physiquement que mentalement : ce qui autrefois était impossible devient soudain accessible. C’est apprendre à n’exclure aucune solution, à ne rejeter aucun conseil, aucun avis, à faire sien et à travailler, même si deux « vérités » semblent inconciliables ou paradoxales. Faire randori, c’est devoir tantôt faire une chose et tantôt son opposé : tout dépend de la situation.

En dernier, parlons de la nécessité de ce que l’on appelle « complexité » mais la « complexité », est un mot qui comprend à la fois la propriété d’accueillir sans les détester les pensées nouvelles et la capacité à penser de nombreuses et diverses choses dans le même temps et de les ordonner sans les mélanger, et la raison pour laquelle c’est important sur le plan de la pratique du jūdō est que souvent, les gens, la force de leur conviction en leur propre pensée étant trop importante, même si une pensée supérieure apparaît, non seulement ils ne l’adoptent pas mais ils ne s’appliquent pas à en distinguer le bon et le mauvais et, en ce qui concerne la théorie des techniques de projection ou d’immobilisation du jūdō, c’est quelque chose qui peut arriver facilement à quiconque. Même si on réfléchit mûrement, passer à quelque chose de nouveau sans regarder est évidemment une mauvaise chose mais ne faire que défendre aveuglément sa propre théorie ne permet pas de progresser. Qu’il s’agisse de sa propre théorie, de celle de quelqu’un d’autre, d’une nouvelle, quand il s’agit de décider le bon, le mauvais, le juste et le faux, il faut les considérer de la même façon et décider avec détachement et calme. Ainsi, on ne déteste pas ce qui est nouveau, ce qui est le point de départ de la « complexité » et est indispensable au progrès. D’autre part, dans la théorie de combat du jūdō, qui est quelque chose d’extrêmement complexe, quand on réfléchit tout en même temps à la relation entre le corps et les membres, ou à leur position, ou à la façon de placer sa force ou la gestion des sentiments, comme une théorie se mélange à d’innombrables autres, il est vraiment difficile de savoir quel va être le résultat global. Essayer de relier ces théories complexes ou de faire la distinction et finalement arriver à une cohésion doit être le second élément de la « complexité » et une compétence indispensable. Comme pour pratiquer avec subtilité le jūdō, il faut absolument faire fonctionner cette compétence, cette propriété appelée « complexité » également se développe naturellement.

Le randori enseigne l’humilité. Le débutant n’a pas de solution à sa disposition. Le pratiquant plus avancé ne dispose pas d’une solution à toutes les situations, ou bien n’est pas toujours en mesure de les mettre en application. A tous les niveaux, ce n’est pas parce qu’une solution a été trouvée une fois que l’expérience est reproductible : réussir une fois n’est pas synonyme de savoir faire, ni de pouvoir refaire… de même qu’échouer une fois ne condamne pas à l’échec perpétuel !

[…] J’ai expliqué jusqu’ici peu à peu la méthode d’éthique et, en dernier, je souhaiterais évoquer ce qui constitue le secret du jūdō et son application. Pour dire ce dont il s’agit, c’est, en fait, une des compréhensions les plus fondamentales sur le plan du combat de jūdō, et il s’agit de l’enseignement suivant: «Vaincre et ne pas s’enorgueillir de cette victoire, perdre et ne pas s’effondrer de cette défaite, être en sécurité et ne pas commettre d’imprudence, être en danger et ne pas avoir peur : continuez simplement d’avancer sur la même voie». Si on essaie de réfléchir à cette idée du point de vue du combat de jūdō, quand on s’enorgueillit de la victoire après avoir gagné, comme par la suite on perd aussi, il faut, après la victoire, combattre en concentrant son esprit, de même que se faire tout petit parce qu’on a perdu n’est d’aucune utilité non plus, il faut bien sûr combattre en rassemblant son esprit. Il n’y a pas non plus de distinction à faire dans la façon de placer son esprit parce que l’on se trouve dans une position sûre. Quelle que soit la situation, appliquer le meilleur moyen possible selon cette situation est justement ce que l’on appelle suivre une seule voie. Alors, si je résume cet enseignement en un mot, cela devient : dans quel que cas que ce soit, utilisez toujours le meilleur moyen selon les circonstances. Si nous essayons maintenant d’appliquer cela au commerce, les pertes et profits sont chose courante dans ce métier mais comme s’inquiéter à outrance des pertes subies ne les fera certainement pas revenir, de même que commettre des imprudences parce qu’on a eu des profits est le meilleur moyen de les perdre aussitôt, il n’y a certainement pas meilleure politique que de toujours suivre la même voie qui consiste à toujours appliquer le meilleur moyen en fonction de la situation du moment, avec ce même et unique capital que l’on subisse des pertes ou que l’on connaisse des profits. Il y a d’autres endroits qui connaissent des combats comme la guerre ou les partis politiques mais ils ne répondent certainement pas à une logique différente.

Le randori, c’est aussi l’école de la disponibilité : il faut être disponible physiquement et mentalement pour saisir les opportunités et cela demande d’être tout entier à ce que l’on fait. Il apprend ainsi à gérer les émotions : la peur, la colère, l’envie ou son manque, les soucis extérieurs.

Le randori enseigne à aller à l’essentiel mais aussi à se concentrer sur l’essentiel : à discerner dans la tempête ce qui est important de ce qui ne l’est pas (les attaques réelles de ce qui n’est que feinte ou confusion, par exemple), tout en maintenant sa posture, à tout moment ; à prendre en compte l’environnement dans sa globalité (soi-même, ses forces, ses faiblesses, l’autre, ses forces, ses faiblesses, l’environnement proche, la situation globale, etc.).

Comme la part de cette application, peut être considérée à la fois comme assez intéressante et profitable même à l’intérieur de la méthode d’éthique, je souhaite en parler en détail mais, comme le temps a diminué peu à peu, je n’en donnerai aujourd’hui qu’un aperçu. D’abord, si je dois en donner un, parmi les enseignements du combat de jūdō se trouve « devoir considérer la relation entre soi et les autres », et le sens est que quand un combat s’engage entre moi et un partenaire, si je veux attaquer le partenaire en portant une technique, je dois d’abord étudier en détail tout ce qui se rapporte à mon adversaire, comme sa constitution, sa force, sa technique favorite, son tempérament et, en détail aussi tout ce qui se rapporte à moi également de la même façon, puis, ensuite, comprendre quelles sont les circonstances environnantes, cʹest‐à‐ dire, si c’est dans un dōjō, savoir s’il y a ou non des gens autour, s’il y a des boiseries ou non, si c’est à l’extérieur, savoir s’il y a à proximité des pierres, un fossé, une tranchée et comme ce n’est qu’une fois que cela est établi en détail que je peux juger comment il me faut faire pour pouvoir battre mon adversaire dans ces conditions, on dit qu’il faut comprendre en détail la relation entre moi et toutes les choses extérieures à moi. Cette chose que l’on appelle la relation entre soi et l’autre ne se limite pas simplement au combat de jūdō. Dans la société, qu’il s’agisse de commerce, de politique ou encore d’éducation, quoi que l’on souhaite faire, il faut absolument étudier en détail la relation entre soi et le reste et enquêter au préalable sur les avantages et les inconvénients. Appliquer ainsi à de telles choses extérieures la théorie de la relation entre soi et l’autre du combat de jūdō et réfléchir profondément à la méthode en se disant que si l’on fait cela, alors il se passe cela, que si l’on fait ceci, alors il se passe ceci, est ce que l’on appelle un type d’application.

Le randori n’est qu’un exercice. Pour que ses effets soient ceux que Kanō Jigorō escompte, encore faut-il que les jūdōka en suivent les règles.

La première difficulté concerne la posture. Peu nombreux sont les pratiquants à respecter la posture shizen-tai pendant le randori : ils adoptent parfois des postures défensives outrées, bassin en arrière, tête baissée – au point d’en perdre l’autre de vue.

Du point de vue du combat – on l’a déjà vu – abandonner la posture shizen- tai n’est pourtant pas le meilleur choix : les attitudes défensives ne permettent pas la mobilité et entravent le mouvement. Par ailleurs les postures penchées – lorsque l’autre n’est plus visible – sont possibles en corps à corps parce que l’on sent, ressent, la position et les mouvements du partenaire mais, si le partenaire se mettait à frapper, il serait impossible de voir les coups arriver, et donc de les éviter.

En randori, lorsque deux personnes se mesurent, il arrive que l’une d’elles ne pense simplement qu’à ne pas subir la technique du partenaire, tire ses hanches en arrière, sorte la tête et adopte une attitude affreuse. Cela est lâche dans l’esprit comme dans la forme. Et en plus, c’est une attitude dangereuse. Si dans cette situation l’autre nous frappe du poing, on ne peut pas s’esquiver rapidement et on reçoit le coup. C’est pourquoi il faut, sans tirer les hanches en arrière, lever haut le visage et se tenir à distance de l’autre, là où on ne peut pas être facilement frappé.

Ensuite, d’un point de vue physique, ces postures sont mauvaises physiologiquement : elles ne permettent pas un développement harmonieux et sain. [… ] il ne faut pas oublier que le randori est à la fois une éducation physique et un exercice aux méthodes de combat. Que les jūjutsu d’autrefois étaient des bujutsu est évident mais comme le randori du Kōdōkan jūdō d’aujourd’hui d’un côté a pour objectif de rendre le corps vigoureux et que c’est aussi, en même temps, un exercice de techniques d’attaque et de défense, en randori, il faut être résolu à pouvoir atteindre ces buts. Ceci étant, aujourd’hui, les gens qui font randori négligent souvent l’aspect combat et ils font même des choses qui font que, si l’adversaire venait dans l’intention d’un vrai combat, tout en s’en rendant compte, ils perdraient par inattention. Je voudrais que ceux qui pratiquent le randori soient dorénavant grandement attentifs à ce point. Quand on réfléchit d’un point de vue de l’éducation physique, non seulement il faut corriger toute façon latéralisée d’utiliser le corps, comme par exemple seulement à droite pour les droitiers ou exclusivement à gauche pour les gauchers, mais il faut aussi veiller, y compris dans le choix des techniques, à faire activement travailler le plus universellement possible toutes les parties du corps. De plus, quand on parle du point de vue combat, il ne faut pas oublier qu’on ne sait ni quand ni comment le partenaire va attaquer et il faut être toujours préparé contre une attaque soudaine.

Enfin, d’un point de vue philosophique, adopter une telle posture défensive, c’est oublier le principe même du jūdō de totale ouverture, d’adaptation à la situation, de mobilité : de disponibilité. C’est aussi oublier de se tenir droit face à ses choix, de conserver sa posture.

Kanō Jigorō pense que les travers qu’il constate dans l’exercice du randori ont trois origines : il constate d’abord que les pratiquants, stéréotypés par le randori de jūdō, ont oublié ce que peut-être un combat pour sa survie, notamment quand il y a plusieurs adversaires. L’exemple extrême est la spécialisation en ne-waza.

Kanō Jigorō suppose aussi que les pratiquants ne maîtrisent pas sufisamment les ukemi, et ne chutent pas de manière confortable. Parce qu’ils craignent la chute, ils font tout pour l’éviter : ils n’attaquent plus et cherchent uniquement à se défendre.

Enfin, il constate que lors d’une compétition inter-écoles par exemple, la plupart des lycéens et des étudiants préfèrent un match nul à une défaite. Kanō Jigorō leur reproche de viser une petite victoire à court terme, et d’avoir oublié le but du jūdō comme celui de l’exercice de la compétition.

[…] je trouve regrettable, du point de vue du véritable but du jūdō, de trop penser à combattre pour la victoire ou la défaite immédiate.

Sur le plan spirituel, il faut éviter l’ambition de vouloir remporter la victoire immédiate et adopter une attitude qui vise la victoire sur le long terme.

Pour finir, Kanō Jigorō suppose que la principale raison de ces difficultés est la mauvaise formation des professeurs, liée à la diffusion trop rapide du Kōdōkan jūdō. En 1937, il crée une section spéciale d’entraînement au randori dans l’espoir de corriger la tendance. Il tente également de modifier les règles d’arbitrage de manière à obliger les combattants à respecter shizen-tai.

Il est évident que cette façon de faire randori doit s’enseigner directement mais je pense qu’il y a aussi des points à modifier dans la manière d’arbitrer telle qu’elle a été appliquée jusqu’à aujourd’hui. Jusqu’à maintenant, on a très souvent laissé passer des attitudes qui ne pardonneraient pas un instant s’il s’agissait d’un affrontement réel mais si, dans le futur, on modifie le règlement de façon à ce que l’on porte attention à chacune et que quand quelqu’un répète souvent une erreur cela fasse en sorte qu’il perde, alors je suis persuadé que la façon de s’entraîner s’en trouverait radicalement changée.

Le randori, c’est donc ukemi : c’est le corps qui subit et c’est le corps qui reçoit. Qui qu’il en soit, c’est une leçon qu’il appartient au pratiquant d’appréhender, de comprendre, de subir ou de s’en nourrir.